Le rappel qui fache

LE RAPPEL QUI FACHE

par M. Saadoune, Le Quotidien d’Oran, 23 mars 2014

Il faut toujours se réjouir quand des Algériens se parlent, se rencontrent ou «convergent» plutôt que de se faire la guerre. A la salle Harcha, vendredi, des hommes qui incarnent, à leur manière, la plongée dans la violence du pays au cours des années 90 respiraient le même air. Mais attention aux malentendus. S’il est légitime de s’exprimer en «commun» contre un quatrième mandat – qui décidément ne «passe pas» -, cela ne fait pas une perspective politique.

Bouteflika fait partie du régime, il n’est pas le régime à lui tout seul. Etre contre le quatrième mandat ne constitue pas une base pour une «convergence» politique. Et ce n’est pas regarder dans le rétroviseur que de dire que ceux qui étaient réunis à Harcha ont un lourd contentieux à apurer. Entre eux. Et avec leur société. Car si l’on reste dans le non-dit – genre on ne parle pas du passé, on s’occupe de Boutef -, on retombera rapidement dans le jeu dans lequel excelle le régime. Faire peur aux «modernes» en relançant la «menace intégriste», une option qui fonctionne parfaitement. Faire peur aux conservateurs sur le thème des «valeurs» menacées par les «occidentalistes». Il s’agit de manière prosaïque d’attenter systématiquement aux libertés des «autres» sous le prétexte qu’ils menaceraient les «nôtres». Du coup, le régime aligne tout le monde sur «pas de libertés pour tous» en se payant le luxe de paraître celui qui joue les modérateurs.

Dans les années 90, cette démarche «clivante» a poussé des gens présumés de gauche jusqu’à conceptualiser une théorie absurde de l’existence de «deux peuples» en Algérie, l’un «moderne» et l’autre «intégriste». La situation politique actuelle avec ses côtés hallucinants qui désolent et inquiètent des Algériens aux opinions très divergentes voire conflictuelles sert de base pour une rencontre conjoncturelle. C’est déjà un progrès en soi pour des gens qui trouvaient, il y a peu, «inimaginable» de se rencontrer. Mais cette rencontre sera sans lendemain si les questions qui ont fait avorter le processus démocratique tout en provoquant un terrible traumatisme dans la société continuent d’être évacuées. La question du rejet de la violence pour accéder ou se maintenir au pouvoir n’est pas une affaire «théorique» dans le cas de l’Algérie. Le principe du «one man one vote» ne l’est pas non plus puisqu’il a été contesté dans les années 90 au nom de l’idée «moderne» qu’on ne doit «pas jouer avec des électeurs analphabètes».

L’amnésie officielle sur les violences des années 90 n’est pas une solution. Et les acteurs politiques qui aujourd’hui parlent de «changer le régime» ne pourront pas progresser s’ils font semblant d’ignorer ce qui a fait si douloureusement capoter le processus démocratique en Algérie. Si on ne tire aucun enseignement politique de cette affreuse période, on n’avancera pas. C’est pour cela que s’il faut se réjouir de la «rencontre» de Harcha, il ne faut pas la surdimensionner. Il y a encore beaucoup de chemin à faire pour reconstruire le «consensus national». Mais on peut déjà, si on veut faire œuvre utile, prendre dans ce que les Tunisiens ont déjà réalisé. Accepter, sans tergiverser, le principe de «liberté de conscience» serait par exemple un grand pas. Et surtout discuter sans rien occulter.