La liberté de la presse sous surveillance

Projet de loi sur l’information

La liberté de la presse sous surveillance

El Watan, 14 novembre 2011

Les autorités affichent la volonté de mettre des barrières devant la liberté d’expression. L’article 80 du projet trace à grands traits les lignes rouges pour l’accès à l’information. Le gouvernement s’ingère dans l’élaboration d’une charte d’éthique et de déontologie à la place des journalistes.

Le projet de loi organique sur l’information sera débattu à l’APN, la Chambre basse du Parlement, à partir de fin novembre. La mouture du projet, amendé à plusieurs reprises, est publiée sur le site du ministère de la Communication. Dès l’article 2, on comprend la volonté des autorités de mettre des barrières devant la libre expression des médias. Treize conditions sont répertoriées dans cette disposition que le journaliste est tenu de respecter avant d’exercer ce métier. Il s’agit, entre autres, des «exigences de la sûreté de l’Etat et de la défense nationale», de «la sauvegarde de l’ordre public», des «valeurs culturelles et spirituelles de la Nation», des «impératifs de la politique étrangère du pays», des «intérêts économiques du pays», du «secret de l’instruction judiciaire»… On ne s’arrête pas là.

Plus loin, dans l’article 80, on trace à grands traits des lignes rouges pour l’accès à l’information. Il est écrit, noir sur blanc : «Le droit d’accès aux sources d’information est reconnu aux journalistes professionnels, excepté lorsque l’information concerne le secret de la défense nationale tel que défini par la législation en vigueur, l’information porte atteinte à la sûreté de l’Etat et/ou à la souveraineté nationale de façon manifeste, l’information porte sur le secret de l’enquête et de l’instruction judiciaire, l’information concerne le secret économique stratégique, l’information est de nature à porter atteinte à la politique étrangère et aux intérêts économiques du pays».

Lignes rouges

Trois questions. Quand et dans quelles conditions une donnée journalistique devient «un secret économique stratégique» ? Où se trouve la législation qui définit clairement et avec précision la nature du «secret-défense» ? Comment une information peut-elle porter «atteinte» à la politique extérieure du pays ? A travers cette disposition, parfaitement inacceptable à l’époque d’internet, des réseaux sociaux et de l’iPad, le gouvernement se donne le droit d’empêcher les citoyens d’être informés sur, par exemple, la conduite de l’économie du pays, la conclusion des gros contrats énergétiques ou militaires et sur l’orientation donnée à la politique étrangère. Une politique très critiquée ces derniers temps en raison des ratés par rapport aux révoltes arabes et à la chute des dictatures dans la région nord-africaine.

Pourtant, devant la commission communication, culture et tourisme, Nacer Mehal, ministre de la Communication, a déclaré que le projet de loi est porteur «d’une garantie du droit du citoyen à l’information». Ce même projet dresse une troisième muraille. Sous prétexte d’imposer aux professionnels «une éthique et une déontologie», les rédacteurs du texte ont, dans l’article 89, aligné… dix-sept autres «règles» : «s’interdire de porter atteinte à la souveraineté et l’unité nationales», «s’interdire l’apologie du colonialisme», «s’interdire de porter atteinte aux attributs et aux symboles de l’Etat», «s’interdire toute atteinte à l’histoire nationale», «s’interdire de diffuser ou de publier des propos et des images amoraux ou choquants pour la sensibilité du citoyen»…
Au-delà du fait qu’on tente, encore une fois, d’officialiser l’écriture de l’histoire (et ce n’est qu’un exemple) à travers ces obstacles, le gouvernement s’est accordé le droit de fixer «la déontologie et l’éthique» à la place des professionnels ! Aucun gouvernement au monde n’a encore osé le faire.

Des chartes universelles, comme celle de Munich, en matière de déontologie journalistique, parfaitement applicables en Algérie, ont été ignorées par les autorités. On fait mieux en «triturant» les principes consensuels d’éthique, en ajoutant des règles qui n’existent nulle part ailleurs, comme «l’atteinte aux symboles de l’Etat» ou à «l’histoire».
Critiquer l’action politique du président Bouteflika peut facilement être assimilé à une atteinte aux «symboles de l’Etat». Idem pour l’évocation de dépassements de l’armée ou de la police. Publier une enquête sur «les faux moudjahidine» peut être considéré comme «une atteinte» à l’histoire.

