Attaques terroristes en Tunisie: Les objectifs cachés de Daech

Attaques terroristes en Tunisie: Les objectifs cachés de Daech

par Moncef Wafi, Le Quotidien d’Oran, 9 mars 2016

Même s’il reconnaît avoir remporté «une bataille», le gouvernement tunisien promet une «évaluation approfondie» de son maillage sécuritaire qui n’a pas empêché une cinquantaine de djihadistes d’investir, à l’aube de ce lundi, la ville de Ben Guerdane près de la frontière libyenne. Rappelons que les autorités tunisiennes ont récemment achevé la construction d’un «système d’obstacles» sur près de la moitié des 500 km de frontière commune avec la Libye, renforçant les patrouilles terrestres et aériennes le long de cette bande frontalière.

Malgré le fait que la Tunisie est prise pour cible par les groupes terroristes «internes», c’est la première fois que des attaques sans précédent, de par leur ampleur et leur niveau de préparation, sont enregistrées.

Le nombre même des assaillants interpelle sur l’objectif de cette incursion. Le bilan définitif de ce lundi est éloquent avec 36 djihadistes, 12 membres des forces de l’ordre et sept civils tués. Le Premier ministre tunisien, Habib Essid, a précisé que, selon les données préliminaires, la majorité des assaillants tués et arrêtés étaient des Tunisiens, sans pour autant écarter la possibilité d’étrangers parmi eux. L’objectif supposé de Daech, au vu des effectifs engagés, est l’instauration d’un émirat de l’Etat islamique dans cette ville de 60.000 habitants, une tête de pont, en quelque sorte, en Tunisie ou alors une zone de repli en cas d’une intervention militaire des Occidentaux en Libye. Le président tunisien a lui-même reconnu cette hypothèse déclarant que les assaillants «avaient peut-être pour but de contrôler cette région et de proclamer une nouvelle province» au nom de Daech. Habib Essid est également partisan de ce scénario, affirmant que «le but de cette attaque était de troubler la sécurité de notre pays et établir un émirat de Daech à Ben Guerdane».

D’autres lectures évoquent une vengeance de l’EI après le raid américain du 19 février dernier contre un camp d’entraînement de Daech à Sabrata, dans l’ouest libyen, à moins de 100 km de la frontière. Au cours de cette attaque, les Américains ont annoncé la mort d’un présumé cadre opérationnel de l’EI, le Tunisien Noureddine Chouchane, auquel on impute la responsabilité des attaques du Bardo et de Sousse. Depuis, les autorités tunisiennes avaient évoqué la possible entrée sur le sol tunisien de «groupes terroristes» alors que des mouvements suspects étaient rapportés. D’ailleurs, comme indices de cette présence terroriste, les forces de sécurité à Ben Guerdane ont abattu, mercredi dernier, cinq hommes armés venus de Libye et retranchés dans une maison, et ont récupéré un arsenal d’armes dont des Kalachnikov, des ceintures explosives et des grenades artisanales. «Ce n’était qu’une question de temps et il y avait des indices forts pour que la Tunisie en soit la cible», a expliqué à l’AFP Hamza Meddeb, chercheur au centre Carnegie. Pour l’heure, la priorité tunisienne est à la vigilance et la poursuite des ratissages dans la région en cherchant à comprendre les défaillances qui ont pu survenir à un quelconque niveau. La presse tunisienne, quant à elle, titrait d’ailleurs sur «La menace des cellules dormantes».

Elle appelle à adopter une autre stratégie sécuritaire et judiciaire à la lumière de ces attaques. Hier matin, la situation était «stable» à Ben Guerdane et les autorités ont annoncé avoir saisi d’importantes quantités d’armes de guerre et des munitions. Le couvre-feu reste toujours en vigueur.


