Sid-Ahmed Ghozali : «Je crains l’effondrement généralisé de l’Algérie»

Sid-Ahmed Ghozali : «Je crains l’effondrement généralisé de l’Algérie»

El Watan, 28 septembre 2015

Né à Tighennif (Mascara) le 31 mars 1937, Sid Ahmed Ghozali traîne une longue carrière de commis de l’Etat. Un «harki du système», comme il aime lui-même se présenter et présenter cette caste de technocrates nationaux, ces serviteurs zélés de la patrie souvent utilisés à dessein puis broyés par ce même «système» qui les a cooptés.

Acteur et témoin-clé de périodes charnières de l’Algérie indépendante, cet ingénieur diplômé — pendant la guerre de Libération — de l’Ecole nationale des ponts et chaussées de Paris, Ghozali argue d’un CV des plus exceptionnels. A l’indépendance, il est déjà au sein de l’Exécutif provisoire algérien, l’embryon de l’Etat algérien. Ghozali sera conseiller pour les questions énergétiques au ministère de l’économie (1962-1964), sous-secrétaire d’Etat aux Travaux publics (1964) avant de démissionner suite au coup d’Etat contre Ben Bella. Quatorze ans durant, il est président-directeur général de la Sonatrach (1966 -1979) , ministre de l’Energie et des Industries pétrochimiques (1977-1979) avant de se voir débarquer à la mort du président Boumediène.

Sous la présidence Chadli, il est nommé ministre de l’Hydraulique (1979-1980) avant de faire les «frais» de la campagne de «déboumedienisation». Ambassadeur auprès du Benelux et de la Communauté économique européenne (1984-1988), il est rappelé au gouvernement en période insurrectionnelle et disette budgétaire, comme ministre des finances (fin 1988). Il deviendra ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Kasdi Merbah (1989-1991), puis Premier ministre (1991-1992) durant la période qui a vu le FIS opérer un raz-de-marée électoral (aux législatives) — processus vite interrompu — et la démission du président Chadli.

Sous Boudiaf, il sera maintenu en poste jusqu’à l’assassinat de ce dernier. En juillet 1992, il est désigné ambassadeur à Paris jusqu’à 1994. En 1999, il brigue la magistrature suprême, se fait candidat à l’élection présidentielle et entame une carrière d’opposant. Son parti, le Front démocratique, n’a à ce jour pas été agréé. Dans cet entretien-fleuve, Ghozali explore les périodes «fastes» et «sombres» de l’Algérie indépendante. Avec des mots crus, «l’homme au papillon» revisite les facettes de ce qu’il qualifie de «régime du gouvernement occulte» et fait part de ses craintes et appréhensions quant au devenir du pays.

– Sid-Ahmed Ghozali n’est pas très médiatique, adepte des plateaux télé… pourtant, il a des choses à dire. Je commence par recueillir son sentiment par rapport a ce qui se passe actuellement et le vertige que cela instille quant au présent, à l’avenir de ce pays. Est-ce que vous craignez un effondrement généralisé ?

Je n’ai rien refusé au journal El Watan chaque fois que j’ai été sollicité. Comme vous venez de le faire. Ce sont les rumeurs qui nous gouvernent. Ni la part soumise de ce que nous appelons la «classe politique», encore moins le pouvoir réel ne sont attentifs à l’obligation d’informer. Eclaireur de l’opinion, le journaliste mérite d’être aidé. Je ne pense pas, quant à moi, avoir manqué, de mon propre chef, au devoir de faciliter le travail du journaliste algérien, que je compare à l’ouvrier d’une usine, l’organe de presse, qui fabrique un produit, l’information de l’opinion, tout en étant démuni de matière première, soit les données que le pouvoir refuse à l’opinion en contradiction totale avec ses obligations élémentaires.

La rumeur permanente combinée avec le mensonge de chaque instant égarent l’opinion pour mieux l’asservir. Peu présent dans les médias certes, mais c’est contre mon gré : depuis que j’ai démissionné, au lendemain de l’assassinat de Mohamed Boudiaf (8 juillet 1992), je suis blacklisté, proscrit médiatiquement et politiquement par un pouvoir irrespectueux, endurci envers la Constitution. Le Front démocratique (FD) constitué avec au départ 10 000 militants il y a 17 ans, est autorisé de jure depuis 16 ans et interdit d’activité de facto jusqu’à ce jour. Je n’ai cessé et ne cesserai de le rappeler à qui veut m’entendre.

Oui, je crains un effondrement. Il est inéluctable et je dirais pourquoi. Depuis près de vingt ans, je mets en garde contre le fracassement contre le mur, fracassement du pouvoir — et le nôtre dans son sillage — car en fin de compte c’est le peuple qui paye la facture des fautes et des turpitudes politiques. Abreuvé de chiffres aussi flatteurs que mensongers — tant de kilomètres d’autoroute, tant de tramways, tant pour le taux de chômage, blablabla — le citoyen peut cependant mesurer la gravité de la situation à l’aide de son seul bon sens. Après 53 ans d’indépendance, notre société vit par la grâce d’une richesse épuisable et unique, de surcroît non créée par nous.

L’Algérie est l’un des rares pays, sinon le seul, à se retrouver dans cette si grande et si dangereuse précarité. 99% de nos importations, y compris le blé de notre pain quotidien, sont payées par les revenus des hydrocarbures ! Le fonctionnement de l’Etat est tributaire à plus des trois quarts de la fiscalité pétrolière et parapétrolière. Qui est responsable de cet état de choses ? Un pouvoir vautré dans l’économie de la rente, lequel fait si peu cas de la seule source de richesse pérenne, l’énergie créatrice individuelle et collective des Algériens. On me suspecte parfois de m’opposer au Président pour des raisons personnelles. J’ai dit, y compris dans ces colonnes en 1999, que si cela avait été le cas, j’aurais été son premier supporter puisque nos relations ont été plus de sympathie.

Pas des amis au sens politique, puisque moi je ne faisais pas de politique et lui si. Il a participé au coup d’Etat de 1965 alors que moi, je m’en suis démarqué. Seul membre du gouvernement, sous-secrétaire d’Etat, à démissionner à l’époque, j’avais 26-27 ans. Pour des raisons simples. Boumediène m’a dit, en français : «Pourquoi démissionnes-tu ? Ben Bella était mon ami avant qu’il ne soit ton ami.» J’ai répondu que «Ben Bella n’était pas mon ami — il avait 22 ans de plus que moi — mais il est le Président qui m’a nommé». Soit dit en passant, Boumediène fut beau joueur en comprenant sans rancune l’impertinence du «novice» que j’étais, dans le système du «qui n’est pas avec nous est contre nous».