Immixtion dans les affaires de la corporation

C’est simple : l’article 89 du projet de loi sur l’information doit être définitivement supprimé en ce sens que la déontologie et l’éthique des médias sont l’affaire des journalistes, et d’eux seuls, pas celle du gouvernement et de ses appareils. Instituer un Conseil supérieur de l’éthique et de la déontologie du journalisme, dont les membres sont élus par les journalistes professionnels, comme cela est précisé dans l’article 91, ne changerait rien à cette situation.
L’article 90 est porteur d’un interdit sournois. Il y est mentionné : «La violation directe ou indirecte de la vie privée des personnalités publiques est également interdite.» Quel sens donner à «la violation indirecte» de la vie privée ? Et quand une personnalité devient-elle publique ?

Enquêter sur le «faux» passé révolutionnaire d’un ancien responsable relève-t-il de «la violation de la vie privée» ? Au chapitre du pur arbitraire, l’article 103 prévoit une procédure judiciaire en référé en cas de refus d’insertion d’une mise au point alors que la disposition 105 évoque la possibilité donnée au tribunal d’ordonner, «sous astreinte», la diffusion d’un rectificatif ou d’une réponse. Les médias n’ont aucune possibilité de recours. Pire, l’article 110 va plus loin : «Toute personne physique ou morale algérienne a le droit de réponse sur tout article écrit ou émission audiovisuelle portant atteinte aux valeurs nationales et à l’intérêt national.» Cela ressemble à une menace pour les médias indépendants qui «osent» s’intéresser à des sujets politiquement incorrects et qui peuvent être considérés, par le premier venu, comme contraires à… l’intérêt national.
Il est évident que si le projet de loi de Nacer Mehal passe avec ces dispositions, il ne sera d’aucun… «intérêt» pour les journalistes et pour tous les défenseurs de la liberté d’expression dans le pays.

Fayçal Métaoui


Des journalistes expriment leur scepticisme

Les professionnels de la presse sont unanimes à voir dans le texte proposé à examen par l’APN une autre tentative visant
à rétrécir les espaces de liberté.

Le projet de loi sur l’information, présenté pour examen au niveau de l’Assemblée populaire nationale, suscite scepticisme et questionnements des journalistes que nous avons interrogés. Pour Lyas Hallas du Soir d’Algérie, «le projet de loi sur l’information est une loi liberticide et rétrograde». Selon lui, «la dépénalisation du délit de presse n’est qu’un leurre». De même, il pense que «l’autorité de régulation qui sera instituée ressemblera plutôt à une centrale de renseignements placée sous l’autorité du président de la République puisqu’elle aura pour prérogatives d’abord de collecter le maximum d’information sur les entreprises de presse, de museler toute velléité d’expansion et d’empêcher la constitution de groupes de presse, ensuite de retirer l’agrément aux journaux qui s’inscrivent en faux avec la politique du gouvernement».

Au final, Lyas Hallas estime que «autrement dit, elle veillera à transformer les journaux en petites cellules de communication qui auront pour mission de promouvoir la politique du gouvernement et entretenir son image. Le gouvernement n’aura plus besoin de poursuivre les journalistes en justice, ils deviendront fonctionnaires. C’est un retour grave sur les acquis d’Octobre 1988. Les espaces de libre expression vont rétrécir encore plus. Le pouvoir vient, par là, exprimer ostensiblement sa volonté de ne pouvoir s’accommoder d’une presse développée et libre».
Même son de cloche pour Saïd Mekla, journaliste au Temps d’Algérie : «Bien que conçu pour, soi-disant, chambouler le paysage médiatique national, le nouveau code de l’information ne changera rien à la situation du secteur tant que les vieux réflexes demeureront. Même s’il annonce l’amélioration de la situation professionnelle des journalistes, il n’en demeure pas moins que la chape de plomb qui pèse sur nos têtes, lorsqu’il s’agit de traiter des sujets sensibles, est toujours brandie comme rempart à la vérité.»

Monopole sur la publicité

Toujours dans le registre des libertés, rien n’indique que les pouvoirs publics ont réellement l’intention de changer la donne, eux qui monopolisent toujours la publicité. Pour ce qui est de l’ouverture de l’audiovisuel au privé, nul n’ignore, aujourd’hui, les intentions des pouvoirs publics qui utilisent cette «image» uniquement comme argument d’ouverture destinée à l’opinion étrangère alors que les «balises» se façonnent déjà au niveau des cercles de décision de sorte que ceux qui vont en bénéficier ne seront que ceux qui savent faire «allégeance».
Dahmane Semmar, qui travaille pour le magazine Dziri, estime pour sa part que «la dépénalisation de l’acte de presse est une réelle avancée, mais je perçois toujours des mécanismes de contrôle qui étouffent la liberté du journaliste. Mais ce n’est pas le nouveau projet qui me dérange, c’est plutôt le fait que l’Etat laisse des patrons de journaux exploiter les journalistes. Il n’y a toujours pas de moralisation de la profession ; des barons de la presse agissent comme des voyous sans être inquiétés par les pouvoirs publics».

