Images de l’innommable

Images de l’innommable

par K. Selim, Le Quotidien d’Oran, 11 janvier 2009

Dans les médias occidentaux globalement alignés sur Israël, l’on se met à parler du «jeu» d’Al-Jazira qui a l’outrecuidance de couvrir le massacre de Ghaza et de montrer l’innommable. Ainsi donc, selon ces bonnes âmes, il y a des limites et des choses à ne pas montrer. Dans notre naïveté, on aurait cru que le véritable scrupule moral porterait sur les limites de ce qu’il ne faut pas faire en temps de guerre, comme rassembler des civils dans une maison et la bombarder, comme tirer sur les ambulances et les ambulanciers… C’est, paraît-il, une action «défensive», selon l’historique remarque de la présidence tchèque de l’Union européenne.

Ces gens-là n’aiment pas voir le sang filmé mais ils comprennent bien que le sang palestinien soit abondamment versé. Après tout, le sang d’un Palestinien n’est pas tout à fait humain, n’est-ce pas ? La seule existence de ces Palestiniens blesse leur plaisir et leur contentement. Et surtout, n’allez pas dire à ces médias qu’ils sont organiquement dans la position des propagandistes d’Israël : ils vous donneront beaucoup de leçons sur l’éthique et sur notre façon à nous, Arabes, de voir du complot partout et la main du lobby partout…

Il reste les images que diffuse la chaîne Al-Jazira. C’est nécessairement un «complot» à leurs yeux, la preuve qu’elle est alignée et qu’elle joue un «jeu» trouble. Les organisations de défense du journalisme dit libre ne s’offusquent pas trop de la censure militaire israélienne et ils critiquent mollement l’interdiction qui leur a été faite d’entrer à Ghaza. Au fond, ils sont plutôt contents, cela leur épargne de faire des torsions complexes devant les faits…

Pourquoi s’offusquent-ils du travail d’Al-Jazira qui «ose» qualifier de «martyrs» ceux qui sont tués par la machine de guerre israélienne ? Ce n’est pas le mot martyr qui les gêne ; ce qui les importune, ce sont les cadavres d’enfants, c’est ce «mauvais sang» arabe devenu trop visible. Ils aimeraient bien se contenter des images placées par l’armée israélienne sur YouTube, cela ressemble aux jeux électroniques de leurs enfants, où du ciel des avions tuent courageusement des méchants Arabes en bas. Les images des télés arabes sont «too much» disent-ils, elles gâchent leur plaisir en montrant de la chair, du sang et les cris de douleur. Il paraît qu’elles attisent la haine…

Par une distorsion habituelle, celle de la déshumanisation de l’autre, ce n’est pas le crime ou le massacre qui pose problème, c’est le fait de les montrer. Ce ne sont pas les Israéliens qui sont fautifs de crime, c’est le fait de montrer ces crimes qui est répréhensible. Le tout est habillé de la délicatesse de sentiment, celle qui consiste à dire qu’on ne peut pas «tout montrer», alors qu’au fond il s’agit bien de tout cacher.

Leur problème est donc que des télévisions arabes donnent à voir l’inhumanité de cet Etat qu’ils considèrent comme la «seule démocratie» au Moyen-Orient. Accessoirement, leur problème est que même chez eux, en Europe, des gens trouvent le moyen, grâce aux paraboles et à Internet, de contourner le contrôle quasi-totalitaire de l’information en regardant les images crues de la «Civilisation» bombardant les «barbares».