A l’époque mes relations avec le trio Medeghri, très proche ami de lycée en mathématiques élémentaires, et ses deux amis-rivaux que j’ai connus par lui, Djamal et Abdelkader étaient des relations d’amitié, voire d’affection. Mais je considérais, je continue à considérer la désignation du Président, outre qu’elle était peu conforme à la Constitution, n’était pas ce qui convenait à l’Algérie ; la suite allait malheureusement me donner raison. Et le fait que depuis 1999 l’on ne cesse de se prévaloir du choix du «moins mauvais» (sic) renseigne assez sur le regard porté par le pouvoir en direction de la société. Nous sommes tous mauvais à ses yeux. Dans un régime un tant soit peu «normal», on aurait dit choisir le «meilleur» pas le «moins mauvais» !

Dès la présidentielle de 1999, j’ai mis en garde contre la prétention de l’oligarchie à imposer son Président à un peuple qu’elle présume immature. Le «moins mauvais», quel aveu que ce concept qui déclare implicitement mauvais tous les Algériens qui sont hors du cercle des usurpateurs de la volonté populaire ! J’avais réfuté, dans ces colonnes mêmes, toute imputation de mes prises de position depuis 1999 à je ne sais quelle motivation d’ordre personnel, soulignant que si cela avait été le cas, j’aurais été au contraire, en raison de liens d’amitié et d’affection passés précités, au premier rang des applaudisseurs, non point le premier opposant à la désignation du candidat unique de 1999 !

Regardez la situation de notre pays, de délabrement et à tout le moins de grande précarité en 2015, et revoyez l’état dans lequel Houari Boumediène a laissé la nation il y a 35 ans : une telle comparaison montre assez de quel côté se situe la vérité, du côté des multitudes d’applaudisseurs de 1999 ou du côté des rares pourfendeurs du système. De voir à quel point nous dérivons, il n’y a vraiment pas de quoi se réjouir d’avoir vu juste. Le concept du «moins mauvais» trahit la croyance de ceux qui en sont les inventeurs, à savoir qu’ils sont les seuls à pouvoir et à devoir diriger ce pays.

L’amère réalité d’aujourd’hui, pire encore celle qui nous attend demain, dément cette croyance. S’ils désignent un Président, c’est qu’il sied à leur conviction intime, à leur «vision». Il leur convient très bien. Ne croyez pas ce que l’on vous martèle chaque jour : lutte de clans et autres supercheries. Il y a un CDI entre les parties au pouvoir qui convient tellement bien à tous depuis 16 ans ! Le seul bon sens suffit pour savoir qui commande l’autre, la partie qui désigne ou la partie qui est désignée. Ne croyez pas plus au leurre de «l’homme fort». Il ne faut surtout pas qu’il y en ait un. A l’instar de ce que fut Boumediène, par exemple. C’est un des principes cardinaux de ce régime : surtout pas un successeur à Boumediène !

– En 1979, le régime a comme tué le père, n’est-ce pas freudien ?

Le 25 janvier 1979, le slogan du 4e congrès du FLN, gravé au fronton de la Coupole du 5 Juillet, était «Continuité et fidélité à Houari Boumediène» en caractères d’or entourant une immense photo du disparu. En fait de continuité et de fidélité, c’est à un démantèlement sec de son œuvre politique que les héritiers allaient procéder deux semaines après : coup d’arrêt à ses politiques, chasse aux hommes étiquetés comme étant «ses hommes», changement dès février 1979 du titulaire du secteur de l’énergie, virage brutal de la politique énergétique (contrat El Paso dont l’annulation, revanche promise dix ans avant par les pétroliers français, allait nous coûter une perte sèche de 50 milliards de dollars), déstructuration de toutes les entreprises nationales saucissonnées en des centaines de tranches, élimination dans la même charrette de Belaïd Abdesselam, Abdelaziz Bouteflika et Ghozali — moi en premier du gouvernement début 1979, puis les trois exclus sans jugement du comité central du FLN en 1980 —,lancement de la campagne intitulée «Lutte contre les fléaux sociaux» qui fut une véritable chasse aux sorcières au nom du principe de la «rotation des cadres».

Chasse aux sorcières, procès en série à la Cour des comptes et emprisonnements, «apprirent» aux Algériens que les fléaux sociaux dans notre pays étaient incarnés par des hommes comme Abdeslam, Ghozali, Bouteflika ou Abdennour Keramane (ingénieur des Ponts aujourd’hui en exil, plusieurs fois ministre dans les gouvernements Merbah, Hamrouche, Ghozali et Abdeslam) ! Boumediène était le fondateur de ce que nous appelons aujourd’hui le système : il en était le chef, aussi bien politique que militaire.

Ce qui réduisait à un niveau très relatif, disons 10 à 15%, le poids dans la décision politique de l’institution que Hocine Aït Ahmed allait nommer «la police politique» non sans raison. Un poids qui est au demeurant comparable à celui de tous les services de sécurité dans le monde, y compris les pays modernes institutionnellement. Boumediène disparu, on s’est gardé de lui donner un successeur pour que le 10-15% passe à 100%.

Nous avons basculé d’un régime autoritaire mais transparent vers un régime encore plus autoritaire et opaque. Surtout pas de chef politique aux Services de sécurité. Et gare à ceux des confrères qui tentent de succéder à Boumediène ! Feu Kasdi Merbah, que Dieu ait son âme, en fut un ; plus près de nous, un de ses successeurs, très proche du président Zeroual : El Watan avait largement rapporté la campagne qui l’avait ciblé en juillet 1998. On sait comment la campagne qui eut pour épilogue la fin prématurée mais pas très constitutionnelle de la durée du mandat présidentiel.

Ben Bella est perçu comme la première victime d’un coup d’Etat (1965). En réalité, le premier coup d’Etat de l’Algérie indépendante fut celui qui a renversé en 1962 l’autorité légitime de l’époque, le GPRA. Par qui ? Par Ahmed Ben Bella… choisi par Houari Boumediène comme figure de proue dudit renversement. Je rappellerais en passant que celui qui avait été sollicité en premier pour jouer ce rôle, Mohamed Boudiaf, avec la rigueur d’esprit qu’on lui connaît et qu’il a d’ailleurs conservée jusqu’à sa mort, avait balayé l’offre d’un revers de la main. «Je ne mange pas de ce pain-là», avait-il répondu à l’émissaire de Boumediène.

