Entretien avec Sid Ahmed Ghozali

Entretien avec Sid Ahmed Ghozali

Hadjer Guenanfa, TSA, 9 avril 2014

La campagne électorale touche à sa fin. Quel bilan faites-vous ?

À parodie d’élection, parodie de campagne. Le bilan ? Une mascarade où le grotesque le dispute à l’indigne, tout ça au prix d’une scandaleuse dissipation de ressources publiques. On a beau être habitués depuis quinze ans à voir jeter l’argent public par les fenêtres, on reste interdits devant ces fabuleux gaspillages. Tout ça pour un résultat décidé à l’avance. Ce n’est pas nouveau.

Qui sera « le moins mauvais » du cru 2014 ? Je n’en sais rien. On a incrusté dans les esprits que l’enjeu était le quatrième mandat et cela est faux. Ce n’est pas le vrai problème. Peu importe de savoir qui sera le président à partir du moment où il n’a jamais été celui qui décide ou celui qui exerce les missions qui lui sont fixées par la Constitution. Ceux qui décident sont dans l’ombre. Ce n’est pas une hypothèse mais la réalité.

Le fait est que nous sommes dans une nasse et le responsable est le pouvoir politique.

De qui ce système est-il constitué ?

C’est le système du gouvernement occulte. À l’époque de Boumediene, le « boss » c’était lui. Dès qu’il est parti, on s’est gardé de lui donner un successeur. Et il ne faut surtout pas que quelqu’un prétende être le chef du système, ce serait un péché capital. N’essayez pas de mettre des visages, ce n’est pas une question de personnes. Avec le temps, les visages changent, le système et ses synergies restent. C’est une partie du DRS mais avec toutes ses ramifications civiles et militaires dans l’administration, les medias, les entreprisses, la société civile et militaire. Une partie seulement du DRS ; car être du DRS ne signifie nullement être décideur loin s’en faut : les soldats qui continuent à exposer leur vie pour assurer notre sécurité ne sont pas forcément dans la décision politique.

Vous pensez au général Toufik ?

Il est un membre éminent, dites même proéminent du système, il n’en est pas le chef. Ni lui, ni le Président ne sont les successeurs de Boumediene en tant que chef du système.

Encore une fois, la question centrale n’est pas une question de personnes : c’est la nature du système qui est en cause, non pas les personnes qui sont aux manettes. Vous avez Madame Guenanfa tout le loisir et le droit, pas forcément les raisons objectives, de contester ou réfuter ma propre vision des choses, mon analyse, pas de la dénaturer. La persistance de cet exercice qui consiste à vouloir me faire prononcer des noms aurait pour effet de dénaturer mes propos, je vous l’ai dit en préalable à cet entretien et en facteur commun à toutes mes réponses à vos questions.

Les hommes changent, les responsables actuels, les plus élevés de la hiérarchie, partiront bien un jour ou l’autre, cela ne veut pas dire que le système changera pour autant. On l’a vu après les départs successifs qui les ont précédés, soit vers la retraite soit vers la mort.

Le président Bouteflika a-t-il des pouvoirs réels ?

En droit, il a des pouvoirs considérables. En fait, absolument pas ! Il y a lieu de ne pas confondre « président de la République » et comparse, même éminent, jouant le rôle de président de la République. Pourquoi, durant 1999 à 2001, avons-nous entendu le président clamer avec insistance « Je ne suis pas un trois quarts de président » ? Qu’est-ce que le pouvoir ? Ce sont les hommes qu’on nomme, l’argent, les moyens de violence légitime et d’influence.

En droit, c’est le président qui nomme directement ou par délégation ; en fait et avant que la personne ne soit nommée, le dossier de chaque candidat à un poste doit être examiné par les services de sécurité pour habilitation. Cela se fait dans tous les pays du monde… mais pour 100 ou 200 personnes. Chez nous, cela se fait pour des centaines de milliers de personnes. Et ça concerne tous les fonctionnaires de l’État, du plus haut de l’échelle, du président de la République, jusqu’au chef de daïra et même en dessous. Personne ne peut être nommé sans l’accord des services.

Vous réfutez l’existence d’une guerre des clans. Mais les derniers changements opérés au sein du DRS confirment un peu cette guerre…

Il ne s’agit pas de réfuter l’existence de clans, de contradictions d’intérêts ou de rivalités politiques personnelles. Mais il y a des fondamentaux sur lesquels l’oligarchie ne peut être divisée. Avec les scandales liés à la corruption dans le secteur de l’énergie, on a parlé d’une guerre entre un prétendu clan du président et un présumé clan des services de sécurité. Eh bien, je n’y crois pas. Je sais que, chez nous, le président n’a jamais été élu mais qu’il a été désigné par les services. S’il y avait une guerre, ils ne l’auraient pas laissé en place pendant quinze ans.

