Mostefa Bouchachi: «La nature du système rend impossible l’application de l’article 88»

Mostefa Bouchachi. député FFS et défenseur des droits de l’homme

«La nature du système rend impossible l’application de l’article 88»

El Watan, 2 juillet 2013

-Le Président est hospitalisé depuis deux mois et le pays semble engagé dans un projet de succession qui se fait à huis clos. Même si l’Algérie a connu bien des pages incertaines de son histoire, est-ce là une situation qu’on peut qualifier de normale ?

Nous passons certes par une situation de vacance du pouvoir, mais cela ne date pas d’aujourd’hui. Le Président n’assume plus ses obligations constitutionnelles depuis déjà une période assez longue. Faut-il rappeler qu’il n’a pas procédé à l’ouverture de l’année judiciaire ni présidé le Conseil supérieur de la magistrature, et encore moins réuni le Conseil des ministres. Aujourd’hui, alors qu’il est gravement malade, il ne remplit plus aucun devoir constitutionnel du tout et juridiquement ceci confirme une forme de vacance.

Toutefois, il est utile de souligner de manière franche que l’Algérie est dirigée par un système politique qui n’a aucun respect des lois de la République et de ses institutions. De ce fait, l’application de l’article 88 dans le cadre des institutions existantes et des hommes et femmes qui occupent les hautes responsabilités dans ces institutions ne peut se faire. Le pouvoir législatif est bien loin d’être indépendant de la présidence de la République.

Le président du Conseil de la nation est, pour rappel, désigné sur la base de son allégeance au président de la République, de même le président de l’Assemblée n’est désigné que suite à un accord de la Présidence. On se rappelle tous comment le Président a mis fin aux mandats des président du Sénat et de l’APN parce qu’ils n’appartenaient pas à son cercle proche. Je pense à Bachir Boumaza et à Karim Younes. De plus, celui qui est censé appliquer l’article 88 de la Constitution, n’est autre que le président du Conseil constitutionnel qui, faut-il le noter, se retrouve à ce poste suite à sa désignation par le chef de l’Etat. Il est connu pour être un des hommes du Président.

Lorsque toutes les institutions de l’Etat sont soumises au pouvoir direct du Président, on ne peut pas s’attendre à ce que cet article de la Constitution soit appliqué. Il y a une absence avérée du chef de l’Etat, mais il y a comme une conviction chez tous les Algériens qu’il ne peut y avoir de recours à l’article 88 vu ce que je viens d’énoncer sur le rapport d’allégeance du pouvoir législatif au pouvoir exécutif. Et si, d’aventure, cette disposition de la Constitution venait à être appliquée, ce ne sera qu’une preuve d’un coup de force et non pas la volonté des responsables de ces institutions d’appliquer la loi.

-Ceci mène à penser que l’appel à l’application de cet article c’est, quelque part, duper l’opinion publique…

En effet, lorsque l’on voit certains appeler à l’application de l’article 88, on en vient à se demander s’il s’agit d’un simple appel pour la consommation populaire plus qu’une réelle demande, ou plutôt une demande lancée aux décideurs et non pas aux responsables qui président les institutions chargées de l’application de la loi. Je doute que le président du Conseil constitutionnel viendra à appliquer de manière volontaire cet article.

Pour appliquer cet article, il faut impérativement que le président du Conseil constitutionnel œuvre à le faire et que les membres de ce Conseil l’approuvent à l’unanimité. Ce qui est peu probable, car on a fait en sorte que l’application de cet article soit impossible. La Constitution a été faite, comme les précédentes d’ailleurs, pour servir l’intérêt du Président et non pas dans l’intérêt du pays ou pour garantir un équilibre des institutions.

-Ce vide juridique que suscite l’application de cet article est donc fait sciemment ?

A mon avis, le système politique actuel s’est prémuni de deux manières. D’abord en rendant impossible d’appliquer l’article 88, sauf par un coup d’Etat. De plus, on donne la garantie au Président de désigner les membres et le président du Conseil constitutionnel sur la base de l’allégeance. Ne nous moquons donc pas des Algériens en disant que la Constitution dit ceci ou cela. La Constitution renferme des articles que les prérogatives importantes du président annulent. C’est le cas de l’article 88 ; la désignation des membres du Conseil constitutionnel par le chef de l’Etat rend impossible son application.

-L’apparition de Bouteflika à la télévision suffit-elle à annuler l’option de l’application de l’article 88 ?

Je ne le crois pas, car l’article est clair : lorsque le Conseil constitutionnel est informé que le président de la République est incapable d’assumer ses fonctions, il se doit de vérifier par tous les moyens cette information. Et lorsqu’il en a la preuve, il décrète l’empêchement. Cette institution ne l’a pas fait. Le Premier ministre se déplace à Paris et on attend 24 heures plus tard pour diffuser des images de Bouteflika sans le son. C’est là se moquer de l’intelligence des Algériens. Ces images ne veulent pas dire que l’article 88 s’annule.

