Le Maghreb en anglais: « Chaque leader arabe regarde la Tunisie avec effroi»

Le Maghreb en anglais: « Chaque leader arabe regarde la Tunisie avec effroi»

Daikha Dridi, Maghreb Emergent, 15 janvier 2011

Avec incrédulité, parfois dans un lyrisme inattendu, parfois avec circonspection face aux incertitudes de l’avenir, les éditoriaux de la presse anglo-saxonne commentent la Tunisie à l’unisson tout en épiant les contrecoups du tremblement de terre tunisien dans le reste du monde arabe.

C’est presque avec incrédulité que les éditorialistes des grands journaux anglo-saxons commentent la victoire éclatante du peuple tunisien chassant « Ben A Vie » The Guardian du pays comme un vulgaire voyou. Dans un commentaire en une du Washington Post , l’incrédulité se joint au lyrisme, sous la plume de Mona Eltahawy, « depuis 23 ans Zine Al Abidine Ben Ali a commandé le bateau le plus étroitement contrôlé du monde arabe. Avec ses délateurs et ses portraits présidentiels omniprésents, sa Tunisie était un Etat policier si parfait que personne n’a pu prédire que le bateau de Ben Ali pouvait chavirer. Pas une seule fois en mes 43 ans de vie je n’ai imaginé voir un dictateur arabe renversé par son peuple ! Et que ce ne soient ni les islamistes ni une invasion-au-nom-de-la-démocratie qui ont fait prendre l’eau au bateau de Ben Ali mais les jeunes de son pays est tout simplement de la poétique justice ! ».

Toujours au Washington Post mais sous la plume d’Anthony Shedid, la question du jour est celle de savoir quelles seront les répliques du tremblement de terre politique tunisien dans les autres pays arabes, « les secousses vont certainement se faire sentir dans le monde arabe et au-delà – comme le signe qu’une indignation populaire massive peut faire tomber un leader aussi solide et aussi puissant que Ben Ali ».

Le reporter du New York Times présent depuis plusieurs jours en Tunisie, lui, rapporte les chants des manifestants: « Bouazizi tu es notre héros, le peuple tunisien a vaincu », tout en rappelant que « la Tunisie n’a pas vu de telles manifestations depuis que le président Ben Ali est arrivé au pouvoir il y a 23 ans (…). Les Tunisiens étaient habitués à vivre sous un Etat policier qui répondait aux rassemblements publics non autorisés par les arrestations et possibles tortures ». Le reporter du New York Times tente également une analyse sociologique au pied levé de la foule des manifestants du vendredi, s’intéressant de près au nombre de femmes non voilées parmi les manifestants et curieusement oublieux de l’origine sociale de ceux qui ont déclenché, il y a un mois, ce mouvement extraordinaire, de ceux qui sont tombés sous les balles, il explique que « la foule est majoritairement faite de classes moyennes, y compris de jeunes médecins et avocats ainsi que d’autres professionnels. Certains se présentant comme la « génération Bourguiba » – ces jeunes gens qui ont bénéficié d’études supérieures gratuites instituées sous l’aire post-indépendance du président Habib Bourguiba. Certains analystes expliquent que c’est l’importance de la classe moyenne tunisienne, sa culture relativement laïque et son grand nombre de jeunes gens lettrés nourrissant des attentes plus exigeantes à l’égard de leur gouvernement qui ont fait que le soulèvement tunisien a été fondamentalement différent des troubles que l’on observe dans les pays voisins où le mécontentement populaire s’exprime dans le langage de l’islam. » The Guardian qui, faut-il le rappeler, est peut-être l’unique grand journal occidental à avoir suivi de très près et avec passion les événements tunisiens dès le départ, sous la plume de Ian Black, cite en ouverture de shn article la jubilation d’un Egyptien envoyant des messages sur twitter : « Chaque leader arabe regarde la Tunisie avec effroi. Chaque citoyen arabe regarde la Tunisie avec espoir et solidarité». Le journaliste s’intéresse particulièrement à une comparaison Tunisie-Egypte : « La Tunisie offre un contraste éclatant avec l’Egypte, le pays arabe le plus peuplé. Hosni Moubarak, 82 ans, qui tient fermement les islamistes loin du pouvoir et ne tolère que de faibles partis politiques laïques, est en train de briguer l’année prochaine un nouveau mandat présidentiel – qui scellera sa présence au pouvoir pendant trois décennies. » Le départ de Ben Ali, poursuit The Guardian, est la « sonnerie du réveil dans une région où la tendance est aux dynasties républicaines – en Syrie, Libye et Egypte – qui côtoient les monarchies héréditaires des émirats du Golfe et du Maroc. »

Enfin, seul Patrick Cockburn du Independent grand journaliste britannique célèbre pour la qualité et la crédibilité de ses reportages sur l’Irak et l’Afghanistan, rappelle un fait pourtant criant : « En Tunisie, Monsieur Ben Ali, ainsi que d’autres leaders arabes, se sont présentés comme les opposants du fondamentalisme musulman gagnant de la sorte la tolérance si ce n’est les applaudissements des capitales occidentales. » Patrick Cockburn souligne qu’il y a « des échos de la crise tunisienne dans d’autres pays. En Jordanie où les services de sécurité affrontent les émeutiers à Maan, un traditionnel fief de troubles que le gouvernement a le plus grand mal à contrôler (…). Et pourtant tous ces régimes qui sont en crise en ce moment ont eu une image soigneusement cultivée en Occident comme étant « modérés » et anti-fondamentalistes ».

Enfin, l’analyse du Independent rappelle sombrement à tous les Occidentaux qui font mine d’applaudir la victoire des Tunisiens sur leur dictature, que « lorsque l’une des rares élections démocratiques du monde arabe a produit la victoire du Hamas au sein des Palestiniens de Gaza et de la Cisjordanie, les Etats-Unis ont tout fait pour contrecarrer les résultats du vote ».

Enfin, pour conclure cette revue de la presse anglo-saxonne spéciale Tunisie, et rien que pour le plaisir, un petit flash-back grâce au New York Times qui a publié un reportage sur l’arrivée des émeutiers à Hammamet jeudi, événement qui a probablement constitué le tournant psychologique qui a rallié toute la Tunisie à ceux qui n’avaient plus rien à perdre. Le reporter du New York Times était probablement le seul journaliste occidental à avoir assisté au saccage de l’une des villas des Trabelsi en direct, il raconte, médusé : « Des centaines de jeunes manifestants prennent d’assaut les rues, tandis que les policiers prennent la fuite. Les émeutiers saccagent joyeusement la résidence cossue d’un proche parent du président tunisien. Après avoir enfoncé le portail de la maison vide, les émeutiers sortent deux véhicules tout terrain et y mettent le feu, ils libèrent un cheval appartenant à la famille qui se met à galoper dans le jardin. De jeunes gens font des cabrioles en motos, slalomant entre des rangées de palmiers géants plantés le long d’un gazon parfaitement entretenu. Une équipe des gardes côtes tunisiens observent au large. Deux émeutiers disent que ce sont les policiers apeurés qui les ont dirigés vers cette résidence pour les éloigner de leur commissariat : « ils nous ont dit : s’il vous plaît, allez aux Trabelsi, allez aux Trabelsi ».