Chronique d’une campagne électorale « apolitique »

Au pays du monopole, lutter contre la corruption est incivique

Chronique d’une campagne électorale « apolitique »

Ahmed Selmane, La Nation, 7 Novembre 2012

Au pays du monopole, lutter contre la corruption est incivique
De dix ans à quinze ans d’interdiction illégale de création de partis politiques succède un tsunami d’agréments. Par vagues entières, en veux-tu en voilà ! Le champ politique étant étroitement contrôlé en amont, la politique est depuis des lustres réduite à des clowneries, des grimaces et à des mascarades ne visant qu’à se placer au mieux auprès de la rente et de ses réseaux de prédation. On peut donc ouvrir grand les vannes des simulacres et des faux-semblants. Amusez-vous et amusez les autres, telle est la devise des ordonnateurs d’un marché de dupes et de déconsidération systématique de l’action civique et des responsabilités citoyennes. Le problème est que ce Grand-Guignol n’amuse plus grand monde. Tant mieux, semblent rétorquer les marionnettistes, cela écœurera définitivement de la politique les derniers innocents qui croient à ces bizarreries lunaires comme l’Etat de Droit, les droits de l’homme et du citoyen, la responsabilité de ceux qui gouvernent, l’exigence de reddition de comptes… Tous ceux qui se souviennent du travail héroïque de l’activité partisane dans la clandestinité ne peuvent que constater que l’argent et les manipulations sont de très efficaces leviers de dilution. Comment un parti réel peut-il conserver un cap sérieux dans une tempête bureaucratique de sigles sans réalité et dont la seule vocation est de brouiller tous les signaux et de désamorcer tout débat sérieux. On ne parlera pas du gaz de schiste, ni des capitaux placés au FMI – alors que l’investissement sur la Tunisie aurait fait plus de sens ! – ni du Mali et de la manière dont l’Algérie est irrésistiblement happée dans une guerre qu’elle ne souhaite – officiellement – pas. On ne doit pas discuter de ces thématiques qui engagent le pays et son avenir. Ces questions font partie du domaine réservé des scénographes d’un théâtre politique en carton-pâte.

« Sauf le président, sauf le respect qu’on lui doit, Hachah ! »
Bien sur, on veut bien laisser les partis réagir à la haine qui déchire les tripes ultra d’un ancien ministre français, cela ne pose aucun problème. Au contraire, cela ne mange pas de pain : pour la diversion rien de mieux approprié que l’exploitation de la vulgarité gestuelle d’un nostalgique – particulièrement hideux il est vrai – de l’OAS. Pour le reste, R.A.S, tout va bien. Le président fait des apparitions un peu plus fréquentes, le Premier ministre également et le préposé aux droits de l’homme squatte les micros. On s’est même offert, sans provoquer l’apocalypse, une opération nettoyage des rues des commerçants informels. Pour les marchands de devises, leur « utilité » est, parait-il, si grande qu’on a choisi, stratégiquement et en toute connaissance de cause, de les tolérer. Et puis on prend soin de nous expliquer qu’ils sont tous identifiés et que l’on pourrait les embarquer à volonté et sans préavis. Curieuse conception de la loi et étonnante régulation des transactions financières… Il s’agit malgré tout d’une illustration éloquente de la spécificité de la vie politique algérienne, loin des envolées virtuelles de la bulle Facebook où certains attendent le train d’une révolution arabe qui ne se décide pas à arriver. La dernière forme d’illusion dans ce domaine est représentée par les micros tendus et orientés des chaines zaama « privées » de TV où des algériens déclinent à l’infini les modes démagogiques du dégout de la politique. Le registre est quand même limité, des « maires qui se servent », à « tous pourris », sauf bien entendu « le président Hachah ». Mais ça marche pour le moment. Et on peut supputer que la « libération » des chaines privées amie intervient après l’apparition dans le ciel hertzien de la chaine crypto-fis d’Al-Magharibiya où défilent tous ceux qui souhaitent déverser leur trop-plein de bile. La technique est éprouvée mais reconnaissons que c’est bien joué. Le produit est conçu localement sur le modèle des partis préfabriqués. On en crée treize à la douzaine en provoquant la dévaluation automatique et généralisée du marché de la politique.

