Dominique de Villepin: «Il n’y a pas d’issue par les armes»

Dominique de Villepin. Ancien Premier ministre français

«Il n’y a pas d’issue par les armes»

El Watan, 15 octobre 2014

Pour l’ancien Premier ministre de Jacques Chirac, dont le discours à l’ONU sur la guerre Irak est encore dans toutes les mémoires, le seul usage des armes est improductif. Il convient, selon lui, d’asphyxier Daech et non de multiplier les guerres.

– La troisième guerre d’Irak contre Daech est-elle appelée à durer ?

Veillons, face au terrorisme, à ne pas entrer dans une logique de guerre perpétuelle. Nous voyons que nous sommes enfermés dans un cycle de guerres où la précédente nourrit toujours la suivante. Devant la pression de l’émotion, des images, de l’opinion, les Etats-Unis et l’Europe se lancent dans des opérations militaires qu’elles croient ponctuelles. Elles croient réagir à une menace précise, alors qu’en réalité ces pays basculent peu à peu dans une guerre longue, à grande échelle et fondée sur l’idéologie. Il n’y a pas d’issue par les armes. Il y a de la démesure dans ces guerres, car il y a l’idée que nous pouvons résoudre les problèmes historiques des peuples à leur place, en imposant notre vision de la démocratie par des changements de régime, en faisant la guerre à la place d’armées nationales faibles.

– Existe-t-il une alternative à la guerre ?

Oui, bien sûr. Il ne s’agit pas de choisir entre l’action, qui serait forcément militaire, et l’inaction. Il s’agit de sortir de la logique de force qui fait de l’outil militaire le début et la fin de toute pensée pour créer une stratégie politique qui utilise tous les leviers et qui se fonde sur une réflexion. Qui est l’ennemi ? C’est un acteur opportuniste, à la fois parti islamiste totalitaire, groupuscule terroriste mondialisé et réseau de crime organisé visant l’appropriation de territoires et de ressources. Le but, c’est tout d’abord de l’empêcher de devenir l’Etat qu’il prétend être.

Il faut asphyxier Daech. Asphyxier son financement en menant des opérations ponctuelles contre les puits pétroliers contrôlés, en luttant contre les circuits de blanchiment et d’approvisionnement, en parlant fermement à ceux, dans les Etats du Golfe, qui pourraient être tentés de continuer à financer le groupe ou tout autre groupe terroriste dans la région. Il faut aussi l’asphyxier territorialement. Le prestige de Daech, c’est avant tout sa capacité à progresser. S’il cesse d’avancer, il recule.

Plutôt que de lancer des objectifs militaires irréalistes d’éradication et de reconquête du territoire, il faut viser à le contenir dans son espace actuel en soutenant la lutte sur les fronts kurde, irakien, libanais, syrien, jordanien. Il s’agit d’identifier aujourd’hui les Kobane de demain pour éviter les images désastreuses auxquelles nous avons assisté. La bataille de Kobane, bien mal engagée pour les Kurdes peu ou mal soutenus, est malheureusement le résultat direct d’une stratégie mal évaluée.

– La France est présente sur plusieurs fronts. A-t-elle encore une «politique arabe» ou le fracas des armes a-t-il pris le pas sur la diplomatie ?

La France, aujourd’hui, cherche une voix. Elle s’est laissé emprisonner dans une logique de force qui n’est pas sa vocation. Sa vocation, son message, c’est le dialogue, l’indépendance et le respect des différences, en s’appuyant sur le droit international, sur la coopération et sur l’initiative. C’est toujours ainsi qu’elle a su avancer. Aujourd’hui, on met en péril cet héritage. Je comprends le souci de répondre à des actes barbares, la volonté de venir en aide aux populations en Irak, en Syrie, au Mali, en Libye. Mais nous devons ouvrir les yeux sur le fait que l’usage de la force a échoué en Afghanistan, en Libye, et qu’il échouera à nouveau. La force ne crée que la force en retour. La logique de «guerre contre le terrorisme» nourrit l’ennemi en lui donnant de la visibilité, de la crédibilité et de la légitimité. Chaque ennemi abattu devient un martyr qui permet le recrutement de dix autres terroristes.

Qui plus est, cela donne l’impression que nous combattons un ennemi mondial, alors que c’est un amalgame confus de groupes locaux qui, en prêtant allégeance hier à Al Qaîda, aujourd’hui à Daech, cherchent à se donner une stature dans le rapport de force local.Aujourd’hui, il faut que nous comprenions tous qu’il n’y a pas de solution militaire et il n’y a pas de solution globale. Il n’y a que des paix locales qu’il s’agit de trouver par le dialogue, par les initiatives de développement, par la réconciliation. C’est un enjeu en Algérie, un pays durement éprouvé par la guerre civile des années 1990. Elle voit aujourd’hui ce cauchemar national se reproduire à l’échelle de toute une région.

