Hommage pour le 40e jour du décès de Hocine AÏt Ahmed: L’histoire en héritage

Hommage pour le 40e jour du décès de Hocine AÏt Ahmed

L’histoire en héritage

El Watan, 9 février 2016

«… Je vis la jeunesse lentement marcher à mes côtés. Et, devant nous, l’espoir ouvrait la marche.» Khalil Djibran, L’œil du Prophète.

En ce 40e jour de la disparition de celui que la vox populi appelle respectueusement et affectueusement Da L’Hocine – Allah Irahmou -, je tiens tout d’abord à remercier le FFS de m’avoir invité à cet hommage émouvant à plus d’un titre. Bien évidemment, cette intervention de quelques minutes ne saurait être exhaustive. Comment pourrait-elle si brièvement rendre compte du lien profond et de la place immense qui caractérisent le rapport qui s’est noué entre Hocine Aït Ahmed et l’histoire ? Je vais donc tenter d’en présenter quelques repères pour comprendre les raisons qui justifient ce sentiment massivement partagé que Hocine Aït Ahmed est définitivement au Panthéon(1) de l’Histoire.

Non pas de cette histoire écrite par les vainqueurs du moment ni par les vaincus d’hier, encore moins de l’histoire officielle, mais de l’histoire objective. Celle qui résulte d’un traitement scientifique de la réalité historique, dont les premiers jalons rationnels furent posés dès le XIVe siècle par le génial penseur maghrébin que fut Ibn Khaldoun, et qui furent, tout au long des siècles, enrichis et approfondis par des générations d’historiens. Et dont il faut saluer les travaux.

– Premier repère. Il faut pourtant le dire, aujourd’hui encore cette histoire objective n’existe pas, et il n’y a pas de vision consensuelle de toute l’histoire de l’Algérie. Des guerres mémorielles occultent, sur fond d’amnésies sélectives, bien des souvenirs «brûlants», bien des séquences douloureuses, bien des trahisons, et des tentatives sans cesse renouvelées d’instrumentalisation et de manipulation des faits historiques des deux côtés de la Méditerranée.

Bien entendu, le parcours historique de Hocine Aït Ahmed, sa pensée et son action n’échapperont pas à cette guerre des mémoires. Les disparus suscitent toujours et longtemps après leur départ, sur des fonds de controverse, de révélations et autres diatribes bien des rivalités, des jalousies, des haines, voire des accusations. D’ailleurs, regardons autour de nous : ce processus n’est-il pas déjà engagé ? Le champ politico-médiatique de notre pays n’est-il pas déjà encombré par de tels processus de guerre des mémoires ?

Certains n’espèrent-ils pas ainsi faire suffisamment de bruit pour que la porte de l’histoire, et notamment celle du Panthéon, ne se referme pas devant eux ? C’est pourtant peine perdue, car, on le sait, pour entrer dans l’histoire, il ne suffit pas de faire du bruit. William Shakespeare, l’immense dramaturge britannique, n’a-t-il pas résumé tout cela par sa célèbre réplique ? «Much noise about nothing» (Beaucoup de bruit pour rien).

– Deuxième repère. L’histoire de l’Algérie a ceci de particulier qu’elle est à la fois un savoir et un héritage, mais pas n’importe quel savoir ni n’importe quel héritage. C’est pourquoi le rôle des historiens – ces véritables notaires de l’histoire – est si fondamental pour la restituer, selon une approche rigoureuse, en identifiant les causes essentielles des événements et leur sens. Ce faisant, l’histoire de l’Algérie, parce qu’elle est l’histoire de chacun d’entre nous et l’histoire de tous, constitue le savoir commun de tous et de chacun.

Pour cela, elle constitue aussi dans son intégralité – le sait-on suffisamment ? – le seul héritage commun des Algériens et des Algériennes qui peut les rassembler durablement et leur éviter de sombrer dans les divisions inutiles autant que dangereuses. Ne dit-on pas «qu’un peuple sans histoire est un peuple sans humanité ?» A ce titre, cette histoire est comme l’Algérie elle-même, une et diverse, indivisible et incessible.

Aussi, il ne saurait y avoir, comme le pensent certains, de «supermarché» de l’histoire où chacun remplirait son couffin de «sa part d’histoire», pour en priver d’autres, les culpabiliser, les humilier, les mépriser, les agresser ou les soumettre. Pas plus qu’il ne saurait y avoir de possibilité pour les uns ou les autres de procéder à une sorte de «tri sélectif historique» visant à ne conserver que ce qui les arrange, et tenter de jeter aux «poubelles de l’histoire» des pans entiers de la réalité historique, constitutive de l’héritage commun des Algériens. Le parcours historique de Hocine Aït Ahmed ne pourrait échapper à ces mêmes comportements.

