Les algériens, les revendications et la solidarité : Faut-il diaboliser la rue ?

Les algériens, les revendications et la solidarité : Faut-il diaboliser la rue ?

El Watan, 11 janvier 2009

La marche organisée vendredi en signe de solidarité avec le peuple palestinien de Ghaza fera encore parler d’elle. Elle ne peut passer inaperçue parce qu’Alger n’a jamais connu pareille mobilisation depuis 9 ans ; parce que jusqu’à avant-hier la capitale était hermétiquement fermée à toute manifestation populaire. En cela qu’elle ait pu violer l’embargo qui frappe l’expression publique à Alger, la marche de vendredi dernier entrera certainement dans le « guinness » des grandes manifestations populaires que le pays a eu à connaître depuis le début des années 1990. Mais par-delà le généreux élan de solidarité au profit de Ghaza, le cri des Algériens ne peut que se répercuter sur le plan interne. Après deux semaines de tentatives infructueuses, les Algérois ont quand même fini par arracher le droit de manifester.

Ils étaient un million selon certaines estimations, 500 000 d’après d’autres, à braver l’interdit et à forcer la citadelle. L’événement est tellement important qu’il a donné des frissons au ministère de l’Intérieur qui a promptement réagi pour rappeler, après coup, que les manifestations étaient toujours interdites à Alger, en mettant en avant les quelques escarmouches, celles qu’on l’habitude de voir dans les expressions de rue même dans les démocraties les plus accomplies, pour valider son verdict. L’argument est fallacieux. L’on évoque les dépassements des manifestants pour lancer une sorte d’avertissement à ceux qui seront tentés un jour de manifester à Alger. Mais au-delà des désagréments qu’aurait causé cette marche, la question qui revient sur toutes les lèvres est de savoir si la manifestation était le fait d’islamistes tapis dans la société et attendent le moment propice pour sortir au grand jour. Rien, absolument rien n’indiquait en tout cas que la marche de vendredi était encadrée ou suscitée par les islamistes. Il y en avait, certes mais ils étaient loin d’être majoritaires.

Portés par un élan extraordinaire de solidarité et de compassion avec Ghaza meurtrie, les marcheurs ont bien scandé des slogans hostiles à Israël. Mais pourquoi s’étonne-t-on du contenu de ces slogans brandis par les manifestants qui soutiennent la résistance contre l’Etat hébreu tueur d’enfants ? La cause palestinienne a toujours eu cette forte charge émotionnelle dans le cœur des Arabes et des musulmans. Il est vrai que l’intrusion de quelques leitmotiv connus au parti dissous, le FIS, suscite des interrogations, mais de là à tirer hâtivement la conclusion que les manifestants étaient des intégristes est vraiment tirée par les cheveux. Mettre sur le compte des islamistes l’énorme mobilisation de vendredi, c’est se perdre en conjectures. S’il n’échappe à personne que certains cercles de cette mouvance, à l’instar de cet inconnu et indélicat prédicateur d’Oran intervenant sur la chaîne qatarie Al Jazeera, tentent d’en engranger des dividendes politiques, il est aussi plausible qu’une telle mobilisation dérangerait les tenants du statu quo national, à telle enseigne qu’il était urgent pour eux de l’entacher de suspicion en brandissant le péril islamiste. Mais quel raccourci ! Les centaines de milliers de jeunes, les familles (femmes et enfants) qui ont battu le pavé de la rue Hassiba Ben Bouali jusqu’à l’avenue Zirout Youcef n’auraient jamais pensé que leur générosité allait faire l’objet d’un tel marchandage et d’une telle manipulation. En réalité, les Algériens auraient répondu à n’importe quel appel de solidarité avec les Palestiniens de Ghaza, qu’il s’organise dans les mosquées ou ailleurs, là n’est pas le problème.

Le problème est qu’on les pousse à ne le faire que dans les lieux de culte où ils pourraient effectivement faire l’objet de viles manipulations islamistes. C’est là que réside en effet le risque de donner une seconde vie à ce mouvement qui a éclos dans les années 1970 et 1980 dans les mosquées. Et Ghaza pourrait, pour la circonstance, être un bon prétexte. Mais à quoi pourrait-on s’attendre lorsqu’on ferme tous les espaces publics à l’expression citoyenne, lorsqu’on verrouille tous les espaces de débat ? A quoi pourrait-on s’attendre aussi lorsqu’on détourne le mouvement associatif et toutes les organisations de la société civile de leur véritable vocation ? Tout laisse comprendre qu’il y a une volonté latente d’alimenter le spectre islamiste qui, faut-il le dire, a gardé intacts ses espaces d’expression, contrairement à l’opposition démocratique qui peine même à sauvegarder les quelques acquis arrachés dans la douleur. Le pouvoir, qui a cassé tous les cadres légaux de la contestation en matant les syndicats autonomes et le mouvement associatif indépendant, semble bien s’accommoder de cette situation. Autant de gages qu’il sert à l’islamisme dont sont innocents les manifestants qui ont marché avant-hier pour Ghaza.

Par Said Rabia