– Je vous relance : avez-vous le sentiment qu’il y a un risque d’effondrement ?

Je ne lis pas dans une boule de cristal. En pesant chacun de mes mots, je répète que la situation est grave ne serait-ce que par le fait que nous vivons d’une richesse que nous n’avons pas créée : le pétrole a été formé dans les entrailles du sous-sol durant des millions d’années, que dis-je, des millions de siècles, je dis bien de siècles. Cette richesse est vouée à prendre fin. Actuellement, le mot d’ordre du gouvernement est centré sur le prix du baril qui descend.

Ce qui signifie qu’on est en train de préparer les Algériens à des réductions drastiques de leur train de vie et de celui de l’Etat. Or, la cause première est l’absence désolante de gouvernance. Ce qui nous expose aux tourments est beaucoup plus grave que le prix du pétrole. Avez-vous jamais entendu par le passé le gouvernement dire aux Algériens, lorsque les prix du baril était passé de 19 à 150 dollars : «Attention ! Ce n’est pas le fruit de votre travail mais le résultat d’une conjoncture.» Jamais ! Maintenant que les prix descendent, il dit que c’est la faute de l’extérieur.

Hormis la période Boumediène où l’argent engrangé n’était pas jeté par les fenêtres, mais investi pour assurer l’avenir. Le pouvoir politique s’est totalement désintéressé du culte des capacités créatrices des Algériens ; nous allons le payer cher. On peut toujours se dire on va se rattraper. C’est possible. Mais nous avons manqué, peut être pour de bon, ce créneau favorable des 15 dernières années qui ne reviendra pas avant longtemps. Parce que tout repose sur le fait que le pétrole arabe est en train de perdre sa densité stratégique. On aurait pu l’utiliser comme un starter pour amorcer une croissance hors pétrole.

Quand on décide de lancer un engin d’exploration comme Voyager dans l’espace sidéral, on ne choisit pas la date comme on veut. Les spécialistes avaient calculé que si le lancement n’est pas entrepris par en 1974, il aurait fallu attendre 270 ans pour pouvoir retenter l’opération. Si nous avons perdu ce créneau favorable dont j’ai parlé, ce serait tragique. J’espère que non. Parce que nos petits-enfants vivront dans une tourmente que j‘ai peine à imaginer.

– Vous dites (dans un entretien à la revue MedEnergie) que même avec un baril à 200 dollars, l’avenir de l’Algérie serait compromis ?

Je confirme, sans l’ombre d’un doute. Si notre destin est lié au cours du pétrole, ce n’est pas à cause du prix, mais parce que notre société ne produit rien d’autre. Lorsque notre pouvoir d’achat extérieur dépend à 100% du pétrole, quand le prix baisse de moitié du jour au lendemain, notre pouvoir d’achat est divisé dans les mêmes proportions, c’est-à-dire par deux. Imaginez une situation où le pétrole ne représenterait que 10 ou 15% de notre PIB — c’est cela qui serait une situation normale — notre PIB, en cas de chute des prix de 50%, ne serait amputé que de 5 à 7,5%. C’est ce qu’on refuse de révéler aux Algériens.

Là aussi, il y a des considérations culturelles. Les esprits ont été pervertis par la rente-religion. La mentalité rentière s’est étendue, à partir des tranches prédatrices de la société jusqu’à l’ensemble des couches sociales, jusqu’à celles qui sont au fond du panier. «Je prends ma part du pétrole», tel est le credo commun de chacun. Cette réalité est voulue par le pouvoir, qui y voit la garantie d’assouvir son entêtement dominateur.

Le pouvoir refuse systématiquement la vérité aux Algériens, quand il la détient, comme il se la refuse souvent à lui-même quand il ne la détient pas, pour mieux s’innocenter de ce qui se prépare et s’exonérer de la responsabilité de toutes les conséquences négatives qui vont en découler. Il ne s’agit pas ici d’ouvrir un tribunal mais juste de chercher comment se sortir de cette situation. Quand vous mentez, c’est que vous êtes incapable de trouver des solutions.

Cette situation est le produit d’une politique adoptée et mise en œuvre par le pouvoir. Quel qu’il soit ! C’est le pouvoir qui en est responsable. Quand je dis que la société algérienne ne produit pas ce dont elle a besoin pour vivre, cela est imputable à la gouvernance, parce que l’art de gouverner c’est de faire en sorte que chaque algérien, pris individuellement ou en groupe, réalise le maximum de ses capacités créatrices. C’est ainsi que prospère toute société dans la sécurité. Et cela, aucun gouvernement algérien ne l’a fait. Excepté pendant la période Boumediène où il y avait un semblant de projet.

A l’époque, j’étais président de Sonatrach, notre volonté dans le secteur industriel était de faire en sorte que le gouvernement puisse se passer un jour de Sonatrach. C’était ça, la mentalité durant les années 1970 : comment utiliser les revenus du pétrole pour pouvoir se passer du pétrole. Actuellement, nous sommes dans une situation désastreuse. Je ne ferais pas appel aux chiffres comme le fait le gouvernement. L’humour anglais classe trois niveaux de mensonges par ordre ascendant : les petits mensonges, les gros mensonges et les statistiques. Si on veut respecter le peuple, on s’adresse à son bon sens. Si on l’abreuve de mensonges, c’est son système de pensée critique que l’on aura détruit.

– Que pensez-vous des restaurations en cours dans les Services de renseignement, le DRS ? Est-ce la conséquence des luttes de clans, l’expression de rapports de force où est-ce de la mise en scène ?

En vérité, le fait que ces restaurations ont été précédées et suivies par des changements d’organigrammes et de titulaires dans le domaine judiciaire civil et militaire donne à croire à une vaste opération de nettoyage de traces compromettantes. Et cela ne peut se faire qu’avec l’accord de tous. Vous trouverez donc chez moi une réponse différente de celle que vous trouverez par ailleurs, en attendant la preuve du contraire, je n’en démords pas.

D’abord, je remonte à l’information à laquelle se réfère le journaliste, le citoyen ou l’homme public. Quelle est la source de cette information ? Qu’il s’agisse de l’organe officiel et autres «beni-oui-oui» de service ou des deux principaux organes de presse francophone et arabophone les plus consciencieux à ma connaissance – que je ne cite pas mais que l’on reconnaîtra — les contenus des rapports sur la question sont très variés parce que finalement, vous êtes privés des données de base. Vous travaillez dans le noir. Donc vous ne pourrez pas éclairer l’opinion et, consciemment ou non, vous participez à l’intoxication ; c’est clair que nous sommes gouvernés par la rumeur. Des rumeurs, il y en a tous les jours.