Quelle signification donner aux changements au sein du DRS ?

Je n’en sais rien, mais ce n’est pas la première fois qu’il y a des changements d’organigrammes et dans ce qui nous préoccupe, cela n’a aucune espèce d’importance. Est-ce qu’un changement de gouvernement est un événement politique dans les pays du monde ? Oui. Mais pas en Algérie. En quinze ans, il y a eu treize remaniements ministériels, plus ou moins partiels. On vous donne Madame des os à ronger pour vous occuper. La question préalable que vous refusez de vous poser, pour la plupart, la seule et la vraie, est la suivante : est-ce que le système est bon pour le pays ou non ? Moi je dis qu’il est mauvais pour plusieurs raisons notamment le bilan, les erreurs commises et l’irresponsabilité. Pour raison d’erreurs conceptuelles totalement erronées en matière de fonctionnement.

Mais ces changements ont été, officiellement, décidés par le président de la République…

Oui mais d’apparence seulement ! Peut-être lui dans la réalité mais pas nécessairement lui. Depuis déjà 35 ans on vous répète périodiquement que les militaires sont rentrés dans les casernes. Cela fait 15 ans que le Président nous dit qu’il n’est pas un trois quarts d’un président et qu’il est le chef. Eh bien, (les décideurs) contribuent à faire propager cette idée parce qu’elle est favorable à leur image. L’image d’une armée républicaine qui obéit aux ordres. Vous ne me ferez jamais croire, ni accepter, parce que c’est contraire à la réalité, qu’un serviteur du régime à la tête d’un parti du régime puisse culpabiliser la justice algérienne, innocenter un ministre en examen, et attaquer le haut responsable des services de sécurité.

Vous parlez de Amar Saadani ?

Citer des noms est contraire à mon éthique, à ma culture et surtout à ma conviction : il ne s’agit pas d’un problème de personnes mais d’un système qui est mauvais indépendamment des personnes. Un président doit commencer d’abord par renforcer la justice. Il ne peut pas y avoir de vie politique ou sociale normale sans justice performante et indépendante. Le premier venu accuse ouvertement la justice d’être partiale dans les affaires de corruption et il se substitue à la justice.

Depuis quelques jours, les appels se multiplient en faveur d’une période de transition après le 17 avril. Comment voyez-vous cette période ?

On parle de transition depuis 1989. Peut-être depuis 1980 : feu le président Chadli interpellait volontiers ses interlocuteurs étrangers : « Vous ne parlez toujours que de Gorbatchev en matière de réformes, mais moi j’ai commencé les réformes en 1980 ! »

Quelle drôle de « transition » que celle qui a duré 25 à 32 ans et qui va durer je ne sais combien de temps encore. Le mot n’est pas utilisé avec le même sens partout. C’est un peu comme dans une auberge espagnole, on y trouve ce qu’on y apporte. Est-ce que ce régime doit disparaître immédiatement ? Je dis que ce n’est pas possible, on ne peut pas passer du jour au lendemain d’une situation d’autoritarisme absolu à une situation d’État de droit et de démocratie. Dans ce contexte, tout le monde ne peut être que d’accord sur la nécessité d’une transition. Reste la question qu’on peut se poser par rapport à ces initiatives : sont-elles personnelles ou s’agit-il d’initiatives « pour le compte de…» ? Car ce sont des initiatives proposées au régime en place. Or, celui-là refuse le changement.

Dans sa lettre, Liamine Zeroual était presque alarmiste…

Interrogez-moi sur ma propre conception des choses. Ceci étant, je ne trouve pas alarmiste comme vous dites que d’exprimer une inquiétude fondée. Encore que l’on est en droit de penser qu’étant donné sa notoriété et l’autorité morale de l’ancien président, c’eût été mieux pour l’Algérie, que de mettre en garde le système envers « l’erreur du troisième mandat » avant la modification de la Constitution en 2008. En réalité, toutes ces initiatives que vous citez s’inscrivent dans des logiques qui sont très différentes de la mienne.

Personnellement, je ne fais pas un appel à X, Y ou Z pour qu’ils nous règlent le problème. En Algérie, la négociation est impossible entre le pouvoir et la société, on ne peut négocier avec « l’autre » sa propre disparition. Qui dit période de transition, dit l’existence d’un consensus pour changer le système donc de partir d’une situation à une autre. Est-ce que nous en sommes là ? Non. Cela fait 25 ans qu’on parle de transition, ce n’est qu’un subterfuge pour régénérer le système. Souvenez-vous que l’Assemblée nationale s’appelait déjà Conseil national de transition de 1992 à 1997.

Comment peut-on mettre en place une véritable transition ?

