Ali Benflis: «Nous voulons un changement dans l’ordre, le gradualisme et l’apaisement»

Ali Benflis. président de Talaîe El Houriat

«Nous voulons un changement dans l’ordre, le gradualisme et l’apaisement»

El Watan, 2 octobre 2016

Deux ans depuis la conférence de Mazafran, l’opposition peine à forger un rapport de force, le mieux à même d’amener le pouvoir à la table des négociations. L’ICSO a-t-elle atteint ses limites objectives ?

Je ne me suis jamais, quant à moi, inscrit dans la logique d’un rapport de forces entre le pouvoir et l’opposition. Pour moi, il y a une cause politique qui rassemble l’opposition nationale et cette cause doit être défendue, que le rapport de forces lui soit favorable ou défavorable. C’est une question de choix et de conviction et l’on n’abandonne pas ses choix et ses convictions juste parce que, conjoncturellement, le rapport de forces semble défavorable. La cause dont nous parlons est celle de la modernisation de notre système politique.

Cette modernisation est impérative et inéluctable ; les rapports de forces peuvent en différer l’échéance, mais ils ne pourront jamais contenir indéfiniment sa survenance. Notre système politique est en bout de parcours. Il est à court d’idées et n’a plus de souffle. Il est en panne d’imagination et d’initiative. Il s’est installé dans le confort du déni de la réalité et de la fuite en avant. Il n’a plus le pays en tête, mais seulement sa survie.

Et c’est par l’archaïsme de ce système et son refus obstiné de tout changement que s’expliquent l’Etat national fragilisé, l’économie nationale en déshérence et tous les périls de la déstabilisation sociale qui pèsent sur notre pays. Ces réalités, les unes plus lourdes que les autres, aucun rapport de forces ne peut les démentir. Au vu de ces réalités, il est évident pour moi que l’opposition nationale marche dans le sens de l’histoire ; le pouvoir en place s’est, quant à lui, posté à contre-courant de cette même histoire. Et cette réalité là, il n’y a pas non plus de rapport de forces qui puisse l’effacer.

Cette coalition de l’opposition ne court-elle pas le risque d’éclatement à la veille des élections législatives ?

D’abord soyons précis dans l’usage que nous faisons des concepts. L’opposition n’a pas fait jusqu’ici le choix de s’organiser en coalition politique. Le seul choix qu’elle a fait à ce jour est celui d’une instance de consultation dont elle s’est dotée et qui n’empiète pas sur l’autonomie de choix et de décision de ses composantes. A l’occasion de la réunion constitutive de l’Instance de consultation et de suivi de l’opposition (ICSO), j’avais personnellement suggéré d’ériger cette instance en cadre de concertation, mais cela avait été jugé à l’époque prématuré. J’ai respecté et je respecte toujours ce choix.

Ce à quoi je veux en venir à travers ces rappels, c’est que dès lors que l’opposition nationale n’est liée que par des liens de consultation, la participation ou la non-participation aux prochaines échéances électorales relèvent des prérogatives souveraines des partis. J’ajoute à ce premier constat un second qui est que l’ICSO est composée actuellement de partis ayant boycotté les échéances électorales de 2012 et d’autres qui y ont participé et cela n’a pas empêché le rapprochement entre toutes ces forces politiques en dépit des différences entre leurs choix électoraux. J’ajoute, enfin, un troisième et dernier constat.

Le ciment qui unit les forces politiques organisées dans le cadre de l’ICSO, c’est la revendication d’une transition démocratique et non pas la participation ou la non-participation aux élections. Dans ces conditions et aussi longtemps que prévaudra la revendication commune et rassembleuse d’une telle transition, je ne vois pas personnellement de raison objective à l’éclatement des rangs de l’opposition.

Votre parti accuse le pouvoir politique d’entretenir «l’impasse politique» ; dans quel objectif le fait-il ?

Plus qu’entretenir l’impasse politique, le régime politique en place l’incarne au plus haut point. Je parle avec constance de crise de régime au sens politique et constitutionnel du terme. Qui dit crise de régime, dit crise de légitimité, crise institutionnelle du fait d’institutions de la République devenues non fonctionnelles et crise constitutionnelle, puisque notre Loi fondamentale ne régule presque plus rien.Voilà où se situe le cœur de l’impasse politique que le pouvoir en place incarne et qu’il perpétue. Vous me demandez «dans quel objectif» il le fait.

Cela n’est un secret pour personne. Le régime politique en place sait qu’à travers cette impasse politique qu’accompagnent une crise économique d’une gravité sans précédent et les signes annonciateurs d’une déstabilisation sociale qui se multiplient, ce qui est en jeu, c’est sa survie même. En dehors du pouvoir en place et sa périphérie immédiate, tout le monde est conscient de l’exceptionnelle gravité de cette crise de régime et des menaces réelles qu’elle comporte pour la pérennité de l’Etat national, pour l’unité de la Nation et pour la cohésion de la société.

