Interview d’Abdelkader Tigha à Medi1Sat

Interview d’Abdelkader Tigha à Medi1Sat (26 mars 2007)

Pour voir la vidéo: http://www.dailymotion.com/register/8c1052a3420549d500ac95a44/2808455

Je vous le disais en titre : on commémorera dans quelques jours l’enlèvement des moines de Tibhérine en Algérie. Peu d’informations encore sur les commanditaires et sur l’articulation de cet événement terrible. Pour aller plus loin, nous avons interviewé Abdelkader Tigha, qui faisait partie des services secrets algériens au moment des faits. L’homme demande maintenant l’asile politique en France. Cet entretien est une exclusivité Medi1Sat.

Printemps 1996. Sept moines qui vivaient en harmonie avec les populations montagnardes algériennes sont froidement tués. L’Algérie vit les pires heures des années noires du terrorisme. Enlevés en pleine nuit dans leur monastère de Tibhérine, ils sont portés disparus. Cinquante-six jours plus tard, seules leurs têtes ont été retrouvées sur le bord d’une route. Depuis, de nombreuses questions restent sans réponse. Qui les a exécutés ? Quelle est l’implication des pouvoirs sécuritaires de l’époque ? Fait troublant, au moment du drame, l’armée a lancé une grande offensive dans la zone où se trouvaient les moines et les groupes armés.

Alors, qui détient la vérité ? À ce propos Abdelkader Tigha, un ancien membre influent du Renseignement algérien, dit détenir des informations top secret sur cet assassinat. Quelque temps après les faits, il fuit Alger. Après huit ans de cavale, Damas, Bangkok, Amman, Amsterdam, il est aujourd’hui à Paris et demande l’asile politique, une protection de la France qu’il considère comme un dû.

Abdelkader Tigha : Je suis venu en France, étant donné que j’ai des antécédents avec l’État français, la France officielle. C’est la France officielle, c’est l’ambassade de France à Damas qui m’a [d’abord] accueilli. J’ai été pris en charge aux frais du gouvernement français jusqu’à la Thaïlande, le billet d’avion et tout. J’ai été auditionné à l’intérieur de l’ambassade de France [à Bangkok], j’ai demandé l’asile à l’intérieur de l’ambassade de France. Cela veut dire, sur le territoire français à l’époque. Mais comme vous connaissez déjà le parcours, c’est eux qui m’ont ruiné en Thaïlande, par raison d’État. Ils ont dit clairement : « M. Tigha, on ne peut pas vous donner l’asile en France, on ne veut pas de problèmes avec votre chef. » Qui est mon chef, en l’occurrence ? Le général Smaïn Lamari [numéro deux du DRS]. Donc ils ont collecté des informations concernant mon service, mais ils ne m’ont pas donné l’asile.

Medi1 Sat : Pourquoi cela n’a-t-il pas été possible dans d’autres pays comme les Pays-Bas, par exemple ?

Je suis arrivé aux Pays-Bas en décembre 2003. Au cours de la première interview déjà, ça a commencé avec les coups de téléphone à la haute hiérarchie : « Ce gars-là il vient, qu’est-ce qu’on fait avec lui ? » Ils m’ont mis en détention, dans un centre de rétention pendant une durée de dix mois. J’ai été libéré, en attendant la décision sur l’asile. J’ai reçu une décision positive du tribunal d’Amsterdam , elle est là. L’ambassade d’Algérie a essayé d’influencer le ministère des Affaires étrangères. J’ai là devant vous une lettre de l’ambassadeur algérien qui est accrédité aux Pays-Bas, un diplomate, M. Noureddine Djoudi – c’est écrit là, vous pouvez voir sa signature -, qui a signé une lettre et qui a envoyé cette lettre au MAE hollandais et à la presse hollandaise. Disant quoi dans cette lettre ? « M.  Tigha est un terroriste international d’Al-Qaida. » Ça, c’était pour torpiller l’asile et pour vous envoyer directement à Guantanamo. Comme ça, vous vous taisez, il n’y aura pas de témoignage en France, il n’y aura rien.

Représentez-vous un danger pour les responsables algériens ?

Mais Monsieur, le danger ce n’est pas pour tout le pouvoir algérien, il faut différencier. Il ne faut pas diaboliser tout le pouvoir algérien, toute l’armée algérienne ou bien tous les services de renseignement algériens, quand même ! Nous avons l’armée algérienne, l’Armée nationale populaire qui est la colonne vertébrale du pays. Mais il y a un clan, le clan des généraux, et le clan du service de renseignement, à leur tête M. Smaïn Lamari et le colonel Djebbar Mehenna. Ça, c’est ce que j’appelle « le clan ». Ils ont confisqué le service de renseignement.