Seul un vrai président de la République jouissant de la légitimité populaire, avec une volonté et une ambition collective peut diriger et conduire à bon port une véritable transition.

Est-ce que l’institution militaire aura un rôle à jouer ?

Si c’est le système lui-même qui crée les structures de transition et désigne les hommes qui les composeraient, il n’y aura pas de transition ou il y aura une transition comme celle de 1989 c’est-à-dire un leurre. Dans une transition dirigée par un président légitime, s’il y a un rôle à prévoir (pour cette institution), c’est ce qui s’est passé en Turquie par exemple. L’armée a dirigé la vie politique mais institutionnellement et dans la transparence, pas en disant « je suis sortie de la vie politique ». Combien de fois on a entendu les chefs militaires chez nous dire qu’ils ne font plus de politique ?

Le statut de l’armée ne peut être celui d’une institution ou d’un ministère ordinaires, c’est une institution qui assure la sécurité du pays. Quel que soit son rôle, il sera inscrit dans le marbre. Elle n’aura plus à gérer la vie politique. La gestion de l’État incombe au pouvoir civil issu de la volonté populaire. Ce n’est pas le rôle de l’armée de conduire la société comme on conduit un troupeau de bestiaux.

L’ordre institutionnel dont nous avons besoin doit reposer sur le précepte fondamental de la bonne gouvernance comme il définira clairement la place qui y échoit à chaque corps social, civil ou militaire.

Ce n’est pas aux forces armées mais au pouvoir civil émanant de la volonté populaire d’assumer la gestion de l’État ou le gouvernement de la société.

Le changement ne peut se faire sans l’armée encore moins contre l’armée. En même temps, il faut bien se dire que le refus du changement dans l’ordre expose au changement dans le désordre.

À force de verrouiller la vie politique, de brider toute initiative citoyenne qui ne plait pas au prince, c’est la pire des éventualités que l’on favorise : celle où des forces et intérêts extérieurs interviendraient pour imposer le changement malgré l’armée, voire contre l’armée.

Le pouvoir fait de la résistance. Est-ce que le changement par la rue est inévitable ?

Je le crains parce que c’est le plus mauvais des changements. C’est le changement imposé par l’extérieur car dans une rue non organisée, ce sont les forces et les intérêts extérieurs qui prennent le dessus. Le problème est qu’on n’a pas laissé s’installer un intermédiaire entre le pouvoir et la population. Donc il y aura sûrement des problèmes de rue quand le pouvoir n’aura plus d’argent pour acheter la paix sociale. Cela peut arriver dans deux ou trois ans. Peut-être avant.

Que pensez-vous du retour de l’ex-FIS revendiqué par ses leaders ?

Il ne reviendra pas. La plupart des cadres du FIS ont quitté le parti à partir du moment où il s’est impliqué dans le terrorisme.

Abassi Madani a signé récemment un communiqué où il appelait à une période transition…

De lui-même ou sur inspiration soufflée d’ailleurs ?

Quel regard portez-vous sur l’arrêt du processus électoral plus de vingt ans après ?

Un coup d’épée dans l’eau. Nous avons arrêté le processus mais nous n’avons pas tiré finalement les leçons pour le bien du pays. C’est cela que je regrette. Mais si j’avais eu en 1991 une boule de cristal me dévoilant ce que le régime allait faire après l’arrêt du processus électoral, j’aurais peut-être agi autrement. Mais cela n’aurait de toute façon rien changé pour l’Algérie, sauf que personnellement je serais tombé « sur le champ d’honneur de la démocratie » et non avec l’image d’un acteur de putsch.

Ça reste de la politique fiction.

Vous rencontrez régulièrement des responsables étrangers dont John Kerry, récemment. Quel regard porte réellement les étrangers sur l’Algérie au-delà du discours officiel sur la stabilité ?

Les étrangers ne connaissent pas l’Algérie ; ils ont donc le regard des gens qui ne connaissent pas l’Algérie. Vous-même, vous avez du mal à comprendre comment fonctionne le système. En 2004, par exemple, toutes les chancelleries étaient convaincues que Bouteflika « c’était terminé ».

Même celle des États-Unis ?

Non, ce qui laisse croire que les choses ont été pré-arrangées avec eux ! Vous pensez que « le moins mauvais » d’entre nous est tombé du ciel en 1999 ? Moi pas.

Sont-ils inquiets ?

C’est tout le problème de la relation entre le monde occidental et notre pays, comme avec tous les pays arabes. Nous sommes tributaires des erreurs de la vision qu’ils ont eux-mêmes de leurs propres intérêts vis-à-vis de nous. Nos voisins occidentaux par exemple cherchent à faire des affaires. Ils sont donc conduits à être complaisants vis-à-vis du pouvoir en place, notamment en ce qui concerne le problème d’État de droit.