Tout le monde, sauf le régime politique en place qui ne pense qu’à lui-même, qu’à sa reproduction ou à sa reconduction sous les mêmes formes archaïques plutôt que de penser au pays et aux défis qui s’accumulent devant lui et qu’il empêche de relever.
Oui, le régime politique en place est dans une logique de survie et une démarche de reproduction et de reconduction. Ses ambitions et ses horizons s’arrêtent là.

Vous ne cessez de marteler la vacance du pouvoir… quelle analyse faites-vous de ce pouvoir ? Est-il cohérent et homogène, ou bien divisé ?

J’avais déjà déclaré que le centre de la décision nationale n’est plus identifiable. J’ai longuement parlé depuis des forces extra-constitutionnelles qui ont fait main basse sur le centre de la décision nationale. Ce que je constatais il y a deux ans se confirme malheureusement chaque jour que Dieu fait.

Mais la persistance de l’impasse politique actuelle finira bien par épuiser tous les mauvais choix que le régime politique en place enfile les uns après les autres. Alors il faudra bien revenir à l’essentiel. Et l’essentiel finira par s’imposer car il ne s’agit pas moins que de la modernisation de notre système politique par laquelle devra nécessairement passer le redressement économique du pays et son développement social. La crise économique aiguë à laquelle le pays est actuellement confronté, de même que ses coûts sociaux qui vont en s’alourdissant sont au cœur de toutes les préoccupations et de tous les débats. Ne nous trompons pas de diagnostic : il n’y aura pas de redressement socioéconomique pour notre pays sans modernisation de notre système politique.

Demandez-vous une présidentielle anticipée ?

Comme je viens de le souligner, ma perspective est plus large et plus globale : c’est la perspective de la modernisation de notre système politique. Les élections n’en sont qu’un élément aux côtés d’autres. Lorsqu’un système politique atteint ses extrêmes limites comme cela est le cas du nôtre, la réponse à apporter ne peut pas se réduire à l’organisation d’élections. Il faut que ces élections servent à dégager une alternative politique crédible et praticable. Durant la dernière élection présidentielle et depuis cette date, j’ai formulé ma conception de cette alternative à travers un «plan global de règlement de la crise de régime».

Je vous épargne les détails de ce plan et je me limiterai à rappeler ses axes essentiels : organisation d’élections du sommet à la base sous l’égide d’une instance réellement indépendante de l’appareil politico-administratif ; constitution d’un gouvernement d’union nationale par les forces politiques représentatives que ces élections auront fait émerger ; adoption d’un pacte de la transition démocratique au moyen duquel les forces politiques prendraient les engagements nécessaires à l’effet de mettre cette transition à l’abri de les toutes dérives possibles ; élaboration d’une nouvelle Constitution pour la république par un organe émanant du nouveau Parlement légitime ; octroi à l’Armée nationale populaire le rôle d’accompagnement et de garantie du bon déroulement de la transition démocratique.

Les maîtres-mots de cette démarche sont : l’ordre, le gradualisme et l’apaisement. Notre pays a un besoin urgent de changement, et ce changement pour être profitable au pays devra nécessairement être ordonné. De même, ce changement devra être rassembleur et intégrateur et ne jamais être perçu comme la victoire d’un camp sur un autre. Enfin, ce changement ne saurait être conduit avec la mentalité du «tout et maintenant». Il n’est pas toujours sage de vouloir brûler les étapes. Il faut savoir prendre le temps qu’il faut, l’important étant que la direction suivie reste toujours la bonne.

Vous appelez à un changement politique «graduel et ordonné» – une vieille revendication de l’opposition mais qui n’a jamais eu d’écho – ; comment rendre possible une telle démarche pour qu’elle ne puisse pas rester juste du domaine du souhaitable ?

Le combat politique n’est pas un combat à durée déterminée. Ce n’est pas un parcours rectiligne dont vous pouvez fixer le point de départ et dont vous pouvez décider le point d’arrivée. Vous devez savoir vous armer de ténacité, de patience et de persévérance en sachant que sur ce parcours rien n’est aisé et que rien n’est acquis. Entre le souhaitable et le réalisable, il y a toujours une distance parsemée d’obstacles.

Il faut savoir surmonter ces obstacles les uns après les autres sans que votre volonté faiblisse et sans que le courage ne vienne à vous manquer. Je suis dans cette disposition de cœur et d’esprit. J’ai fait depuis longtemps le choix de défendre la cause démocratique, et je sais que ce qui est souhaitable peut tarder à venir et que ce qui tarde à venir n’est pas forcément irréalisable.

