Ce que révèlent les documents de la CIA déclassifiés sur l’Algérie

La CIA met 13 millions de documents déclassifiés en ligne

Big Brother a un œil sur tout en Algérie

Le Soir d’Algérie, 21 janvier 2017

En 1956 déjà, avant que la question du Sahara ne devienne un enjeu dans les négociations entre le FLN et la France coloniale, les limiers de la CIA pensaient que la partition de l’Algérie entre arabophones et berbérophones n’était pas économiquement viable.
Lyas Hallas – Alger (Le Soir) – La CIA, Agence centrale américaine de renseignement, qui limitait l’accès à ses documents déclassifiés en 1995 par Bill Clinton à une consultation sur place dans une salle de lecture dotée de quatre ordinateurs, a mis cette semaine 12 millions de documents déclassifiés en ligne, couvrant 50 ans d’histoire, celle de la guerre froide. Près de 9 000 documents concernent, d’une manière ou d’une autre, l’Algérie où les espions américains s’intéressaient à tous les aspects de la vie politique ainsi que des activités militaires et diplomatiques.
En effet, cela va des photos satellitaires de chantiers militaires comme les aérodromes ou les plateformes de lancement de missiles de défense antiaérienne, aux adresses des centres d’écoute, en passant par l’analyse des intentions des responsables politiques ou encore la documentation de faits illustrant le double langage de la diplomatie algérienne et son activisme à l’encontre des intérêts américains.
Ainsi, le transit des armes libyennes par le port de Mers-El-Kebir (Oran) pour arriver au Polisario ou le soutien en sous-main de Kadhafi dans son conflit avec le Tchad contrairement à une position officielle plutôt proche de celle de la France qui appuyait Hissène Habré, inquiétaient la CIA. Tout comme le soutien indéfectible aux Palestiniens considéré avec plus d’hostilité au vu de la position américaine pro-israélienne dans ce conflit, ou les pressions que l’Algérie exerce sur les pays arabes pour utiliser le pétrole comme arme contre les Etats-Unis dans l’objectif de faire infléchir cette position.
Dans ce contexte, il convient de souligner l’opportunité du document classé «confidentiel» et intitulé «Faisabilité géographique de la partition de l’Algérie». Un document datant de juin 1956, au moment où la France coloniale rameutait ses réseaux afin d’engager des pourparlers secrets avec le FLN. Dans son livre L’Algérie à Evian : histoire des négociations secrètes 1956-1962, Rédha Malek a situé ce moment historique en mars 1956 : «A son retour d’un voyage à New Delhi et à Karachi, M. Christian Pineau, ministre des Affaires étrangères, s’arrête au Caire où il a, le 5 mars 1956, des conversations avec le Président Nasser. Tenant – à tort !– celui-ci pour l’homme clé de l’affaire algérienne, il lui propose l’ouverture de pourparlers secrets avec le FLN.» Mais en 1956 déjà – c’était aussi l’année de la découverte du pétrole à Hassi Messaoud –, avant que la question du Sahara ne devienne un enjeu dans les négociations entre le FLN et la France coloniale, les limiers de la CIA pensaient que la partition de l’Algérie entre arabophones et berbérophones n’était pas économiquement viable. Pas plus qu’une partition entre les pieds-noirs concentrés dans les centres urbains et les Algériens d’origine qui se concentraient dans les campagnes. «Il n’y a pas de base solide pour la partition de l’Algérie entre Français et indigènes. Et même si une partition entre indigènes, berbérophones et arabophones est possible, il n’en résulterait aucun bloc économiquement viable», ont conclu les rédacteurs du rapport. Et d’expliquer : «L’Algérie est un pays agricole où l’accroissement démographique va plus vite que la croissance des revenus agricoles. La concentration des Français dans les villes et la redistribution de leurs terres après expropriation aux indigènes, déboucheraient sur un résultat improbable. La prise de contrôle du système agricole par les indigènes creuserait l’écart entre l’accroissement de la population et la croissance de ses revenus agricoles. D’autant que les Français affaiblis dans les villes en perdraient le contrôle des sources d’approvisionnement en eau. Si cette option est politiquement avantageuse, elle pèche par son irrationalité économique et démographique.»
Outre la guerre d’Algérie et l’activisme diplomatique de l’Algérie indépendante et sa volonté de se doter de moyens de défense, la CIA focalise aussi sur sa vie politique interne. Comme c’était le cas lors des évènements du 5 Octobre 1988. En somme, les analystes de l’agence américaine avaient conclu le 17 octobre 1988 que «les réformes politiques proposées par le Président Chadli Bendjedid étaient une manœuvre qui présentait un risque stratégique de neutralisation de ses adversaires d’autant que le pays ne disposait pas des ressources nécessaires pour satisfaire les revendications de la population (des emplois et des aliments)». Ils ont ajouté que «ses réformes économiques risquaient de ne pas aller plus loin qu’une première période d’essai et les violences allaient s’accentuer (…) que les islamistes, faiblement structurés, profitaient de la situation pour faire pression sur le gouvernement et revendiquer un retour aux traditions islamiques (…) que la collusion entre les socialistes radicaux et certains hauts gradés de l’armée qui craignaient de perdre leurs privilèges pouvait constituer un véritable frein à son programme de réforme». Et de conclure : «Beaucoup considéraient le discours de Chadli du 19 septembre, où il admettait la gravité de la crise économique, comme une invitation aux manifestations. Et son hésitation à réprimer les manifestations leur a donné une tournure violente.»
L. H.