Dans un système comme le nôtre, quand une rumeur X circule, peu importe de savoir si X est vrai ou faux il faut se demander pourquoi on veut nous faire croire que c’est X. Ainsi en est-il des changements de titulaires à des postes à la tête des Services. Pourquoi voulez-vous que ce soit le résultat d’un complot ou d’une lutte de clans ? C’est peut être tout à fait naturel. Je pense que vous vous laissez avoir. Vous parlez de lutte de clans et pourquoi excluez-vous a priori l’hypothèse d’un brouillard organisé autour d’un pouvoir parfaitement en accord avec lui-même ?

– Ce n’est selon vous, qu’un écran de fumée ?

C’est ma conviction intime. Un écran est fait pour cacher quelque chose que l’on ne veut pas montrer. Interrogeons-nous pourquoi nous nous focalisons sur le changement d’une dizaine de haut gradés au moment où nous assistons sans sourciller au 17e remaniement ministériel en 16 ans. 17 gouvernements en 16 ans ! Le remaniement politique par excellence ne serait-il pas celui qui touche le gouvernement ? Le chef de l’Etat, dès 1999, n’a-t-il pas déclaré urbi et orbi que c’était lui «le vrai chef du gouvernement, le vrai ministre des Affaires étrangères, le vrai DG de l’ENTV, le vrai rédacteur en chef de l’APS etc.» ? En fait, le gouvernement «apparent» est tellement peu fait pour gouverner que tout changement en son sein nous paraît insignifiant.

– Je repose ma question autrement : les rapports de forces au sein du pouvoir ont-ils basculé ?

C’est justement ça, le piège. On focalise les esprits sur des détails, voire des vétilles, pour dévier les regards de la réalité des problèmes. Est-ce qu’aux Etats-Unis ou en Allemagne, on se pose ce type de questions ? Non. Pourtant, il n’y a pas un seul régime politique de par le monde qui n’a pas sa part de rivalités internes, de querelles, voire de coups tordus. Cela n’en fait pas des situations dramatiques.

C’est la nature même de la politique. Mais chez nous, ce sont l’opacité totale et l’absence de contrepoids au pouvoir qui changent tout. C’est ce qui fait qu’on soit incapable d’affirmer, comme je suis en train de le montrer, si c’est un remaniement normal ou le résultat d’un règlement de comptes sanglant comme on veut bien nous le faire croire. Alors, jusqu’à nouvelle preuve, je ne crois pas à l’hypothèse de la lutte de clans.

– Il y a pourtant des décrets publiés dans le Journal officiel actant ces mises à l’écart et nouvelles désignations. Ce n’est donc pas de la politique fiction…

Un changement d’organigramme peut ne rien signifier du tout. Que représente une dizaine de changements dans un corps qui compte des dizaines de milliers d’officiers supérieurs et généraux ? Si on était en présence d’une purge touchant quelques milliers, ça se saurait !

– C’est un changement dans la continuité ?

Pour moi, c’est le plus probable. Ce n’est pas nécessairement le résultat d’une présumée lutte de clans qui n’est pas la caractéristique de notre régime politique. Mais ce à quoi je ne crois pas, mais pas du tout, c’est lorsqu’on parle du clan présidentiel et de l’autre… ça relève du leurre ! Citez-moi un seul président de la République qui a été désigné par le peuple ? Pas un seul. Alors, pourquoi voulez-vous que celui qui est désigné entre en conflit avec ceux qui l’ont désigné ? On oublie que lors de l’éclatement de l’affaire Sonatrach, le ministre de l’Energie, après avoir déclaré qu’il en «avait eu connaissance par la presse seulement», il avait suggéré l’hypothèse d’un coup monté contre le clan présidentiel. Depuis lors et jusqu’à ce jour, ce vocable inventé par le ministre pour s’innocenter est mélangé à toutes les sauces des analyses politiques.

– Pourtant vous disiez-vous, dans une interview récente, que Bouteflika n’était pas une marionnette ?

Ce n’était pas ce terme désobligeant que j’avais utilisé. J’ai posé exactement la question suivante : la Constitution prescrit-elle oui ou non que le Président est élu par le peuple ? Ceux qui ont désigné le candidat unique de 1999 ne nous ont-ils pas dit «nous avons choisi le moins mauvais» ? Quand on est dans cette logique de cooptation, on n’en sort pas comme ça, du jour au lendemain. D’abord, il ne s’agit pas d’une seule mais de quatre désignations successives. On n’avait pas hésité à changer la Constitution pour déplafonner le nombre de mandats. Cela a été fait en deux minutes.

– Les lignes n’ont donc pas bougé ?

Pas d’un iota. Que ce soit par la mort, la retraite, le limogeage ou les remaniements, les hommes passent, le système reste.

– C’est toujours l’armée qui décide ?

Je n’ai pas dit que c’est l’armée qui décide. J’ai même dit plus d’une fois que le pouvoir regarde la société, nous regarde, quelle que soit la couleur de notre tenue, comme une sorte de troupeau de moutons, qui n’a vocation qu’à obéir. En d’autres termes, qu’elle soit civile ou militaire, la société entière est à la même enseigne, la citoyenneté de tous est déniée et le poids de tous sur la décision politique est nul.

Ce que vous nommez indûment l’armée, peut-être par commodité de langage, c’est une partie d’une partie d’une partie de l’armée à la tête de ses milliers de ramifications en dehors et au dedans de l’armée, notamment dans l’administration, les entreprises, les médias, la société, etc. Ce que j’ai dit, c’est que jamais un Président, jamais un Premier ministre, ni un ambassadeur ni un directeur ou un sous-directeur, ni un wali ou un chef de daïra, ni aucun fonctionnaire, y compris le plus haut, n’a été désigné comme le prescrit la Constitution. Aucun n’a été désigné sans le feu vert des Services de sécurité.

– Dans un entretien au JDD en avril 2014, vous disiez pourtant que les personnes au devant de la scène ne sont que des acteurs d’un casting portant l’empreinte du même metteur en scène. Vous avez aussi évoqué une oligarchie cachée…

Le propos se rapportait aux partis politiques. A ce qui est censé être la classe politique. Je continue à réfuter ce concept. Car hormis le FFS, créé en 1963, le plus ancien parti, et le RCD qui a payé cher son indépendance, la plupart sont des appendices des Services de sécurité. C’est là que j’ai parlé d’acteurs à qui on distribue des rôles.