Ceux qui s’engagent dans le combat politique dans notre pays et ceux qui se donnent une cause politique à défendre savent dès le départ ce qui les attend. Notre système politique est foncièrement réfractaire à l’idée d’opposition, à l’idée d’une pensée contraire et à l’idée d’alternance au pouvoir. La première ligne de défense de ce système est de forcer ses critiques au découragement, au renoncement et au silence. Alors, convenez avec moi que ne pas se décourager, ne pas renoncer et ne pas accepter d’être réduit au silence sont autant d’acquis sur la voie du changement.

Votre parti n’a pas encore tranché sur sa participation ou non aux législatives de 2017, mais dans quelles conditions politiques se déroulent ces consultations ?

Je crois que la messe est dite et que les jeux sont faits. Le système politique en place répète ses mauvais choix et poursuit sa fuite en avant. Il sait pertinemment que la fin de la tricherie politique et de la fraude électorale signifieraient du même coup sa propre fin. La tricherie politique et la fraude électorale sont vitales pour sa survie et il ne le sait que trop bien qu’il ne peut y renoncer.

Alors, rien n’importe pour lui, ni ses manquements à la morale et à l’éthique publiques, ni sa violation de la sacralité du suffrage universel, ni son irrespect manifeste pour la souveraineté populaire sans laquelle aucune construction d’un Etat de droit n’est possible. En ces affaires électorales, le régime politique en place ne cache rien et met tout sur la table. Il vient de nous signifier que rien ne changera et que les élections continueront à se dérouler dans les conditions qu’il aura lui-même fixées, qu’elles obéiront toujours aux règles qu’il aura lui-même édictées et que leurs résultats seront ceux qu’il aura lui-même prédéterminés.

Le régime politique en place vient aussi de nous signifier que rien ne le dérange dans ce que de nouvelles institutions illégitimes, sans représentativité et sans crédibilité succèdent aux anciennes tout aussi illégitimes, non représentatives et non investies de la confiance citoyenne.

Le régime politique en place ne se résout toujours pas à admettre que la problématique de la légitimité est à l’origine de l’impasse politique actuelle et que c’est par le traitement de cette problématique de la légitimité que devra nécessairement passer la prise en charge effective de la crise de régime à laquelle le pays est confronté et dont l’enjeu n’est pas moins que le renouveau politique économique et social du pays. Au final, rien n’aura changé avant les prochaines échéances électorales et rien ne changera après leur tenue. Le régime politique en place voudra bien croire qu’il aura gagné un peu plus de temps, mais il en aura fait perdre beaucoup au pays. L’avenir nous le dira.

Dans ces conditions, n’est-il pas important d’opter pour un boycott massif de l’ensemble de l’opposition ?

A trop faire une fixation sur ces élections à venir, nous perdons de vue l’essentiel et l’essentiel réside dans un système politique archaïque qui a besoin d’une refondation. Et à trop se focaliser sur ces mêmes élections, l’on oublie que le pays fait face à une crise politique, économique et sociale d’une envergure sans précédent à laquelle les élections à venir ne changeront rien et n’influeront en rien sur le cours particulièrement dangereux qu’elle est en passe de prendre. Surtout n’oublions pas que dans cette affaire il y a un pays et un peuple ; un pays auquel ces élections n’apporteront strictement rien de nouveau et un peuple qui sait pertinemment qu’il n’a rien à en attendre.

Face à la gravité de cette crise, les élections à venir ne font pas le poids. Elles peuvent occuper ou distraire ceux qui veulent bien leur accorder une importance. Elles peuvent donner l’illusion d’une routine ou d’une normalité pseudo-démocratique. Mais derrière cette devanture de la routine et de la normalité, il y a un Etat national dont les vulnérabilités s’accentuent, il y a une économie nationale en perdition et une société saisie d’angoisse et de craintes quant à son avenir.

Et face à cela, la gouvernance de tout un pays qui ne se signale que par ses incohérences et son manque d’imagination et d’initiative. Compte tenu de cette situation là, et c’est la seule qui compte, que peut-on attendre des élections à venir ? Rien d’autre qu’une perte de temps alors que la crise de régime s’amplifie et s’aggrave et que le pouvoir en place a d’autres soucis que sa prise en charge et son règlement. Je vous le dis en toute sincérité et en toute humilité : viendra le jour où s’écrira l’histoire de la phase critique que traverse notre pays, et ce jour-là elle retiendra que l’opposition nationale y a pleinement assumé son devoir patriotique.

Malgré l’incommensurable difficulté de la tâche, l’opposition nationale a réussi à poser les vrais problèmes ; elle a réussi à mettre le pouvoir en place devant ses responsabilités ; et elle a réussi à imposer la transition démocratique dans le débat politique national. Ces acquis ne sont pas récusables ; et si le régime politique en place en conteste le bien-fondé, cela n’entame en rien leur pertinence et leur justesse. Rapportée à ces acquis, la question de la participation ou de la non-participation aux prochaines élections apparaît pour ce qu’elle est : secondaire et dérisoire.

Hacen Ouali