Ali Brahimi: Tout le monde veut le départ du régime, même ceux qui en font partie

Ali Brahimi. Député de Bouira

Tout le monde veut le départ du régime, même ceux qui en font partie

El Watan, 3 juin 2011

Le député Ali Brahimi veut mettre en place une commission d’enquête parlementaire sur l’état des libertés publiques en Algérie. Sa proposition a déjà recueilli une trentaine de signatures.

– Demander la création d’une commission d’enquête parlementaire sur l’état des droits civils et politiques et des libertés publiques en Algérie, c’est reconnaître l’échec du régime post-indépendance ?

Le régime post-indépendance a échoué sur le plan politique, quand un groupe a confisqué la légitimité révolutionnaire à son profit propre, en transformant une révolution plurielle en parti unique. Mais aussi sur le plan économique ; il y a eu l’échec du socialisme et toutes les réformes économiques mises en place et qui ont abouti à l’instauration d’une économie de bazar. C’est pour cela que le combat des libertés me paraît primordial. Les Algériens ne connaissent pas leurs droits. La faute n’incombe pas entièrement au régime, car l’opposition démocratique a elle aussi une part de responsabilité en n’ayant pas fait suffisamment, ou pas du tout pour certains, le travail de pédagogie qui consiste à organiser les citoyens autour de leurs droits. Nous sommes quelques-uns dans le mouvement des droits et des libertés à considérer que la première des démarches consiste à acquérir d’une manière effective l’exercice des droits qui nous sont reconnus par les textes en vigueur avant d’en revendiquer d’autres. C’est un préalable pour toute autre réforme.

– Vous demandez de pouvoir interroger tous ceux qui entravent les libertés des Algériens. Qui sont ces responsables ?

Le ministère de l’Intérieur et les services de sécurité. Il faudra bien que le ministre de l’Intérieur nous explique pourquoi il refuse aux Algériens de manifester ! De même pour les services de sécurité, y compris le DRS. Ils devront répondre des plaintes des citoyens, des organisations de la société civile et des partis politiques quant à la violation des libertés et des droits.

 

– Comment votre démarche a-t-elle été accueillie au sein de l’Assemblée populaire nationale ?

Plutôt bien. La trentaine de députés signataires ont vite adhéré à notre initiative…

 

– 30 signataires sur 388 députés, c’est l’aveu que les libertés et droits des Algériens ne constituent pas «la» préoccupation des représentants du peuple…

Le Parlement actuel est issu d’élections qui n’ont jamais pu, depuis 1997, échapper à une fraude massive. Mais je tiens à signaler qu’il y a au sein de cette assemblée des députés qui tentent de faire bouger les choses et mettre en oeuvre des initiatives. Mais il est aussi vrai de dire que la grande majorité n’a pas le souci des libertés.

 

– Avez-vous reçu une réponse à votre demande de la part du président de l’APN, M. Ziari ?

Pour le moment, nous n’avons reçu aucune réponse. J’ai appris que notre demande n’était pas encore parvenue au niveau du secrétariat du président de l’APN. J’ai bon espoir d’avoir une réponse dans les jours qui viennent.

 

– Ne pensez-vous pas que votre démarche est un désaveu pour la Commission nationale consultative des droits de l’homme ?

Me Ksentini est désigné par le président Bouteflika, alors que nous, nous avons été élus par le peuple, du moins pour ceux qui ont signé la demande. Nous aurions souhaité que la commission Ksentini soit un peu plus revendicatrice, un peu plus vigilante et un peu plus efficace sur la question des droits de l’homme. Le fait est que ce n’est pas le cas.

 

– Les recommandations américaines sur le respect des droits de l’homme peuvent-elles faire progresser cette cause en Algérie ?