– Mais qui est cette «oligarchie cachée» ?

L’oligarchie est un ensemble de gens qui dirigent, mais ce ne sont pas toujours les mêmes. Il ne faut pas chercher à mettre des noms sur des têtes parce que c’est sur le système lui-même, son fonctionnement, qu’il convient de se focaliser. Les hommes passent, le système reste, indépendamment des hommes qui passent.

– Je ne vous demande pas des noms, mais d’identifier les forces agissantes, si elles sont identifiables bien évidemment.

Ce ne sont certainement pas des forces désignées par la Constitution. Ce que je veux dire par là, c’est que la Constitution, les lois et règlements qui en découlent ainsi que le contenu du discours politique d’un côté, sont en contradiction totale avec la réalité de l’autre côté.
On nous dit : le Président est élu par le peuple. C’est faux. Liberté d’expression, d’association, de la presse : c’est faux. C’est là la conviction du régime, la manière de faire de ceux qui sont aux postes de décision et qui n’apparaissent jamais à ciel ouvert.

– Nous sommes dans la configuration du gouvernement factice ?

L’apparent est factice. Le réel est fantomatique. Le gouvernement n’est qu’une façade. Une des meilleures preuves, ce sont ces changements et remaniements gouvernementaux perpétuels. Comment un pays peut-il être gouverné avec un gouvernement par an ? Placez des pépites à la tête des ministères, elles ne donneront rien. Si nous ne voulons pas nous mentir à nous-mêmes, ouvrons les yeux sur cette réalité, quand bien même elle est déplaisante. Nous vivons sous le régime du gouvernement occulte.

(Retrouvez la suite de cet entretien dans l’édition de demain)
Mohand Aziri


Sid-Ahmed Ghozali. Ancien Premier ministre, président du Front démocratique non agréé

«Pas de changement sans l’armée encore moins contre l’armée»

El Watan, 29 septembre 2015

– Vous avez dit, précédemment, que si vous êtes resté en Algérie, c’est essentiellement pour pouvoir dire aux Algériens la vérité. Je vous prends au mot, dites la vérité aux Algériens : qui décide pour eux ?

La réponse à votre question varie selon que vous vous fondiez sur la Constitution et les lois qui en découlent ou que vous regardiez la réalité. La réalité est que le Président ne préside pas et le gouvernement ne gouverne pas. Cela est dans les gènes du régime et c’est d’ailleurs pour cela qu’il est condamné à échouer. Ceux qui sont aux manettes, ceux qui en sont la colonne vertébrale et les rouages principaux, sont invisibles, en ce sens qu’ils ne s’exposent jamais dans les débats ni sur la scène publics, où ils se font représenter par des acteurs qui n’en sont que les seconds couteaux.

Et ceux qui vous disent qu’untel est le pilier du régime, sachez qu’il vous ment ou qu’il se ment à lui-même. Il fut un seul temps où ce régime avait un chef politique et militaire qui s’appelait Boumediène. Celui-ci étant disparu, on s’est tenu à la règle inviolable : jamais de successeur. Plus jamais de chef, et ce, pour que la responsabilité soit toujours diluée, diffuse.

– L’Algérie disposerait donc d’un conseil d’administration assez étoffé et dont les membres sont pour la plupart inconnus ?

Un conseil d’administration est responsable devant l’assemblée générale, laquelle à son tour est comptable devant les actionnaires. Chez nous, ce n’est pas un conseil d’administration normal. Il ne répond jamais de ses décisions. Il n’y a que Dieu qui demande des comptes sans jamais devoir en rendre. Au pouvoir, on se comporte en dieu.

Je rappelle que le Président avait reconnu dans un de ses discours il y a six ou sept ans : «Nous nous sommes cassé le nez et je n’accuse personne.» L’aveu d’échec sans responsable ! C’est une grave anomalie et il y en a d’autres : ce n’est pas faire un procès d’intention que de déplorer l’absence totale de la culture de l’Etat de droit. La loi n’est pas respectée. Le Front démocratique en est une des illustrations courantes. Sans le respect des lois, aucune vie, ni au sein de la société, ni à l’international, n’est possible.

Que répondre au monde qui nous regarde ? Aux investisseurs qui observent que le gouvernement est le premier à passer outre les lois qu’il a lui-même édictées. Pis, les plus sincères d’entre les «princes» qui nous gouvernent sont intimement convaincus que la société se mène en donnant des ordres, à la baguette. C’est une erreur monumentale. Ils ne reconnaissent pas le moindre rôle à la société. Ni dans le processus de décision ni dans son application. Un homme politique normal anxieux de réussir cherchera l’adhésion des gouvernés.

C’est le minimum qu’on puisse attendre d’un responsable sensé. Nous avons tous entendu naguère le président de la République clamer : «Je n’ai confiance en personne.» Posé ainsi, ce postulat est en soi l’aveu d’une incapacité manifeste à exercer la responsabilité à ce niveau. Un chef est obligé de faire confiance à ses collaborateurs, quitte ensuite à demander des comptes. Congénitalement, notre régime se condamne à prendre de mauvaises décisions parce qu’il n’a de compte à rendre à personne. Et en l’état actuel des choses, le régime est irréformable. Il est allé trop loin dans la dérive de nos problèmes vers le pourrissement.

– Vous dites «irréformable», faudrait-il envisager donc quelque chose qui doit ressembler à une révolution ?

Toute œuvre humaine est perfectible. La réforme est une succession ininterrompue de haltes, d’audits réguliers, d’évaluations du chemin parcouru, aux fins d’identifier les failles, les responsabilités et trouver les corrections nécessaires. Or, chez nous, on s’entête à ne pas respecter les lois, à refuser le changement, à dénier tout rôle à la société, à ne rendre compte à personne. Un Premier ministre clame devant un auditoire international : «Nous n’avons pas besoin de transition démocratique ! Nous sommes en démocratie ! »

– Je reviens à la charge : est-ce que toute réforme est vouée à l’échec, quel que soit le personnel qui la mène où les bonnes les volontés qui l’animent ?

Mais, il n’y a pas de réforme. A force de rejeter en bloc la réforme, le régime s’est rendu non réformable. Les problèmes du pays sont parvenus à un degré de pourrissement tel, qu’il est quasi impossible de changer quoi que ce soit par la réforme.