Ce que révèlent les documents de la CIA déclassifiés sur l’Algérie

Sarah Smail et Tewfik Abdelbari, TSA, 21 janvier 2017

L’Agence centrale de renseignement américaine (CIA) a déclassifié, mercredi 18 janvier, 12 millions de documents secrets – essentiellement historiques – de sa base de données. Désormais librement accessibles, pas moins de 8 700 d’entre eux concernent directement ou indirectement l’Algérie.

Espionnage, pétrole, politique, géopolitique… TSA a consulté les documents liés à l’Algérie et vous propose un résumé des principaux enseignements sur notre pays.

Quand la CIA entrevoyait les événements d’Octobre 1988

Dès février 1987, les États-Unis avaient anticipé une possible explosion sociale en Algérie. Dans un document intitulé « les défis grandissants de Benjedid », du nom du président de la République d’alors, la CIA s’interrogeait sur la capacité du régime à gérer le « mécontentement de la population ». « La crise économique a aggravé l’apparition de « factions au sein du régime (militaire, parti, gouvernement…) », explique l’agence américaine, qui s’oriente vers une lutte de clans au sein de l’appareil de l’État.

Dans le même temps, les services de renseignement américains s’inquiétaient d’une fragilisation de l’ex-président Chadli en raison de la crise économique, lui qui a tenté un rapprochement en douceur avec les États-Unis, notamment à travers sa politique de réformes économiques, à en croire le document.

Dans le même temps, la CIA faisait état de tensions sociales, en grande partie liées à l’effondrement des recettes pétrolières du pays. En effet, l’agence relevait des actes de protestation violente, notamment à Constantine et à Alger. À l’époque, le régime s’inquiétait aussi de l’influence grandissante de la confrérie des « Frères musulmans », indique la même source.

Le Sahara occidental et la stratégie Algérienne

Durant la même période, la CIA semblait accorder une grande importance au développement de la situation au Sahara occidental. Relatant les positions des belligérants (Maroc et Font Polisario), la CIA explique que ni l’un ni l’autre n’était en mesure de remporter une victoire militaire décisive, permettant de mettre définitivement fin au conflit.

L’Algérie, qui soutenait déjà le processus d’indépendance du Sahara occidental, l’avait également compris. Ainsi, plutôt qu’une victoire militaire, le gouvernement misât sur l’épuisement du Maroc, lié au coût de la guerre et de la mobilisation permanente de près de 100 000 soldats, indique une note de la CIA, datée d’avril 1987. L’Algérie estimait donc que le poids économique du conflit aurait raison de la volonté marocaine, précise la même source.

Cela dit, les différentes parties prenantes et l’Algérie semblaient bien conscientes de l’impasse de la situation et s’accordaient sur la nécessité d’une solution politique, poursuit la CIA. Ainsi, des négociations directes auraient eu lieu entre les gouvernements algérien et marocain, assure l’agence américaine. Dans le même temps, l’Algérie semblait proche d’un compromis, prévoyant une large autonomie du Sahara occidental inclus dans le Maroc mais sous une forme fédérale et sous tutelle des Nations Unies, à en croire le document.

Plusieurs documents de la CIA traitent de la relation entre l’Algérie et l’ancienne puissance coloniale française. L’agence américaine évoque notamment l’importance de notre pays pour l’ancien dirigeant de la France, Charles de Gaule, qui voyait en l’Algérie une « porte d’entrée » et de dialogue avec le mouvement des non-alignés.

