La saison des émeutes

La saison des émeutes

Par Abed Charef, Le Quotidien d’Oran, 27 octobre 2005

Les émeutes reviennent en force, c’est la saison

C’est la saison des émeutes. Après la saison des pastèques et des melons, celles des figues et des raisins, celle du référendum et de la réconciliation, voici l’Algérie engagée dans la saison des émeutes, avant de finir l’année en beauté, avec trois grandes saisons très attendues: celle des oranges, celle du mouton de l’Aïd et celle de la révision de la constitution.

La saison des émeutes est cependant très abondante cette année. A Arzew, elle a même provoqué la mort d’un jeune homme de 23 ans et fait monter d’un cran la température d’une ville qui vivait au rythme du pétrole, du gaz et des harraga. Des commerçants, exerçant dans des constructions de fortune, ont tenté de protester contre la décision des autorités locales de détruire leurs «commerces», si on peut appeler ainsi ces affreuses bicoques. La suite est connue: affrontements, répression, arrestations, etc.

A Blida également, la révolte a été déclenchée par des commerçants, ceux qu’on appelle les trabendistes, qui ont tenté de pendre d’assaut le siège de l’APC. En fait, il s’agit de commerçants qu’on autorise, dans un premier temps, pour ne pas avoir à assumer ses responsabilités, et qui deviennent avec le temps des concessionnaires de fait d’espaces publics de grande importante, avec la complicité plus ou moins ouverte de l’administration locale. Ces commerçants se sont multipliés, à l’exemple de ces fameux gardiens de parking qui ont envahi tout le pays, organisant un vrai racket, sous le regard complaisant, sinon complice, de toutes les autorités.

De son côté, la wilaya de Aïn Defla, qui faisait plutôt dans le terrorisme, semble vouloir se recycler dans les émeutes. Fait rarissime, elle a enregistré deux émeutes en une semaine. Dimanche, à El-Attaf, les populations de douars situés aux confins de l’Ouarsenis sont descendues en ville pour réclamer la prime de scolarité de 2.000 dinars que la bureaucratie locale leur a refusée. Las d’attendre, ne trouvant pas d’interlocuteurs sur les lieux, les habitants des douars ont accompli le seul acte dans lequel ils excellent: détruire les édifices publics.

Quatre jours auparavant, les habitants de Djelida, à cinquante kilomètres plus à l’est, les avaient déjà devancés. Dans cette bourgade où le mot espoir est étranger, les habitants ont attaqué les édifices publics à la suite d’une soirée culturelle ! Des rustres, des campagnards sans penchant artistique, disent les uns. Des intégristes qui refusent la culture, disent d’autres. Mais un jeune homme de Djelida exprime un autre point de vue: on demande du pain, on nous ramène des danseuses (chettahate), dit-il simplement.

Faut-il encore évoquer le tribalisme comme source d’émeutes ? Il a frappé à Maoklane, une dechra du bout du monde, dans la wilaya de Sétif, où des jeunes hommes ont attaqué le lycée, le centre de santé et assiégé la gendarmerie pour exprimer leur colère contre la tribu rivale, les Tizi N’braham. A Naïma, près de Tiaret, c’est le verdict, avec des peines de prison, qui a été prononcé dans une autre affaire de tribalisme liée à un conflit sur le droit d’exploiter des terres et d’y creuser des puits.

Ces émeutes à répétition n’émeuvent plus. Elles ne font plus réagir les responsables politiques. A peine débouchent-elles parfois sur le limogeage d’un petit bouc émissaire. Un pays qui a subi 200.000 morts peut fermer les yeux sur une petite émeute, car elle n’a pas d’impact sur «les équilibres internes du pouvoir».

Il y a cependant une petite innovation dans le scénario des émeutes, avec ces arrestations massives opérées par les forces de sécurité. On ne sait d’où vient l’initiative, mais les faits sont là. A El-Attaf, on parle d’une centaine de personnes arrêtées. A Arzew, les chiffres sont contradictoires. Ils vont de quelques dizaines à plus de cent. C’est assez inhabituel pour être souligné.

Pourquoi autant d’arrestations ? Un militant des droits de l’homme affirme que les détenus servent deux objectifs à la fois. Ils constituent, selon lui, une sorte d’otages, que l’administration locale pourra utiliser pour faire revenir le calme. On promet leur libération en contrepartie d’un retour au calme, avant de faire traîner les choses en longueur, en sachant que les émeutes, en fait des jacqueries sans consistance politique, sinon l’expression d’un ras-le-bol évident, vont prendre fin au bout de quelques jours.

Dans une deuxième étape, les détenus serviront de monnaie d’échange pour soumettre la population. Les familles, préoccupées d’abord par le sort des leurs, sont contraintes de tout accepter, en silence, de peur de représailles contre les détenus. Les revendications initiales sont oubliées, car toutes les attentions sont concentrées sur le sort des détenus. Enfin, au bout de l’épreuve, des condamnations sont prononcées. Trop lourdes ou trop légères, elles sont le plus souvent le résultat de négociations, sans aucun rapport avec la justice. Mehdi et Semiane, deux jeunes hommes sans histoire, ont été condamnés à dix mois de prison avec sursis pour leur participation à une bagarre. Entre-temps, ils ont passé six mois en détention préventive. Qui leur rendra six mois de leur vie ? Soulagées de retrouver la liberté, les victimes de ce type d’abus ne songent même pas à demander réparation. Elles ont simplement envie d’oublier.

Mais elles ne pourront pas oublier. Car à la prochaine saison des émeutes, elles seront de nouveau prises dans l’engrenage: revendications non satisfaites, injustice, hogra débouchent inévitablement sur le cycle émeutes, répression, arrestations, etc. Et le pays entrera de nouveau dans une saison des émeutes. Une saison qui couvre désormais toute l’année.