– Comment le transcender ce régime ? Comment le dépasser ?

C’est la grande question. Comment le transcender ?

– Vous dites être porteur d’un projet de redressement national. Un projet «à portée de main», je vous cite. Vous êtes vous-même dans la «réforme» et non pas dans la rupture ?

Je crois en la réforme. C’est le pouvoir qui la refuse. Ou bien, il fait semblant de réformer. Comme il a fait en 1989, en promettent le pluralisme. On peut dire que la Constitution de 1989 était la mère des réformes : je n’en suis pas l’auteur, donc je suis plus à l’aise pour en parler. Mais, a posteriori, on s’est aperçu que cette Constitution a juste servi à apaiser la population après les événements d’Octobre, faire oublier le bilan d’une décennie et à régénérer le système. c’était le but de ses initiateurs, qui ont vite fait de la remiser au placard.
25 ans après, rebelote, on veut nous refaire le coup de la nouvelle Constitution.

– Mais comment transcender le régime actuel ?

Nous sommes arrivés à un niveau de perversion tel, que nous ne sommes plus choqués par les outrances quotidiennes, qui seraient inimaginables sous d’autres cieux. Comment peut-on changer, en deux minutes, un article de la Constitution qui limite à deux les mandats présidentiels ? En deux minutes ! Le régime n’a-t-il pas justifié cela par ce fameux credo : «Il est antidémocratique d’empêcher les Algériens d’élire celui qu’ils veulent ?» (sic). C’est ce même régime qui nous promet aujourd’hui de revenir à la limitation des deux mandats successifs… Quelle crédibilité pourrait avoir un tel discours ?

Quand on a été pris plusieurs fois en train de mentir, il ne faudrait pas s’attendre à être cru. Le pouvoir se montre tel ce berger qui ne trouvant rien d’autre à faire, se met à déchirer ses habits pour les recoudre après. Il y a une situation de fait. J’ai toujours pensé et dit : «Il ne peut pas y avoir de changement sans l’armée, encore moins, contre l’armée.» On peut ne pas aimer mais il y a une situation de fait.

Quand je dis l’Armée, je parle de ce régime qui a tout en main. N’oublions pas que nous avons d’un côté un régime, un pouvoir politique qui dispose, use et abuse de tous les moyens humains et financiers de l’Etat, des moyens de coercition de l’Etat, et en face une société civile aux mains nues, qui ne possède rien d’autre que des droits constitutionnels qui ne sont pas respectés. Que peut-on faire, dites-moi ? Servir en s’opposant ?

Mais l’opposition est interdite de facto. Quand je dis que l’opposition n’existe pas, ce n’est pas pour faire injure aux opposants, à Dieu ne plaise, mais juste pour souligner que l’opposition ne peut exister sans des droits, sans un statut intouchable ; personne ne doit pouvoir s’autoriser à y porter atteinte. Le FD est interdit depuis 16 ans ; malgré le fait que son dossier d’agrément fût qualifié par le responsable de l’époque (Sellal), de «meilleur dossier du genre, jamais reçu au ministère de l’Intérieur».

La nouvelle loi Ould Kablia sur les partis est illégale. N’importe quelle juridiction internationale la condamnerait. Car une loi qui touche aux libertés fondamentales n’est jamais rétroactive, sauf quand elle se traduit par une avancée en la matière. C’est là un principe fondamental du droit universel. L’article 22 disait que si aucune réponse n’est donnée après deux mois du dépôt du dossier d’agrément, «le parti est accepté». Cet article a été supprimé par le pouvoir pour se permettre d’interdire désormais «légalement» ce qu’il interdisait hier illégalement.

– Lorsque vous dites qu’aucun changement ne peut se faire sans l’Armée, surtout pas contre l’armée, n’est-ce pas une façon de retomber dans le même piège : l’armée demeurant le cœur du réacteur ?

Il y a une situation de fait. Ce que je veux ce n’est pas que l’armée soit le cœur du réacteur comme vous dites si bien. Dans toute période de transition, je vois par contre à l’Armée un rôle salutaire pour assurer la sécurité du processus. Mais ce rôle doit être gravé dans le marbre. Quand les choses sont écrites franchement et ouvertement, on est dans une logique de clarté, d’ordre. Quand au contraire, les choses sont informelles sous-entendues, on est dans une logique d’ambiguïtés, d’arbitraire sans limite et finalement de désordre. Quelle que soit l’importance du rôle de l’armée, il faut donc absolument le sortir de l’informel.

– Le marbre ne peut être que la Constitution. Cette même Constitution qui est violée à répétition…

Oui, évidemment, par opposition à l’informel, au non-dit, comme je viens de le souligner. Je parle du rôle de ceux qui au sein de l’armée… pas de l’armée entière… où il y a de tout. La plupart des militaires sont comme vous et moi : ils n’ont rien à voir avec la décision politique et même quand on parle du DRS, une multitude de gens du DRS sont des serviteurs de l’Etat qui n’ont rien à voir avec la décision politique, en particulier ceux qui exposent leur vie pour protéger celle du citoyen. Alors, quand on parle du pouvoir des militaires, il faut se garder d’utiliser des termes inappropriés.

Il n’est pas exact de dire que l’armée est le pouvoir. C’est plus nuancé que cela. Il y a par exemple les forces de l’argent qui n’existaient pas naguère, ou étaient peu puissantes : elles étaient donc soumises. Maintenant, elles ne sont plus tout à fait soumises, du fait qu’elles ont grossi considérablement. C’est important. Le pouvoir est donc un mix. On ne peut pas en un mot définir le régime algérien. Ce qui est certain, c’est que ceux qui exercent le pouvoir ne sont pas ceux que la loi et la Constitution désignent comme en étant les dépositaires légitimes.

– Techniquement, quels seraient, d’après vous, les mécanismes qui devraient être mis en œuvre pour que l’armée puisse garantir un processus de transition démocratique ?

Il y a un système en place, impossible à changer d’un jour à l’autre. Et il n’est pas raisonnable de penser à cela. Le seul moyen de passer cette difficulté, c’est de commencer par un Président jouissant de la légitimité populaire, un Président accepté par le peuple. Seul un Président jouissant de la force que procure la légitimité populaire est capable de conduire dans l’ordre, la sérénité et la sécurité, les changements vers un système institutionnel qui soit à la mesure des intérêts vitaux de la nation.