-La désignation d’une commission pour préparer le texte de révision de la Constitution est-elle pour rassurer l’opinion sur ce que va apporter le nouveau texte ?

J’ai des réserves sur la désignation d’une commission technique pour réviser la Constitution. Dans les Etats démocratiques, les Constitutions sont soit le fruit de larges consultations politiques faites dans la transparence, ou bien elles sont élaborées par des Assemblées constituantes. La démarche adoptée par le pouvoir en Algérie est, sur le plan de la forme, une démarche autoritaire. Quant au contenu, dans un système politique qui ne cesse de promettre des réformes qui ne viennent pas, on ne peut pas croire (ou avoir confiance) qu’il va y avoir une révision constitutionnelle qui serve la démocratie ou qui soit dans l’intérêt des Algériens.

Le Président avait annoncé en 2011 une réforme globale qui a fini par comporter une série de lois sur l’information, les associations, les partis politiques, les élections, les droits des femmes qui consacrent un recul par rapport aux lois qui existaient déjà. Dans des pays qui se respectent, on ne décrète pas des lois pour les faire suivre par une révision de la Constitution. C’est de la Constitution que doivent émaner les lois et pas le contraire. Par ailleurs, un système politique opaque, autoritaire, qui refuse toute réforme, qui refuse que le peuple algérien soit maître de son destin, ne peut pas élaborer une Constitution qui soit dans l’intérêt de ce peuple. Cette Constitution sera l’expression d’un jeu d’équilibre pour les clans à l’intérieur du système. Malgré ce qui se passe dans la région, le régime algérien continue de défier les Algériens. C’est à s’interroger s’il ne projette pas de pousser le pays vers le chaos… Le saut vers l’inconnu n’est pas dans l’intérêt de l’Algérie et des Algériens.

-On parle d’une succession négociée encore une fois entre l’armée et le clan présidentiel. N’est-ce pas là jeter des doutes sur l’ouverture de la prochaine élection ?

Un système politique qui met en place des lois liberticides et recourt à des révisions de la Constitution de la sorte, j’ai peu d’espoir qu’il garantisse une ouverture politique. Ce qui se passe aujourd’hui montre que nous n’allons pas avoir des élections libres. Je crois qu’avec le statu quo actuel et le maintien du Président dans cette situation et le pays dans cette vacance effective et non légale, on prépare déjà les futurs candidats à la Présidence. Dans ce cas de figure, on se retrouvera devant le scénario d’une élection fermée, où la voix des Algériens ne pèsera pas.

-A l’ère des printemps démocratiques, ce n’est pas un signe prometteur que l’Algérie donnera au monde…

Le système en Algérie a profité des lendemains difficiles des révoltes dans les pays de la région, un peu en Tunisie, beaucoup en Egypte, mais aussi de la violence qui prévaut en Syrie et de l’instabilité en Libye. Tous ces processus de l’après-révolution ont peut-être renforcé la conviction du système qu’il peut continuer à diriger le pays à sa manière, c’est-à-dire la manière forte. Il faut dire que depuis l’indépendance à nos jours, le système politique a été fondé sur le principe de la force et édicte des lois qui le servent et qu’il transgresse dès qu’elles ne lui sont plus valables. Les droits des individus n’ont jamais été son centre d’intérêt. Des ministres ont même dire «je n’autorise pas ce parti ou cette association».

J’ai entendu un ancien ministre de l’Intérieur dire avec fierté : «Je n’autoriserai pas ce parti», ce qui est une violation franche de la loi. Avec le temps qu’ils passent dans les institutions, des responsables arrivent à confondre le pays, les institutions et la propriété privée. C’est le cas aussi du président de la République qui a même gracié des prévenus avant que la justice ne prononce un jugement définitif à leur encontre. Ce qui est illégal. C’est dans la nature même du système qui est né en 1962 : la logique de la force l’emporte sur celle du droit.

-Comment le citoyen peut-il défendre ses droits loin de la violence ?

La violence sert le pouvoir et ne peut mener au changement. Seul le combat pacifique peut garantir un changement. Le combat pacifique veut dire l’implication politique de tous les Algériens. Ils doivent adhérer à des associations ou partis politiques, militer et participer aux élections. Je donne l’exemple des législatives passées : le pouvoir avait profité du boycott des élections par la majorité des électeurs afin d’envoyer par milliers des agents des corps constitués voter à leur place. Si le pouvoir mobilise un million de militaires et policiers pour voter au profit d’un parti donné, qu’est-ce que ça aurait représenté devant le vote de 19 millions d’Algériens contre les candidats du pouvoir ? Le système n’aurait tout simplement pas pu réussir son plan de créer une Assemblée «décor».

La violence donne de la légitimité à la répression du pouvoir, mais ce dernier ne peut rien contre le combat pacifique. Pour cela je pense, et c’est mon avis, qu’il ne faut pas déserter les bureaux de vote en 2014 et que les Algériens défient le candidat du système. Le combat pacifique pour la démocratie n’est pas que l’affaire des partis politiques et de la société civile. Il existe aussi d’honnêtes citoyens qui travaillent dans les institutions de l’Etat et qui refusent la corruption et la dictature. Le combat pacifique des Algériens donnera de la force à ces personnes qui sont dans les institutions pour aider à construire un véritable changement.