De ce point de vue, l’Algérie doit être écoutée et entendue. Elle doit porter la voix de ceux qui ont vécu ce drame et qui ont réussi, tant bien que mal, à proposer des issues.Mener à bien ces paix locales, c’est un immense travail diplomatique autour des nombreux conflits de la région, entre Kurdes et Turcs par exemple, entre Arabie Saoudite et Iran, entre chiites et sunnites, entre Israéliens et Palestiniens, à l’heure de l’union nationale entre le Fatah et le Hamas et de la mobilisation internationale pour la reconstruction de Ghaza, entre Marocains et Algériens également, autour de l’épineuse question du Sahara occidental. C’est particulièrement vrai au Mali, où la paix durable ne peut s’installer qu’en apportant des réponses à la question touareg et il est évident que l’Algérie a, de ce point de vue, un rôle régional majeur à jouer pour rendre possible la paix.

– L’assassinat du touriste français Hervé Gourdel a créé un choc aussi bien en Algérie qu’en France. Les deux pays se trouvent pris dans une logique infernale…

C’est un acte barbare qui ne peut laisser personne indifférent. La maîtrise de l’image médiatique et des réseaux sociaux sur internet par Daech lui donne une capacité de provocation d’une ampleur rarement égalée. Cela signifie qu’il est difficile pour les Etats, face à la menace terroriste, face à la peur qu’elle fait régner partout, de conforter leur légitimité vis-à-vis de leur opinion publique. C’est ce qui explique le risque de dérives, le risque de réponses excessives et inadaptées dont le but est moins de riposter à une menace que de jouer image contre image. C’est pourquoi la réponse doit être ciblée sur certains lieux et certains milieux propices au terrorisme. C’est pourquoi aussi la réponse au terrorisme est avant tout dans les mains de la société civile.

C’est elle qui peut faire le choix du rassemblement autour de principes communs, de la confiance en soi et dans le droit face aux peurs, qui peut donner à ses institutions les moyens d’une lutte efficace. Le but des terroristes est toujours d’abaisser les sociétés qu’ils visent, de les rendre étrangères à leurs propres principes de paix et de modération en arborant le drapeau de l’égalité, de l’islam, de la justice sociale. Un terroriste souhaite créer un monde de terroristes, où tout le monde est l’ennemi de tous les autres. Il ne souhaite pas créer un nouveau monde, il veut seulement voir brûler le monde.

– Certaines voix du Sud voient dans ces conflits à répétition une réémergence de guerre coloniale entre un Occident en crise économique et un Orient déboussolé. Une nouvelle carte géographique est-elle en train de naître sous nos yeux ?

Ce sont des lectures dont il faut se méfier car elles mènent à un conflit de civilisations absurde et sans fin. Nous devons regarder en face ce qui agite le monde aujourd’hui. Ce sont les mêmes forces en Occident, au Moyen-Orient, en Asie, en Amérique. C’est partout le virus identitaire qui se propage dans les failles des Etats-nations, profondément fragilisés par la mondialisation des dernières décennies. En Ukraine, entre la Chine et le Japon, en Irak et en Syrie, c’est la même logique qui conduit à remettre en cause de vieilles frontières, à réorganiser le pouvoir autour de communautés qui n’ont d’autre but que d’assurer leur purification en excluant les autres.

C’est parfois pacifique et sympathique comme en Ecosse, en Catalogne ou ailleurs ; c’est souvent violent, démesuré, terrifiant comme entre sunnites et chiites, comme en Centrafrique entre chrétiens et musulmans. Nous devons tout faire pour empêcher les spirales identitaires de devenir violentes. Cela signifie renforcer les Etats-nations là où ils sont fragiles ; cela signifie favoriser les gouvernements d’union nationale et les transitions négociées du pouvoir plutôt que le changement de régime.

Fort heureusement, la colonisation est derrière nous et nous sommes engagés maintenant avec les peuples colonisés dans le long travail de mémoire de la réconciliation. L’avenir entre les deux rives de la Méditerranée, c’est bien sûr un dialogue plus riche, des échanges plus intenses, des partenariats entre pays et entre grandes régions pour construire un destin commun et à parts égales. Du chemin a été parcouru — je me souviens notamment de l’accueil si chaleureux qu’avait reçu Jacques Chirac à Alger et Oran en 2003 — mais beaucoup de chemin reste à parcourir. La meilleure arme que nous puissions opposer aux extrémistes, de toutes parts, ce sont les armes de la paix. Le dialogue, la réconciliation, le développement économique au service des peuples et des jeunes générations qui, trop souvent, désespèrent en l’absence d’espoir de changement.

Rémi Yacine