En dehors de cette voie, je n’ai pas de solution à proposer, en face d’un pouvoir qui refuse catégoriquement de s’amender. Dans tous les pays du monde, la politique consiste en un dialogue permanent entre la société et le pouvoir politique. Ceci n’est possible que dans le cadre d’une reconnaissance mutuelle. Alors qu’en Algérie, le pouvoir ne reconnaît aucun rôle ni à la société civile ni à la société militaire. Dit crûment, il s’assoit dessus !

– Selon vous, l’armée a-t-elle perdu toute possibilité d’influer sur le cours des événements, de l’histoire ?

Nous sommes dans un processus étrange où tout fonctionne en boucle. Le pouvoir fait dans la fuite en avant. Ce qu’on appelle la classe politique fait de même. La société, y compris ceux qui sont dans le dessous du panier, fait dans la fuite en avant, ferme les yeux sur la réalité. Il s’agit de formes de désespoir, de résignation. Chacun s’échine à avoir ce qu’il appelle «sa part du pétrole», essaie d’engranger le maximum suivant le pouvoir qu’il détient.

Or la raison d’être d’un pouvoir est de s’occuper des problèmes des gens. En chaque pouvoir, doivent cohabiter en complémentarité et en harmonie, des ambitions personnelles et des ambitions collectives. L’ambition personnelle a pris le pas chez nous sur l’ambition collective ; en d’autres termes, la problématique du pouvoir a pris trop de place, toute la place, au détriment des questions qui concernent la vie des Algériens.

Paradoxalement, les Algériens se montrent dans leurs discussions entre eux moins intéressés par leurs problèmes quotidiens que par la problématique du pouvoir. Nous-mêmes, en ce moment, ne sommes-nous pas en train de faire de même ? Avons-nous évoqué l’éducation ? Ou la santé ? Ou le logement ? Ou l’eau ? Ou l’énergie ? Ou le chômage et la pauvreté ?, etc . Pourquoi ? Parce que nous sommes comme dans une nasse, conditionnés dans le choix de l’ordre du jour de nos préoccupations.

Exemple : la santé d’un homme a été politiquement exploitée de manière consternante. Est-ce un hasard, si les projecteurs sont braqués sur la maladie d’un homme ? Non. C’est pour cacher une maladie beaucoup plus grave, celle du régime politique. Pour pousser les Algériens à regarder ailleurs. Parce qu’un homme, quel qu’il soit, est remplaçable. Les cimetières sont pleins de gens qui se croyaient indispensables. Si aucun homme n’est indispensable, un bon système est indispensable.

– Vous aviez évoqué tout à l’heure les puissances de l’argent. Vous n’êtes pas le premier à mettre en garde les Algériens, Louisa Hanoune, la pasionaria de l’extrême gauche, en parle souvent. Quel est, selon vous, leur degré de nuisance. Est-ce une réalité d’abord ou un fantasme ?

Pasionaria ? Pour vos lecteurs je rappellerai que c’était le nom de guerre donné à une républicaine Dolores Ibarruri lors de la guerre civile en Espagne. Il y a des postulats en politique. Quand on s’en écarte, on va vers le danger. Ainsi en est-il par exemple de l’instrumentalisation politicienne de la religion, nous l’avons vécue d’une manière tragique.

Ce n’était bon ni pour la politique ni pour la religion. Autre principe fondamental : le mélange de la politique et de l’argent est une grande nuisance du même genre. Bill Gates bâtisseur de Microsoft, dont la fortune, fruit de décennies de créativité et de sueur, s’élève à plusieurs dizaines de milliards de dollars, ne peut se permettre le mélange des genres. S’il se hasarde à se mêler de politique, des lois strictes s’appliqueront.

Ça c’est dans une démocratie qui s’appelle les Etats-Unis d’Amérique et néanmoins pays où l’argent est roi. C’est des USA que nous vient le vocable «de complexe militaro-industriel», qui désigne l’ensemble du business de l’armement et des hydrocarbures. Qui a mis en garde les Américains contre l’influence de ce complexe ? Ce n’était ni un marxiste, ni un communiste, mais un général américain du nom d’Eisenhower, devenu président des USA, donc peu suspect d’antimilitarisme ou d’antiaméricanisme primaires.

Eisenhower, dans son court message d’adieu à l’expiration de son deuxième mandat, met en garde le peuple américain contre «le complexe militaro-industriel qui, dit-il, représente la plus grande menace envers la démocratie américaine». Le pouvoir de l’argent ne doit surtout pas se confondre avec le pouvoir politique. Si avec l’argent légitime (halal), il y a déjà un gros problème, quand c’est de l’argent illégitime (haram), c’est dix fois pire. Quand nous parlons en Algérie de la configuration des forces de l’argent, nous sommes moins dans la légitimité que dans l’illégitimité.

– Jusqu’où ces puissances ont-elles accaparé des leviers du pouvoir ?

Observez autour de vous. Que voulez-vous que je vous dise ? Que j’ouvre des dossiers ? Je ne les ai pas et d’ailleurs ce n’est pas mon rôle. Quand vous avez l’argent et que vous avez accès à tous les rouages politiques, ne me dites pas que vous allez vous priver d’exercer le pouvoir ?

– Les dernières lois de finances portent-elles la griffe de ces puissances comme pour les taxes appliquées aux secteurs productifs nettement plus élevées par rapport aux taxes appliquées aux activités de l’importation ?

Du temps de Boumediène, toutes les activités d’importation relevaient des monopoles d’Etat. Sous la pression du FMI et de la Banque mondiale, ces monopoles ont été démantelés il y a seize ans, une exigence de l’économie de marché. En fin de compte, ils n’ont été supprimés que pour faire place à des monopoles de fait privés : le résultat en est que l’économie est doublement pénalisée, en ce sens qu’elle subit les inconvénients de toute situation monopolistique en plus des méfaits de l’absence de visibilité et de transparence.

– Avec une facture d’importation avoisinant les 60 milliards de dollars/an, quelle est la part captée par ces puissances de l’argent ?

Les standards internationaux classent les déprédations de ressources en deux types, celles dues à l’incompétence et la mauvaise gouvernance, celles dues à la corruption, dont la petite qui mine le tissu social, la grande, c’est- à-dire la grosse prédation et la corruption politique. Les deux types sont interactifs.

Ce que vous appelez «la part captée», je le comprends comme un pourcentage des revenus extérieurs de l’Algérie. Les revenus cumulés en 17 ans, de 1962 à 1979 ont été de 25 milliards de dollars. De 1999 à 2013 (14 ans), le pays a engrangé 800 milliards de dollars. Quant au taux de prélèvement illégitime, seul un audit national sérieux peut vous l’indiquer. Pour des ONG spécialisées comme Transparency, la moyenne universelle des commissions serait de l’ordre de 3%-5% du montant des marchés. En Algérie, ce serait dans un éventail plus large 5%-50%.