Ils ont peur que vous alliez demain là où il y a la justice internationale, surtout aux Pays-Bas, ils ont peur que vous alliez témoigner dans un procès quelconque contre eux, et cela, c’est la merde pour eux. Donc il faut éviter à M. Tigha l’asile dans les pays civilisés pour ne pas avoir des soucis. Et maintenant en France, c’est la même chose. Je sais pertinemment – mon arrivée maintenant a été rendue publique dans la presse – qu’ils sont en train de négocier avec les partenaires français, comment faire avec ce cas. Voilà.

Quel type d’information détenez-vous ?

Moi, je détiens des informations crédibles. J’étais là-bas. J’ai vécu au cour de la guerre civile. Il y avait des exécutions sommaires, et il y avait des massacres, dont le régime avait une grande responsabilité. Cela veut dire : ce n’est pas l’armée qui est allée massacrer un village, comme ça, directement, mais il y a une responsabilité de l’État. Il y a l’affaire des moines de Tibhérine, des religieux, il y a d’autres affaires, il y a eu 250 000 morts.

Quel était l’intérêt des services algériens de manipuler la mort des moines de Tibhérine ?

Les moines de Tibhérine, à l’époque, à Médéa, du côté de Blida, c’était le CTRI de Blida qui en était en charge. Ils en avaient marre des moines ! C’est clair, ils n’avaient pas un respect pour ces religieux. Ils savaient, au CTRI, ils avaient un dossier de suivi sur les moines, comme étant impliqués, selon eux, dans un soutien aux groupes terroristes de passage dans la région, alors que les moines faisaient à l’époque un travail humanitaire : ils soignaient des blessés terroristes ; du GIA, ils s’en fichaient ; quelqu’un qui vient chez eux, ils l’aident, même un militaire.

Donc eux, ils en avaient marre de ces religieux. Alors, pour les services au CTRI, c’était impossible de les arrêter et les traduire devant une juridiction pour aide et assistance à groupe armé. Ils avaient demandé à l’administration de Médéa à l’époque, par le biais du wali, de saisir les moines et de les sommer de partir. Mais ils ne voulaient pas partir. Ils ont préféré vivre la guerre. Mais ils n’ont pas pris parti, c’est ça le problème. Donc ils avaient infiltré quelqu’un dedans, je ne peux pas vous donner des détails maintenant, ils avaient monté ça : 1) c’est pour les chasser, les faire partir, directement ; 2) c’est pour décrédibiliser la mouvance islamiste en général, disant voilà c’est des monstres ; 3) c’est pour avoir le soutien de la France ; effectivement ça a réussi.

Qui étaient les auteurs des enlèvements ?

Il faut comprendre une chose : 1) ce n’est pas l’armée qui a assassiné les moines ; 2) c’est l’armée, les services d’ailleurs, qui étaient derrière l’enlèvement. Mais l’affaire a tourné mal. C’est tout. Le bonhomme qui a décidé de l’enlèvement des moines, c’est un terroriste bien sûr, mais lui, c’est un responsable du GIA, et lui, c’est l’agent du CTRI de Blida. Ce responsable – je ne peux vous donner le nom maintenant -, il était l’agent recruté par le CTRI de Blida. Il était pris en charge par ce qu’on appelle l’officier manipulateur, d’ailleurs je peux vous donner son nom, c’est le commandant Allouache Abedlhafidh : il était capitaine à l’époque, et il est en même temps le neveu du général-major Attafi, qui était chef de la DGSE algérienne. Voilà, donc ils ont planifié ça, mais ça a tourné mal, et c’était malheureux.

Considérez-vous que les services spéciaux algériens sont toujours aussi puissants ?

Qui était le chef de campagne présidentielle de Bouteflika au niveau du département de Blida ? C’est une wilaya qui est très grande, et importante. C’est qui ? C’est un milicien du service du CTRI, qui s’appelle Sidi El-Kebir Mohammed, et son frère, Sidi El-Kebir Noureddine : ces deux industriels, ils étaient dotés d’armement par le CTRI de Blida et c’était en même temps des financeurs du GIA à l’époque, puisqu’ils avaient de l’argent. Ils étaient des agents du CTRI de Blida et, en même temps, c’est le directeur de campagne présidentielle de M. Bouteflika.

Les accusations d’Abdelkader Tigha pourraient avoir une lourde conséquence, mais aujourd’hui reste une question sans réponse : si la France ne lui accorde pas le droit d’asile, où pourrait-il aller ? Voilà, c’est la fin de ce journal, merci de votre attention.