Avant l’indépendance, les services secrets des États-Unis s’intéressaient déjà à la guerre d’Algérie. En effet, un document daté du mois de février 1956 parle de la montée en puissance de la « rébellion », anticipant « une crise aux proportions majeures » alors que les événements connaissaient une « accélération effrayante ». La CIA relevait, par exemple, une forte adhésion aux forces du Front de libération national (FLN), avec jusqu’à 40 00 « rebelles » dans les rangs, soit 6 à 8 fois plus qu’à la mi-1955, selon la même source.

Plus généralement, l’agence de renseignement américaine surveillait les soubresauts des relations entre l’Algérie et la France au lendemain de l’Indépendance. Maintes notes font référence à la coopération entre les deux pays, notamment à travers l’envoi de personnel coopérant en Algérie durant les premières années après la libération.

Surveillance du territoire et des livraisons d’armes soviétiques

Parallèlement, les États-Unis surveillaient de près les livraisons d’armes soviétiques à l’Algérie. En effet, une note secrète qualifiée de sensible décrit avec détail le déroulement de la cérémonie de livraison du premier sous-marin de l’histoire du pays post-indépendance, en janvier 1982. La CIA laisse entendre qu’elle avait une source extrêmement bien placée en mesure de livrer ce genre d’informations et cherchait donc à protéger son anonymat.

Par ailleurs, de nombreuses notes datant de périodes diverses relatent les différentes livraisons d’armes soviétiques, notamment des « missiles balistiques à moyenne portée ». Par exemple, un des documents de l’agence américaine parle clairement d’une mission de survol de la région de La Calle en 1965, afin de détecter d’éventuelles rampes de lancement pour ces types d’armement.
Après l’indépendance, prévision de la contestation de Ben Bella par Boumédiène

Le 14 septembre 1962, 9 mois avant le renversement du président Ben Bella par Boumédiène, un rapport de la CIA faisait état de la rivalité et indiquait : « l’autorité de Ben Bella et de son Bureau politique ne sont pas ouvertement contestés, du moins pour le moment. Le chef de l’Armée populaire algérienne, le colonel Boumediène, et son personnel militaire sont cependant des contestataires potentiels, tandis que les opposants à Ben Bella dans les wilayas III et IV retiennent leurs soldats et leurs armes. Ben Bella essaye de rassurer les intérêts européens, mais ces intérêts, ainsi que le gouvernement français, attendent des signes plus clairs de ce que sera son programme économique ».

Algérie-Maroc : les scénarios de la CIA

En mars 1987, un rapport de la CIA sur les relations entre l’Algérie et le Maroc explique qu’aucun des deux pays ne souhaite de guerre. Le rapport évalue cependant quelques scénarios, avec par exemple l’hypothèse d’un envoi de guérilleros algériens de l’autre côté de la frontière, ou de bataillons armés pour soutenir le Polisario, le Maroc étant peu préparé pour gérer la première option en particulier. La CIA répète que si l’Algérie ne se lance pas dans ce genre d’initiative, c’est probablement pour éviter une guerre directe avec son voisin. L’agence évalue cependant les facteurs qui pourraient provoquer une guerre (détérioration économique, pression radicale à Alger, mauvais calcul militaire…).

L’agence liste aussi des options que chacun des deux pays pourrait utiliser pour faire pression sur l’autre Pour le Maroc : raids surprises, faire planer des bombardiers au-dessus des régions clés… Pour l’Algérie : bombardement d’aérodromes, envoyer deux ou trois bataillons au nord du mur pour épuiser les défenses, mais se replier avant l’arrivée des renforts…

Selon la CIA, l’Algérie surestime l’ampleur des relations entre les États-Unis et le Maroc, tout geste (militaire) mettant en péril « les efforts américains pour maintenir une relation cordiale avec Alger ».

Le 17 mars 1983, un papier intitulé « scénarios de guerre entre Algérie et Maroc » avait été diffusé à plusieurs dizaines de destinataires. Une large part du document reste classifiée, donc masquée, mais les destinataires dont les noms sont apparents sont de hauts représentants de l’État américain (Maison blanche, Pentagone, Navy, administration…)

Guerre arabo-israélienne : « L’Algérie trahie par l’Égypte »

Plusieurs rapports font un état des lieux militaire de la guerre arabo-israélienne de 1973 et font mention de l’implication de l’Algérie aux côtés des pays arabes. Le 23 octobre 1973, à la veille de la fin de cette guerre et l’acceptation par l’Égypte du cessez-le-feu, un rapport fait état de « l’attitude générale en Algérie », qui est une attitude « de dégoût, en ceci que l’Algérie a ‘encore une fois’ été trahie par l’Égypte ». Le rapport indique que « la plupart des Algériens seraient amers quant au fait que le cessez-le-feu ait été conclu alors que l’Algérie se battait contre Israël, et croiraient que la Syrie a été ‘ruinée’ et trahie par l’Égypte ».