-C’est ce qui explique la présence du FFS au Parlement ?

Je ne pense pas qu’il existe un parti qui peut nier ce que représente le FFS. Depuis 1963, ce parti a fait de la démocratie, des droits de l’homme et de la garantie de l’alternance au pouvoir son credo. Il a de tout temps dit que c’est le seul moyen pour l’Algérie de réussir. Il est resté sur la même voie 50 années durant et a subi l’adversité ; ses militants ont fait face à toutes les formes de répression.
La participation du FFS aux élections passées obéit à sa vision sur comment la lutte pacifique doit se faire. Ce n’est pas un parti qui dit je vais changer, mais que tous les Algériens doivent s’inscrire dans le combat pacifique afin d’arriver à instaurer la démocratie.
Nous avons participé à ces élections de l’est du pays à l’ouest, au centre et au sud afin d’expliquer que nous sommes sous le joug d’un système autoritaire qui ne croit pas à la démocratie et que nous n’avons, face à l’entêtement du pouvoir, d’autre moyen que le combat pacifique en investissant toutes les tribunes. Le combat pacifique passe par la conscientisation des Algériens. Comme durant la guerre de Libération, c’est l’implication de tous les Algériens qui a permis l’indépendance.

Mais pour mener ce combat pacifique, les Algériens ont besoin de symboles, de partis et de conscience politique. Je crois que notre soumission et démission devant l’autoritarisme du pouvoir est ce qui donne de la force à ce système. Si nous nous impliquons tous, classe politique, élites et citoyens, je ne pense pas que ce système puisse résister longtemps. Il n’est fort que par notre manque d’implication dans le combat politique.

-Un mot sur le projet de loi sur la profession d’avocat présenté à l’adoption par les députés…

Le texte de 1991 est bien meilleur que l’actuel projet. Ce texte actuel a été fait par l’ancien ministre de la Justice dans le cadre de la politique générale d’étouffement des libertés. En tant que député, j’ai été membre de la commission juridique de l’APN, j’ai fini par me retirer de cette commission ; notre parti, le FFS, avait adressé une lettre au président de l’APN, lui rappelant qu’il n’existe pas dans la loi organique ni dans le règlement intérieur de l’Assemblée un article qui permette au représentant du ministère de participer au travail des commissions et encore moins de donner son avis. Nous avons donc dénoncé l’omnipotence et l’hégémonie du pouvoir exécutif sur le législatif. Nous nous sommes retirés et avons décidé de ne pas participer aux travaux des commissions où il y a un représentant d’un ministère.

Sachez que les directeurs centraux des ministères assistent aux travaux et délibérations des commission en toute violation de la loi depuis quinze ans ! C’est là une des formes de soumission du pouvoir législatif devant l’Exécutif. Il est utile que les avocats militent et protestent contre des lois qui mettent en danger leur liberté et menacent les droits des justiciables. Mais j’aurais souhaité que ces mêmes avocats, tout comme les journalistes, les médecins, toute la crème de la société, ne militent pas seulement pour préserver leur profession, mais aussi dénoncer toutes les violations de toutes les lois et atteintes aux droits de l’homme.Malheureusement, cela ne se produit plus depuis quelques années, notamment de la part de cette profession d’avocat censée être «le porte-flambeau» de la défense de la sacralité de la loi et des libertés. Ali Yahia Abdennour vous accuse de mauvaise gestion de la

-Ligue algérienne de défense des droits de l’homme et critique votre engagement au FFS. Qu’avez-vous à répondre ?

J’ai quitté la LADDH il y a une année et demie. Lorsque j’étais président de la Ligue, en application des statuts, les instances de la Ligue, dont le conseil national (CN), se réunissaient régulièrement. Le secrétaire général et le responsable des finances ont toujours présenté la situation financière devant les membres du CN. Personnellement, et je pense que c’est le cas aussi de l’équipe des finances de la Ligue, nous sommes prêts à clarifier la gestion devant cette instance de la Ligue quand elle le souhaitera.

Par ailleurs, concernant le fait que j’ai quitté la Ligue, je considère que militer pour les droits de l’homme, c’est être avec les Algériens et occuper tous les espaces possibles pour défendre leurs droits. Je n’ai pas quitté la Ligue pour être recruté dans un ministère, je me suis présenté au peuple et dans un parti qui milite et a toujours milité pour la démocratie et les droits humains. J’estime que ce sont les militants des droits de l’homme et les Algériens qui sont habilités à juger les uns et les autres. Je suis fier de ce que j’ai fait dans ma vie, je n’ai jamais rien pris de ce pays. J’ai donné de mon temps, de mon énergie et même de ma poche pour la Ligue.
Nadjia Bouaricha