Pour Ali Boukhlef, de La Tribune, «le nouveau projet de code de l’information comporte, à mes yeux, des avancées considérables du point de vue du contenu. La suppression des peines d’emprisonnement est en soi une bonne chose». Cependant, souligne-t-il, «deux problèmes restent posés et pas des moindres. Le premier concerne les prérogatives de l’autorité de régulation de l’information. Il y a des vices de fond et de forme. Sur le fond, je constate qu’on attribue à des professionnels de l’information de suspendre ou carrément de fermer une publication. C’est une aberration, parce que cela doit être du seul ressort des juridictions. Le vice de forme est situé dans le fait que l’on parle de «régulation alors que dans ce genre d’opérations, il est plus approprié de parler deconseil supérieur de l’information. L’autre problématique est bien sûr celle de l’audiovisuel. Un grand trou noir entoure son ouverture. Mais là, il faut attendre les actes pour porter un jugement».

à «la tête du client»

Le journaliste du Quotidien d’Oran, Mehdi Mohamed, affirme, quant à lui, que «si la loi ne règle pas la question des agréments dans le cadre du régime déclaratif, elle n’apporte rien de plus. La transparence et le régime déclaratif dans l’octroi des agréments se feront toujours à la tête du client, avec connivences et autres jeux de coulisses». Il insiste sur «la transparence des règles et de leur application, puisque l’actuelle loi oblige les journaux à éditer un titre en arabe s’ils veulent éditer un autre en français, mais personne n’applique ce principe». Mehdi Mohamed estime que «si cette nouvelle loi ne prend pas en compte que nous sommes à l’ère des chaînes satellitaires et de l’internet, donc pas besoin d’être en Algérie, alors elle doit être versée aux archives dès à présent». Le rédacteur en chef d’El Watan Week-End, Adlène Meddi, indique pour sa part que «le problème n’est pas la loi, mais notre incapacité structurelle à nous organiser pour devenir une vraie force de proposition. La nature a horreur du vide, la loi aussi, alors le gouvernement travaille et réfléchit à la place d’une corporation désarticulée. C’est dommage vu les défis qui nous attendent (TV et radios indépendantes, presse en ligne, etc.)».

Enfin, Djamel Chafa, du Temps d’Algérie, juge que «le projet ressemble beaucoup à celui présenté par Khalida Toumi en 2003, du temps où elle était ministre de la Culture et de l’Information. De plus, c’est une copie conforme du code d’avril 1990, expurgé des clauses portant emprisonnement des journalistes en cas de diffamation». Il termine en indiquant que «la nouveauté réside dans le fait d’encadrer l’activité des médias électroniques et audiovisuels qui se sont imposés au paysage médiatique national ou sont en voie de l’être. Personnellement, la seule critique qui me semble pertinente est la suivante : une loi c’est bon, son application effective c’est mieux».

Mehdi Bsikri


Les autorités de régulation ou la «nouvelle police» de la presse

Le projet de loi organique relative à l’information est en examen au niveau de la commission communication, culture et tourisme de l’APN.

Hier, un groupe de journalistes de la presse écrite a été invité à discuter de ce texte qualifié de «moderne» par le ministre de la Communication, Nacer Mehal. «Avant d’étudier le projet de loi article par article, nous avons décidé d’écouter les propositions des professionnels et bénéficier de leurs expériences», a précisé Tayeb Badi, président de la commission. «Nous veillerons à ce que le texte soit présenté sous le bel habit. Si on atteint un taux de satisfaction de 50 à 60%, ce serait bien», a-t-il ajouté.
Le projet, composé de 132 articles, étalé sur 32 pages, codifie les activités de la presse écrite et des médias audiovisuels et électroniques. Il détaille les conditions d’installation des autorités de régulation de la presse. Curieusement, le texte est porteur aussi, dans son article 89, des règles relatives à l’éthique et à la déontologie journalistiques. Les professionnels présents à l’APN ont demandé la suppression de cette disposition en ce sens que la déontologie des médias relève des journalistes eux-mêmes, pas du gouvernement !