Dans les pays avancés aussi, des prélèvements illégitimes existent. Sauf que là-bas, d’une part cet exercice est périlleux pour ses auteurs et d’autre part les prélèvements se font sur des richesses créées. En d’autres termes, si quelqu’un par ses activités halal a créé cent milliards de dollars et en prélève indûment dix, cela n’est pas moral certes, l’économie est lésée certes, mais le pays s’est quand même enrichi de 100 moins 10, soit 90 milliards.

Chez nous ces prélèvements s’opèrent par dépeçage, par l’appauvrissement du pays et par son abaissement. Tous les systèmes politiques soucieux de préserver la richesse nationale, se prémunissent du pouvoir de l’argent par des mécanismes de prévention et de sanction. Il s’agit de prélèvements illégitimes. Est-ce que ça correspond à la réalité ? Est-ce un fantasme ? Il y a pourtant des signes extérieurs et/ou des exemples qui ne trompent pas.

Regardez le coût des projets. Est-il exact qu’un kilomètre d’autoroute nous revient plusieurs fois plus cher qu’en Europe et même au Maroc et en Tunisie ? Un million de surcoût au km, c’est 1,5 milliard de dollars d’évaporés. Et le surcoût est certainement supérieur à 1 million de dollars le km. D’où la progression continue des coûts prévisionnels affichés sur dix ans, des 2 milliards du début aux 24 milliards de dollars de maintenant. L’autoroute dite Est-Ouest, fleuron du pouvoir, pourtant loin d’être achevée et déjà en réfection sur des centaines de km, aura coûté plus de deux fois qu’un ouvrage aussi considérable que le tunnel sous la Manche !

Chez nous, en matière de lutte contre la corruption, la seule réponse que promet le gouvernement est… de «réviser la Constitution» ! Comme si c’était la Constitution qui était la cause de la corruption ! De qui se joue-t-on ? Aussi, peut-on comprendre qu’à un gouvernement occulte, l’on puisse préférer un autoritarisme déclaré et transparent comme ce fut le cas du temps de Boumediène. Boumediène n’a jamais prétendu amener la démocratie. Durant les mandats présidentiels des années 1980 et des années 2000, l’opacité et la mauvaise gouvernance, source-mère de l’incompétence et des déperditions d’énergies et de richesses, ont saigné l’économe nationale.

Un deuxième exemple. Une enquête judiciaire engagée il y a plus de cinq années au sujet des sources de financement illégal du parti de Berlusconi a établi que l’ENI par sa filiale Saipem a payé sur un mega-contrat avec le secteur de l’énergie, deux commissions à des Algériens, dont une personnalité politique, nommément cités, une commission de 197 millions d’euros et une autre de 70 millions d’euros. Un procès en corruption s’en est suivi en Italie depuis quatre années, avec la mise en accusation de hauts dirigeants de l’énergie.

A leur tête, M. Sarconi, président de l’ENI, homme lige du célébrissime Berlusconi, fut limogé sur-le-champ et mis en examen ; chez nous cette affaire passe comme inaperçue durant plus de trois ans ; le gouvernement à ma connaissance ne s’est pas porté partie civile pour accéder au dossier et défendre ses intérêts. Car si commission il y a eu, ce ne peut être qu’aux frais des deniers publics algériens. Ce scandale à lui seul donne la mesure de la régression vertigineuse dans notre pays de la morale et de l’éthique politique, entre les années 1970 et maintenant.

Un autre exemple : en 1977 le comptable d’une entreprise publique a été accusé de détournement de 1 million de dinars, soit 20 000 dollars, il a été condamné à mort et exécuté. Dieu seul sait s’il était vraiment coupable ou innocent. Lors d’un contentieux commercial sur le chantier de l’usine de liquéfaction de gaz GNL1, un audit effectué par Sonatrach dans les comptes à New York de la société américaine Chemico, a permis de découvrir une commission sans cause de 2,5 millions au profit d’un homme d’affaires, ancien cadre de la Révolution, très proche du pouvoir. La commission avait la forme de paiement de prestations de services.

Sonatrach a mis Chemico à la porte, intenté une action en justice auprès des tribunaux de New York et exigé la restitution du paiement indu : c’est Boumediène en personne qui a donné au bénéficiaire de ladite commission le choix entre le remboursement à Sonatrach ou la prison. C’est donc par la force d’une intervention du chef de l’Etat que Sonatrach a pu ainsi récupérer les 2,5 millions de dollars. Aujourd’hui, dans la seule affaire Saipem, ce seraient 350 millions de dollars évaporés sans retour dans. Sans que l’Algérie n’ait tenté de les récupérer ? A moins que la justice italienne n’ait menti de bout en bout ?

– Sur ces 800 milliards de dollars, combien ces puissances de l’argent auraient-elles pu en capter ?

En 1990, l’ancien chef absolu de l’économie algérienne lançait un chiffre faramineux griffonné sur un coin de table. Je ne vais pas faire comme lui. Balancés à la légère, ces bobards font sensation mais sont souvent l’invention de la grosse corruption qui veut faire accroire au peuple que tout le monde est corrompu, aux fins de noyer dans la masse les vrais corrompus. L’inventeur des fameux 26 milliards de dollars détournés était pourtant à l’époque le responsable politique absolu des faits qu’il dénonçait ! Il est allé à une commission de l’APN pour déblatérer sur le chef de l’Etat et sa famille. Le pouvoir ne lui a demandé aucune explication à ce jour. On est face à un régime qui n’est pas sérieux.

– Vous dites que les commissions peuvent atteindre en Algérie les 50%. Peut on déduire que…

Non je n’en revendique pas la paternité. Je n’endosse pas forcément ce taux cité par des organismes qui prétendent l’avoir constaté. C’est Transparency International, à la crédibilité établie, qui en parle. Elle est joignable sur internet. Si le pouvoir le veut, il lui est loisible d‘en savoir plus. Apparemment dans l’affaire italo-algérienne, il ne veut pas savoir. Est-ce à dire que les mouvements de personnel récents dans les Services et le ministère public seraient liés à une affaire italo-algérienne, jugée scandaleuse en Italie et escamotée chez nous ?

(Retrouvez la suite de cet entretien dans l’éditon de demain)

Mohand Aziri