D’aucuns chercheront, sous couvert de la mémoire, à découper en tranches ce parcours pour mieux le réduire, le déformer, le récupérer ou, pire, le salir. La responsabilité des historiens est donc bien lourde. Comment élaborer et diffuser l’histoire en général, et la place qu’y occupe Hocine Aït Ahmed en particulier, si ce n’est par une formidable mobilisation, une grande vigilance et une pugnacité de tous les instants pour déjouer par la critique scientifique, loin de l’insulte et de l’invective, toutes les idéologies et les mémoires porteuses de falsification, de contrevérités et autres balivernes ? Car on le sait, les histoires ne font pas l’histoire.

– Troisième repère. Il ne s’agit cependant pas de viser la construction d’une histoire globale et consensuelle, ni de l’Algérie ni du parcours historique de Hocine Aït Ahmed. Elaborer une telle vision consensuelle serait une œuvre gigantesque et périlleuse, voire inespérée, même si l’on mobilisait une multitude de scientifiques armés de leur foi inébranlable en leur discipline, tant les querelles d’écoles entre spécialistes sont récurrentes.

Ce serait par ailleurs illusoire, et probablement erroné, car l’histoire déchaîne toujours des passions liées aux intérêts contradictoires qui traversent toute société. Aussi faut-il, tout en gardant sa détermination, rester humble et procéder par touches successives et complémentaires, selon des méthodologies appropriées, y compris hors du champ des historiens, en distinguant les certitudes et les doutes, en mettant en exergue les convergences sans masquer les divergences, de sorte à éviter toute nouvelle tentation de pensée unique.

– Quatrième repère. Du fait des intérêts contradictoires, l’écriture sereine d’une histoire objective de l’Algérie restera cependant longtemps encore au cœur d’enjeux essentiels pour l’avenir du pays et son peuple. Et les manœuvres pour tronquer, édulcorer ou instrumentaliser les faits historiques se poursuivront dans l’objectif inavoué de diviser les Algériens et de les dresser les uns contre les autres, pour mieux dominer le pays ou s’emparer de ses richesses. L’adage bien connu ne rappelle-t-il pas «qu’il faut diviser pour régner» ? A l’évidence, l’histoire, comme l’Algérie, dérange pour la raison que personne hors le peuple n’en est le dépositaire. Nul n’en est l’héritier privilégié.

Nul n’en est le propriétaire. Nul n’en possède, à lui seul, la légitimité. Tout juste pouvons-nous, chacun à notre niveau, en découvrir l’étendue, la richesse et la complexité, et l’assumer notamment à travers les parcours et les combats de ses hommes et femmes les plus emblématiques afin de la faire fructifier dans le sens de l’intérêt de tous les Algériens. Pour être au service de cette histoire et de son peuple, et non se servir de celle-ci ou de celui-là pour les intérêts d’une minorité.

– Cinquième repère. Hocine Aït Ahmed, précisément, était de ceux qui avaient, très tôt, compris le contenu et le sens de cette histoire de l’Algérie et, au-delà, de l’histoire humaine. Il avait d’abord compris qu’elle est, depuis des origines remontant à plus de deux millions et demi d’années, faite de victoires et d’échecs, de résistances et de rivalités, de périodes de violence et d’épisodes pacifiques.

Il avait aussi compris que l’histoire est toujours le résultat d’hommes et de femmes, venus de toutes les régions du pays, qui par leurs engagements au quotidien sont les acteurs, parfois anonymes, toujours essentiels de cette histoire, dont ils sont la personnification, individuellement ou collectivement, chacun à sa manière, de façon plus ou moins responsable et légitime.

En un mot, il avait compris que le peuple réel est au cœur de l’histoire. Enfin, le jeune Hocine Aït Ahmed comprit que parmi tous ces acteurs, certains rassemblent la société et son peuple, les font avancer et progresser vers plus de liberté, alors que d’autres la fracturent, la font reculer et régresser par la domination, l’oppression et la confrontation toujours renouvelées. Pour toutes ces raisons, il avait sciemment choisi de faire partie des premiers et de combattre, sans jamais baisser la garde, les seconds à l’intérieur du pays et à l’extérieur.