Ben Gardane, un échec malgré tout

par Tunis, Kmar Bendana

L’attaque de Ben Gardane du 7 mars est grave mais elle n’est ni démobilisatrice ni dénuée de signaux positifs. Il n’y a qu’à voir la manière dont les forces armées et les habitants de Ben Gardane ont réagi. On se rappelle les prises de Mossoul et un peu moins la prise de Sabrata que les médias ont relayées. On a vu des populations quitter les lieux et des images qui montrent une défaite… (alors que d’autres populations sont restées sur place). Les vidéos qui circulent en Tunisie montrent un soutien de la population aux forces locales. Sept (7) civils sont morts à côté des onze (11) policiers et soldats qui sont tombés. Le soutien spontané apporté à l’armée et la police (dépassées mais pas sans ressort) a été lourd en pertes…35 attaquants ont été abattus et 7 ont été pris vivants. Les poursuites continuent : un couvre-feu a été décidé dans la ville en fin de journée.

Mon opinion est que nos «terroristes» sont coincés, peut-être bloqués dans leurs mouvements. Il semble qu’ils piaffent d’impatience et on peut supposer que cette attaque est un double test de la part de leurs «dirigeants» (cachés et téléguidant des opérations qui ne leur coûtent rien) : un test des forces en face (et le message est clairement en faveur des soldats tunisiens aussi désorganisés et infiltrés soient-ils) et un test des troupes «jihadistes» constituées depuis des mois (des années ?) et qui tiennent à livrer leur «jihad»… J’ai le sentiment d’un gâchis hélas, mais que l’appel à l’attaque ait été donné en sortant de la mosquée à 5 h du matin est une erreur «stratégique». Un témoin raconte que l’appel à la prière était inhabituel, probablement codé. Ce qui nous rappelle que du travail est à faire pour contrôler les mosquées et les financements des associations «caritatives».

Le gouvernement actuel a un programme à réaliser sur ce plan. Bien entendu, il ne faut pas oublier les contrebandiers, particulièrement actifs dans le sud et dans les zones frontalières. Ils sont liés aux hommes d’affaires tunisiens qui ont, eux aussi, une responsabilité dans ce chaos meurtrier.

J’ai vu le JT de France 2 de lundi soir, plat et vide, et en plus alarmiste… Travail d’information désolant, sans chair ni travail. Rien à voir avec le bouillonnement d’ici, désordonné et inefficace peut-être mais les gens ne sont pas dupes non plus. On rappelle les interférences entre les dirigeants d’Ennahdha, l’infiltration des forces de sécurité (dans l’armée, la police et la douane) et le rôle des milieux des affaires. On a arrêté les responsables régionaux de la sécurité et les syndicats protestent : cet embrouillamini qui dure depuis un certain temps est un des indices d’une sourde guerre des polices.

Les plateaux télés d’hier et la radio ce matin transmettent des ondes plutôt «positives», de longues queues pour la collecte de sang, des appels à parler de l’attaque aux écoliers et collégiens, une décision à une minute de silence à observer demain, des propositions pour rajeunir la classe politique et celle des décideurs… En cette journée du 8 mars (Journée internationale pour la lutte des droits des femmes), on n’oublie pas de rappeler le manque de représentativité féminine dans les lieux de décision. Certaines voix propagandistes s’infiltrent évidemment, ce qui donne lieu à des signaux contradictoires, pas faciles à déchiffrer. Même si nos médias sont assez frustes, les journalistes sont mesurés, cherchent des informations précises sur la situation. Ce que j’ai lu dans la presse montre des papiers plutôt incrédules devant les appels à une conquête nouvelle de Daech lancés dans la journée du 7 mars par Facebook. Tout le monde s’accorde à reconnaître un certain désordre du côté de l’Etat. Les plus malveillants disent qu’il n’y a pas d’Etat mais la résistance et la solidarité spontanées sont claires aux yeux de tous.

Le bruit court que BHL serait dans un hôtel à Gammarth (banlieue nord de Tunis) et cela fait jaser…Et la télévision Al Jazeera est dénoncée pour ses «reportages» orientés.

Je parlerai d’une situation que les Tunisiens reçoivent comme une alerte supplémentaire, un danger de plus mais la Tunisie nage depuis des années dans un mélange de menaces et de réactions vivaces. On continue à ramer dans cette transition difficile. Mais cette attaque de Ben Gardane, aussi tragique soit-elle, est un échec pour ceux qui l’ont voulue. Un échec qui coûte encore à la Tunisie mais un échec quand même.