Cinquante-trois ans après : que reste-t-il de l’Algérie révolutionnaire ?

Tribune

Cinquante-trois ans après : que reste-t-il de l’Algérie révolutionnaire ?

Par Lahouari ADDI, L’Orient Le Jour, 6 juin 2015

1962, c’est l’année de l’indépendance de l’Algérie, l’une des plus vieilles colonies de l’Europe en Afrique et dans le monde arabe à cette date. C’est aussi l’année symbolique de la décolonisation, inaugurant une nouvelle ère dans les relations internationales. La résistance des Algériens, qui se sont battus pendant près de huit ans dans une guerre meurtrière (plus de 300 000 morts sur une population de 9 millions), a valu au pays des sympathies et du respect au niveau international. Dans les années 1960 et 1970, Alger était La Mecque des mouvements révolutionnaires du tiers-monde qui venaient chercher soutien financier, appui diplomatique et inspiration idéologique. Sur le plan interne, l’État indépendant a tenté de réaliser les aspirations à la dignité et à la liberté en choisissant le système du parti unique et l’étatisation de l’économie pour empêcher les inégalités sociales. En tout état de cause, le nouveau régime, issu des luttes internes du FLN, avait adopté un programme ambitieux de développement mené par une administration qui se méfiait des revendications exprimées en dehors des cadres institutionnels du parti unique. Le colonel Houari Boumédiène avait porté haut le projet populiste en cohérence avec l’idéologie du nationalisme arabe radical qui s’était donné comme objectif de développer le pays sans associer la société. Le peuple, catégorie imaginaire et illusoire, servait d’écran à une privatisation du pouvoir par des militaires qui avaient du mépris pour la société civile et pour le droit. Ce projet populiste était cependant une utopie qui avait mobilisé les masses arabes contre Israël et contre l’impérialisme occidental. L’autoritarisme du régime de Boumédiène, comme celui de Nasser en Égypte, avait une pertinence historique et avait remporté des victoires importantes : nationalisation du canal de Suez en Égyte en 1956 et celle des hydrocarbures en Algérie en 1971.

Mais après la mort de Boumédiène fin 1978, l’Algérie allait s’effacer de plus en plus de la scène internationale, après avoir perdu de son ardeur révolutionnaire à la suite des échecs subis dans la politique du développement économique. La diplomatie algérienne, naguère mobilisée pour construire le nouvel ordre économique international, s’était épuisée depuis 1975 à isoler le Maroc pour avoir annexé le Sahara occidental. La décennie 1980 a commencé avec la révolte populaire de la Kabylie et a fini par le soulèvement national d’octobre 1988. Trois années après les émeutes qui avaient annoncé bien à l’avance le « printemps arabe » de 2011, le pays allait sombrer dans une crise sanglante qui fera plus de 200 000 morts, après l’annulation des élections remportées par les islamistes du FIS. Les militaires arabes n’acceptent la démocratie que si les électeurs votent pour l’ancien parti unique. Autrement, ils opèrent des coups d’État pour sauvegarder leurs privilèges de caste détentrice de la légitimité politique. Mais pourquoi, après plus de cinquante ans de populisme autoritaire dans les pays arabes, les électeurs votent-ils pour les islamistes ? La réponse est pourtant simple : les militaires ont tellement bridé les expressions politiques et culturelles qu’ils ont créé un vide occupé par le discours religieux. En stérilisant la société, les militaires ont enfanté l’utopie religieuse. Le nationalisme arabe, né avec Messali Hadj, Sati Husri, Michel Aflak…, a été capté par les militaires qui l’ont poussé vers ses limites idéologiques extrêmes qui ont fait le lit de l’islam politique.

Quel bilan pour l’Algérie après cinquante-trois ans d’indépendance ? Il y a eu bien sûr des avancées notables par rapport au système colonial de l’indigénat, dans le domaine de la santé, de la scolarisation, de la dignité… La société a été profondément transformée sociologiquement. Cependant, les changements quantitatifs n’ont pas été accompagnés par les changements qualitatifs, notamment dans l’éducation. L’école de l’indépendance n’a pas formé les jeunes avec la conscience historique, ce qui a permis l’éclosion de la mythification du passé que les jeunes générations rêvent de reconstruire. La leçon à tirer de l’expérience algérienne, mais aussi égyptienne, syrienne, irakienne, libyenne et yéménite, c’est que les hommes d’État et les projets de modernisation ne sortent pas de l’armée. Ils proviennent toujours des partis, des syndicats, des corps intermédiaires dans le climat de la liberté d’expression.

*Lahouari Addi est professeur de sociologie à l’Institut d’études politiques, Université de Lyon. Dernier ouvrage : « Radical Arab Nationalism and Political Islam », à paraître en novembre 2015, Georgetown University Press, Washington DC.