– Sixième repère. De cette histoire dont il avait hérité, Hocine Aït Ahmed tira, en particulier, trois leçons fondamentales. Primo, l’histoire de l’Algérie est fondée sur un socle tridimensionnel : berbère, musulman et arabe, forgé par des siècles de résistance acharnée pour garder intacte la liberté du territoire et celle de ses habitants, et les protéger contre toutes les violences politiques, économiques, culturelles et cultuelles, fussent-elles initiées par des «compatriotes» ou des coreligionnaires.

Secundo, cette liberté, comme l’histoire, ne peut être qu’une et indivisible, ce qui signifie qu’il ne peut y avoir de liberté pour les Algériens sans liberté du territoire sur lequel ils vivent, et qu’il ne peut y avoir de liberté du territoire sans liberté des Algériennes et des Algériens qui le peuplent. En d’autres termes, un pays ne peut être libre que si son peuple est libre, et inversement. Tertio, cette leçon qui vaut pour l’Algérie et son peuple, vaut pour tous les peuples, d’où son engagement diplomatique et politique – depuis Le Caire jusqu’à New York, en passant par Rangoon et Bandung, puis en exil – aux côtés des peuples dominés et opprimés, notamment du Maghreb et du Moyen-Orient.

En Algérie, son combat s’inscrivit donc dans cette dialectique incontournable, celle de la libération du pays et des libertés pour le peuple algérien. Tout au long de son existence, il fit sienne la pensée de John Milton(2) : «Ils se rebellèrent parce que la paix dans l’esclavage est pire que la guerre dans la liberté». Autrement dit, face à une paix humiliante s’accommodant de la servitude, on ne pouvait que répondre par une résistance juste : celle qui combat pour la liberté et la dignité. Ce fut le sens de son combat libérateur. Avec cette conviction, pour lui toute aussi évidente, que la libération du pays ne serait achevée, la société apaisée et tournée vers l’avenir, que lorsque les Algériens et les Algériennes seraient tous libérés.

– Septième repère. Pour cela, il le savait, fallait-il encore que toutes les libertés s’exercent et s’appliquent à tous et à toutes. Non pas par la seule libération du pays, ni par un coup de baguette magique, mais par un processus continu de négociations et de gestion pacifique des intérêts contradictoires. Que seul un mouvement démocratique pouvait apporter.

Une fois l’indépendance acquise, Hocine Aït Ahmed ne changea pas de conviction. Pour lui, la libération n’était rien sans les libertés, et cette incontournable dialectique ne pouvait être ignorée, encore moins indépendante, qui ne garantissait pas encore l’exercice des libertés, en lui incorporant cette quatrième dimension : la démocratie. Dès l’indépendance recouvrée, son combat se focalisa donc sur ce dernier objectif. Près de cinquante ans après, dans le message du 22 mars 2011 qu’il adressa aux Algériennes et aux Algériens, Hocine Aït Ahmed le réaffirma inlassablement : «Le combat pour l’indépendance nationale et le combat pour la démocratie sont indissociables.

Ceux qui ont cru que l’une pouvait faire l’économie de l’autre ont fait la preuve de leur échec.» En cela, il s’inscrivait une fois de plus dans la dynamique libératrice qu’il enclencha, avec d’autres figures illustres, dès le lendemain des massacres coloniaux du 8 Mai 1945, avec la création de l’OS (Organisation spéciale). Une dynamique révolutionnaire que la proclamation du 1er Novembre 1954 résumerait de façon magistrale en un seul but : «La restauration de l’Etat algérien souverain démocratique et social dans le cadre des principes islamiques ; le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de race ni de confession».

Finalement, et j’en terminerai par là, s’il n’y avait qu’un seul repère à retenir du parcours historique de Hocine Aït Ahmed, ce serait celui de cette dialectique de la libération et des libertés démocratiques. Une dialectique qui a, en permanence, guidé son combat pendant trois quarts de siècle. Pour cette raison, Hocine Aït Ahmed est plus que jamais un homme d’avenir et un modèle pour toutes les Algériennes et tous les Algériens. A nous, et en particulier aux jeunes générations, de nous inscrire dans cette dialectique et de poursuivre son combat démocratique dans le sens des intérêts vitaux du peuple algérien et, plus largement, des peuples opprimés.
C’est le meilleur hommage que nous pouvons lui rendre.
Smaïn Goumeziane