Le 30 août 1974, un rapport hebdomadaire fait état des difficultés créées par l’opposition de Boumediene à l’inclusion de la Jordanie dans les négociations de paix, l’OLP étant selon lui le seul représentant légitime des Palestiniens. « L’intransigeance de Boumediene semble faire exclure tout espoir que l’Algérie agisse comme médiateur en cas de difficulté lors de la prochaine réunion des ministres des Affaires étrangères égyptien et syrien avec des représentants de l’OLP ».

Soutien algérien aux forces révolutionnaires, rivalité avec la Libye

Le rapport met aussi l’accent sur le soutien algérien à certaines forces révolutionnaires étrangères. Notamment, en juillet 1984, un rapport sur la construction militaire du Nicaragua et le « soutien à la subversion en Amérique centrale » indiquait que « jusqu’en 1982, les livraisons d’armes soviétiques aux Sandinistes se faisaient d’abord via l’Algérie, à partir de laquelle elles étaient transférées sur des cargos commerciaux, peut-être pour masquer la profonde implication de Moscou au Nicaragua ».

Selon le rapport, après 1982, les envois d’armements depuis l’Union soviétique et la Bulgarie se sont d’abord faits sur leurs propres vaisseaux. En 1985, la CIA pensait aussi que les Sandinistes avaient reçu de l’Algérie environ 25 millions par an en devises, via la revente par Managua de pétrole brut à des tiers.

En août 1986, la CIA évaluait le soutien algérien au révolutionnaire non-aligné Thomas Sankara, président du Burkina Faso depuis un coup d’État militaire en 1983 jusqu’à son assassinat lors d’un nouveau coup d’État mené par Blaise Compaoré en octobre 1987. Selon le rapport, c’est pour « limiter le rôle de la Libye en Afrique de l’Ouest et pour développer sa propre sphère d’influence » qu’Alger a fourni à Ouagadougou « une aide militaire et économie limitée ». Une partie du document, classifié, laisse supposer aussi qu’Alger a fourni de l’armement et un entraînement à un petit nombre de pilotes burkinabés.

Le rapport affirme que selon « l’ambassade », en 1985, Alger a donné au Burkina quatre millions de dollars d’aide économique et une quantité inconnue de pétrole. Selon le rapport, l’ambassade pense aussi que « le président Benjedid conseille probablement à Sankara de modifier la radicalité de sa position, de prendre ses distances par rapport à Kadhafi, et d’essayer d’aller vers une plus grande coopération avec ses voisins ».

« Comment pouvons faire affaire avec des voleurs ? »

En 1971, un télégramme à la Maison blanche de l’ambassadeur américain à Paris, M. Watson, reflétait les inquiétudes de Paris et de l’ambassadeur sur l’effet qu’aurait le commerce algéro-américain sur la France. L’ambassadeur écrit que le président Pompidou lui a affirmé qu’ils (les Américains) étaient « naïfs » de penser pouvoir faire des affaires sur le long terme en Algérie. « S’ils peuvent nationaliser les compagnies françaises qu’est-ce qui les empêche de nous faire des crasses à l’avenir ? », écrit l’ambassadeur, s’inquiétant : « si les Algériens peuvent nationaliser les compagnies pétrolières françaises en Algérie puis vendre la production à des compagnies privées américaines, pourquoi les Arabes saoudiens ne feraient-ils pas la même chose avec Aramco ? »

La crainte de l’ambassadeur est « qu’un accord américain avec les Algériens cause une vague d’expropriations à travers le monde ». Pour finir, il interroge : « sur une note personnelle, comment pouvons nous faire affaire avec des voleurs ?

Immigration algérienne en France

En 1986, un rapport de la CIA est consacré au « problème » de l’immigration en France. Ce rapport, qui étudie les politiques d’immigrations françaises de manière générale, estime à cette époque le nombre de harkis originaires d’Algérie à 400 000, et le nombre de « beurs » à 800 000, ces descendants de migrants étant définis comme des « Arabes de deuxième génération nés en France, dont beaucoup ont la nationalité française mais restent « culturellement à part ».