Le régime algérien a toujours pris en considération la pression internationale. Cette pression est très importante. Les pays démocratiques doivent nous aider et permettre à l’Algérie d’aller vers plus de démocratie et de libertés. Contrairement à ce que veut faire croire le régime, la reconnaissance de la nécessité des réformes par le président Bouteflika est d’abord dictée par un rapport de forces régional et international qui agit en défaveur des régimes dictatoriaux. En Algérie, le pouvoir a tout fait pour détruire l’opposition démocratique, cela n’absout pas cette opposition de ses péchés. Le «zaimisme» a fait énormément de mal au sein des partis démocratiques, contraignant des centaines de cadres à quitter ces organisations. C’est ce qui fait que le rapport de forces travaille en défaveur de l’opposition démocratique. En même temps, le pays connaît une révolte sociale qui fait peur, parce que, tôt ou tard, les différents compartiments de la société qui sont en révolte vont s’agréger et constituer une alternative au régime.

– Cette révolte n’est-elle pas pour le moment qu’à caractère corporatiste ?

Un mouvement social est un processus historique de prise de conscience progressive. Il est vrai que pour l’heure, cette révolte est à caractère économique, mais ses revendications font prendre conscience qu’elle vient d’une mauvaise gouvernance politique. Je suis convaincu que progressivement, les revendications sur les droits et libertés publiques seront réclamées par la rue algérienne.

 

– Ne pensez-vous pas que le problème de l’Algérie n’est pas un problème de texte mais d’institutions qui agissent en dehors des lois ?

Absolument ! C’est exactement le cœur de la problématique de la commission d’enquête que nous avons initiée. L’Algérie possède tous les textes qui organisent les droits et libertés des citoyens en reconnaissant l’essentiel des droits de l’homme adoptés par les conventions internationales. Par exemple, sur le plan de la corruption, l’Algérie possède les textes permettant d’enclencher d’une manière efficace et immédiate la lutte contre la corruption. Je dirai que le problème en Algérie réside dans son rapport au droit. Le régime refuse que ses relations avec ses citoyens soient régies par le droit. Nous sommes carrément dans une époque pré-moderne. Je vais vous raconter une anecdote que j’ai vécue à l’Assemblée nationale et qui est très révélatrice de la manière avec laquelle le pouvoir algérien se comporte avec les lois de la République. Lors d’une réunion de la commission des finances, un député de la majorité a demandé au ministre pourquoi une taxe qui avait été votée par le Parlement avait été abrogée sans consultation préalable de l’Assemblée populaire, le ministre lui assure que la loi n’a pas été abrogée mais juste suspendue ! De quel droit un ministre peut suspendre une loi votée par les élus du peuple ! Voilà l’exemple parfait d’un Etat qui vote des lois juste pour qu’un semblant de vitrine juridique ressemble à celle des pays démocratiques.

– Le combat des libertés passe-t-il nécessairement par un changement du régime ?

Tout le monde veut le départ du régime, même ceux qui en font partie et qui bénéficient des avantages que leur apporte cette proximité avec le pouvoir. Ce n’est pas par un claquement de doigts qu’on arrivera à faire partir un régime qui gouverne depuis cinquante ans. D’ailleurs, je me méfie de ceux qui préconisent la dissolution de toutes les institutions, car je pense que cela profitera à la force la mieux organisée et qui reste tapie dans l’ombre.

 

– Certains vous reprochent d’avoir trop attendu avant de proposer la constitution de cette commission, alors que les entraves aux libertés existent depuis très longtemps…

Ceux qui me reprochent cela, soit ils ne connaissent pas mon parcours, soit ils ignorent les conditions dans lesquelles nous travaillons. Dès 2007, j’ai posé la question des libertés. Je rappelle que j’ai été à l’origine d’un article de loi sur l’abolition de la peine de mort. Le problème des libertés a toujours été un souci constant dans mon travail parlementaire.
Bio express :

Né en 1957, il suit une formation en droit. Dans les années 1980, il mène un combat pour les libertés démocratiques et linguistiques. Il sera arrêté avec 23 camarades et envoyé devant la Cour de sûreté de l’Etat pour tentative de renversement du gouvernement et atteinte à la sûreté de l’Etat.

Dans les années 1990, il est militant au FFS qu’il quittera pour cause de divergences sur le contrat de Rome et rejoint, en 1998, le RCD. Elu député de Bouira, il claquera la porte du parti après un désaccord avec le président du parti, Saïd Sadi.
Salim Mesbah