Comment être sérieux au milieu de cabotins

La campagne pour les élections locales illustre bien la difficulté que peuvent avoir des partis et des militants sérieux – et non circonstanciels – à tenter de ranimer un lien politique avec les citoyens. La politique a été, et c’est peu dire, tellement discréditée qu’il devient presque impossible d’initier un débat. Et il n’y en a pas beaucoup. La seule chose qu’on entend dans certaines communes, ce sont des promesses personnalisées en direction de ceux qui sont supposés être en mesure de rabattre des électeurs. « Si je suis élu, je te donnes… ». Même quand on ne fait que dans la démagogie, on ne peut tout promettre à tout le monde. Du coup, la campagne – si l’on peut utiliser ce terme – ne cible que ces hypothétiques « rabatteurs » de voix qui se transforment ainsi en « grands électeurs » de fait, non prévus par la loi. Tout se passe de bouche à oreille, tranquillement dans des salons ou au niveau des permanences. L’entreprise de dévalorisation de la politique engagée par le système depuis au moins deux décennies favorise cette dérive. Une partie des rares électeurs qui vont aux urnes n’opère pas de choix sur la base de conviction sur la pertinence ou non d’un tel programme ou la crédibilité d’un candidat mais sur la base des indications de ces « grands électeurs ».

L’Etat, c’est eux !

A quoi sert en effet la politique ? Dans un pays moyennement structuré, elle sert aussi des ambitions mais est l’instrument irremplaçable de débats autour d’enjeux plus grands que des carrières individuelles. Comme ceux du futur du pays, de l’état dans lequel on le laissera aux plus jeunes, des modes de gouvernance les plus efficaces et les plus justes… Arrive-t-il à nos décideurs de discuter entre eux de l’avenir ? Lisent-ils ce que disent les experts, parfois en source ouverte, dans les médias, sur les enjeux proches et lointains ? On en doute. Trop occupés par le souci obsessionnel de contrôler ceux qui ont une idée sérieuse de la politique. Trop soucieux de préserver le « monopole ». L’Etat, c’est eux. Et quand des citoyens se disent qu’il faut faire quelque chose contre la corruption et se piquent de lancer une association, la réponse sans appel tombe comme un couperet : niet. L’association de lutte contre la corruption interdite d’existence en Algérie a même reçu une correspondance du ministère de l’intérieur lui signifiant ce rejet. La décision n’en reste pas moins illégale puisqu’elle n’est pas motivée. Bien sûr, il est fait état de « «non-respect des dispositions de la loi 12-06 du 12 janvier 2012, relative aux associations» mais cela n’explique rien. C’est une référence creuse pour tenter d’habiller un firman digne de la défunte Sublime Porte. Car on chercherait, en vain, un quelconque texte qui énoncerait que la lutte contre la corruption n’est pas une activité civique légitime. Ce serait absurde. Et de fait, les textes officiels n’interdisent pas de mener des activités civiques contre la corruption. Trop compliqué et trop gros à faire passer à des scrutateurs externes. En revanche, au-delà des textes, cette interdiction traduit exactement l’ADN du système.

Pas touche à la corruption

La corruption, c’est l’affaire des grands ordonnateurs, pas celle des citoyens. Pourquoi créer une association de lutte contre la corruption quand le système veille et érige l’autocontrôle en raison d’être ? C’est le message qu’on nous envoie. La preuve, ils se sont si bien occupés des affaires de Khalifa et de Sonatrach qu’il n’en reste presque rien. Quelques ministres à la retraite ou en activité bien tranquilles et quelques cadres qui essuient les plâtres. A l’époque, certains ont suggéré qu’on a frappé la tête de Sonatrach pour signifier à l’ensemble des agents du système qu’ils pourraient être frappés à leur tour. Si c’est le cas, cet avertissement général a été sans effet. D’autres ont prétendu qu’il s’agissait d’un débat interne aux ordonnateurs sur la répartition de la rente et d’un arbitrage à la mode du système. Une association de citoyens qui s’occuperait de ces questions, collationnerait l’information et, éventuellement saisirait la justice, constitue un crime de lèse-majesté, bien pire que la pire des corruptions. Dans un système ou le gendarme d’aujourd’hui peut être le voleur de demain au gré des luttes d’influence rentières, la démocratie citoyenne est pure subversion.