Ils ont critiqué l’article 2 du projet de loi qui impose des limites au «libre exercice» de l’activité d’information. D’après cette disposition, les journalistes, avant de faire le métier, doivent respecter, entre autres, «les exigences de la sûreté de l’Etat et de la défense nationale», «de la sauvegarde de l’ordre public», «des impératifs de la politique étrangère du pays»… Les professionnels ont demandé à ce que ces notions soient précisées et clarifiées pour qu’elles ne soient pas utilisées comme moyens de pression. Ils ont également prévenu sur le rôle futur de l’autorité de régulation sur la presse écrite et celle devant réguler l’activité des médias audiovisuels. «Il ne faut que ces autorités deviennent des appareils bureaucratiques et répressifs», a estimé un intervenant. Un autre a prévenu contre le fait que ces autorités, appelées à terme à remplacer le ministère de la Communication, ne ressemblent à une police qui régente l’activité médiatique. L’autorité de régulation sur la presse écrite peut accorder l’agrément aux nouveaux journaux, peut le retirer en cas d’infraction à la loi, a droit de contrôle sur les comptes des entreprises de presse, doit être informée sur l’identité des journalistes qui signent d’un pseudonyme, surveille le contenu et l’objectif des publicités, autorise ou non l’importation des périodiques étrangers… Bref, un droit de vie et de mort sur les médias.

L’article 27 du projet de loi sur l’information stipule que «les publications périodiques doivent publier annuellement le bilan comptable certifié de l’exercice écoulé. Faute de quoi, l’autorité de régulation de la presse écrite peut signifier la suspension de la parution». Les journalistes ont estimé que les entreprises de presse communiquent leurs bilans à l’administration fiscale et au Centre national du registre du commerce. «Pourquoi doivent-elles le faire à l’autorité de régulation ? C’est insensé», a estimé un reporter. Un autre a observé que la publicité publique distribuée par l’Agence nationale d’édition et de publicité (ANEP) se fait sur des bases politiques et non pas économiques. Il a proposé de soumettre l’action de l’ANEP en matière de publicité au contrôle direct du Parlement et de mettre un terme à l’opacité dans ce domaine. Sur un autre chapitre, des journalistes ont proposé un seuil minimal de tirage pour les publications pour que les journaux méritent le titre de «quotidiens nationaux». Une reporter a remarqué que la loi 90/07, toujours en vigueur, n’a pas protégé comme il le faut les journalistes tant sur le plan social que professionnel.
Le projet de loi de Nacer Mehal renvoie au statut de journaliste, mais ne précise pas lequel. Celui en vigueur ?
Ou s’agit-il d’un autre ? Le projet évoque «le secret professionnel» pour les journalistes, mais reste silencieux sur l’impérative protection des sources.
Fayçal Métaoui


Ammar Belhimer. Docteur en droit et journaliste

«Je reste sceptique sur l’attachement des rédacteurs du projet aux valeurs de liberté, de droit et de justice»

– Le projet de loi sur l’information interdit aux journalistes, dans son article 62, de traiter des affaires liées à la diplomatie et à la sécurité nationale, ainsi que des volets relatifs au domaine juridique. Pensez-vous que l’Exécutif cherche à museler la corporation ? Une fois voté, comment les journalistes pourront-ils écrire sur de tels sujets ?

Estimons-nous heureux que la presse elle-même ne soit pas décrétée secteur de souveraineté, comme c’était le cas sous l’empire du Code de l’information de 1982 dont l’article 12 énonçait sans ambages que «l’information est un domaine de souveraineté nationale» et que «l’édition de journaux d’information générale est une prérogative du parti et de l’Etat». Cet énoncé juridique, momentanément battu en brèche par la loi de 1990, avant d’être fortement maltraité pendant la décennie noire (avec le retour de fait de l’agrément sous couvert formel du récépissé de dépôt) garde toute son empreinte sur l’émergence et le fonctionnement des seuls espaces d’expression médiatique et de création légalement autorisés : la presse écrite et l’édition. Les visions étroites et exclusives qui ont entaché le processus d’éradication du terrorisme ont rétréci la base sociale du régime et fondamentalement modifié les règles de jeu introduites par la loi de 1990.

C’est faire preuve de naïveté que de croire que dans un contexte général de repli et de verrouillage, la presse puisse faire exception et bénéficier de «privilèges» auxquels d’autres espaces ou d’autres forces ne peuvent avoir accès. Bien au contraire, les conditions historiques particulières de formation et d’évolution du champ médiatique algérien en place ne l’autorisent pas à se prévaloir de la paternité des maigres conquêtes de la parenthèse démocratique, et ce, quels que soient les sacrifices des militants à la fin des années 1980 et le fort «prix du sang» payé par la corporation qui a perdu plus de 100 journalistes. Dans le divorce entre l’Etat et la société, les seules formes de médiations préservées «à toutes fins utiles» participaient de la corruption des élites et de la répression, au motif de la primauté de la lutte antiterroriste. En souscrivant aux tendances lourdes qui régissent l’intervention de l’Etat, en perdant leur sens critique, les journaux privés creusaient leur propre tombe. Dans Que survive la France, Michel Poniatowski souligne, à juste titre, le danger d’applaudir «l’anti-droit» au prétexte de combattre les hors-la-loi : «Si un Etat, confronté à sa propre impuissance, recourt à l’autre solution, le contre-terrorisme, il glisse doucement hors du champ de la démocratie. Si ceux qui le conduisent en ont l’étoffe, on s’achemine vers la tyrannie ; s’ils ne l’ont pas, on sombre dans le ridicule.» Au sens commun que l’on accorde aux mots, les domaines stratégiques de souveraineté relèvent partout, et de tout temps, de l’exercice direct de l’autorité de l’Etat et les espaces qu’ils couvrent sont qualifiés de sensibles : le pouvoir de frapper monnaies, de former les forces armées, de rendre justice et de garantir l’ordre. Sur des questions de défense et de politique étrangère, le sacro-saint consensus requis me semble plus que jamais légitime, dans un monde d’interférences multiples et multiformes. Il en est autrement du fonctionnement transparent de la justice. Nous, les juristes, chérissons particulièrement les expressions de secret de l’instruction, d’autorité de la chose jugée, mais elles n’ont jamais signifié que le commentaire n’était pas libre ou que les audiences devaient être systématiquement à huis clos. Dans l’ensemble, je reste sceptique sur la bonne foi et l’attachement des rédacteurs du projet de texte aux valeurs de liberté, de droit et de justice.

– Il est prévu la dépénalisation du délit de presse. En cas de poursuites, les journalistes ne seront pas emprisonnés, mais payeront une amende variant de 200 000 à 500 000 DA, puisqu’ils seront les seuls responsables de leurs écrits et non plus les directeurs de publication. Pensez-vous que, là aussi, c’est un subterfuge, car la majorité des journalistes ne disposent pas d’une somme conséquente pour payer l’amende ?

L’intention de son rédacteur est évidente : «découpler» le rédacteur ou l’auteur de l’information et le propriétaire du titre ou du journal, anciennement solidaires et coresponsables. C’est du vulgaire «diviser pour régner» construit à partir de la mise en évidence des intérêts de patrons, «préservés» pour l’occasion, et de la répression financière des journalistes. Or, une grosse dette non honorée ne peut-elle pas, à la longue, conduire à la prison ? Cette mesure est, par ailleurs, de nature à accentuer le fossé déjà large entre éditeurs de presse et journalistes régis par l’ancien système.

– Concernant l’ouverture de l’audiovisuel, l’annonce a été faite par le gouvernement mais sans date ni présentation d’un cahier des charges. L’Exécutif cherchait-il simplement à gagner du temps ou est-ce un véritable projet ?

Selon quelle logique on refuse de donner tout l’effet qu’elle mérite à la loi de 1990 et prétendre faire mieux ? Ne dit-on pas, à juste titre d’ailleurs : vaut mieux un tu l’as que deux tu l’auras ? Comment peut-on libérer l’audiovisuel lorsque la presse écrite est dans un tel état de délabrement et de musellement ? En l’état actuel des choses, en termes de moyens professionnels, une ouverture brutale et non régulée du champ audiovisuel ne serait que pâle «berlusconisme». La loi 90-07 avait préservé la dimension professionnelle, technique des nouveaux titres. La nouvelle mouture n’a suscité que l’engouement des «grosses fortunes» dans un pays dépourvu de bourgeoisie nationale, de pouvoir national au sens historique noble du terme. Au mieux, il sera gros consommateur de médiocres feuilletons égyptiens ou religieux, comme le suggère la logique dominante de l’économie de comptoir et de son corollaire, l’extraversion politique.
Mehdi Bsikri