Ali-Yahia Abdenour: “Il faut un changement de régime”

Ali-Yahia Abdenour, militant des droits de l’Homme, à Liberté

“Il faut un changement de régime”

Par : arab chih, Liberté, 5 avril 2009

Dans cet entretien, le président d’honneur de la Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme (LADDH) fait part de son appréciation quant à la manière dont la campagne électorale est menée, en soulignant la partialité de l’administration. Ali-Yahia Abdenour met par ailleurs en garde contre une amnistie qui se fera au détriment des obligations de mémoire et de vérité.

Liberté : La campagne électorale pour l’élection présidentielle du 9 avril est pratiquement à son quinzième jour. Quelle appréciation en faites-vous ?

Ali-Yahia Abdenour : Il faut parler vrai et près des faits. La campagne électorale du Président-candidat à sa propre succession est organisée par l’administration qui est aux ordres, par les partis de la coalition gouvernementale, par le gouvernement qui est son comité de soutien, par des comités de la société civile, des patrons de l’industrie, de femmes, de jeunes, de sportifs, d’artistes. Il suffit de prononcer son nom pour que ses comités de soutien, dont la danse et les chansons sont les supports de cette institution qu’est l’animation politique, se lèvent et acclament en chœur : “Le guide providentiel qui restera à vie au pouvoir.” Il faut se méfier de ceux qui prennent le train en marche, mais veulent courir plus vite que la locomotive. La population hurle avec les loups : “Plus Bouteflika que moi tu meurs.” Le Président-candidat peut dire comme l’ancien roi d’Espagne : “Il n’y a pas abus de pouvoir en ce pays, mais abus d’obéissance.” Il faut savoir aussi ce que l’on cache et ce que l’on tait. Les pamphlets expriment en un style direct, et en langue dure et parfois crue, le rejet du Président-candidat car il y a une accumulation de revendications légitimes non satisfaites qui engendrent des mécontentements. Le désespoir, la détresse, la frustration, la déception, l’inquiétude et le découragement habitent les gens. Il y a une cassure, bien plus qu’une rupture, entre d’une part une minorité jouissant d’un niveau de vie égal ou supérieur à celui des pays développés, et de l’autre, la majorité de la population, les pauvres, les travailleurs, les retraités, les enseignants, les couches moyennes, qui ne bouclent pas leurs fins de mois. Le pouvoir ne veut pas entendre cette Algérie qui souffre.

Certains candidats se sont plaints du parti pris de l’administration en faveur d’un candidat et ont brandi la menace de se retirer de la course. Selon vous, un tel scénario est-il possible ? Écornerait-il la crédibilité de la prochaine élection présidentielle ?

Écoutons ce qui se dit et ce qui se pense. Les candidats qui ont le mérite de ne pas observer l’élection du balcon sont descendus dans la rue. Leurs propos méritent attention et commentaire. Ils savent qu’ils font partie des perdants. Ils espèrent une timide percée dans l’élection pour préparer leur avenir politique aux prochaines élections locales ou nationales. Cet incident de parcours est déclenché par le spectacle assez dérisoire des comités et sous-comités de soutien au Président-candidat qui bourgeonnent partout, masquent la réalité, faussent l’expression des volontés des citoyens et la liberté de leurs options. Tout Algérien qui se voit obligé de rejoindre le pouvoir le fait non pas par conviction idéologique ou par militantisme convaincu, mais par intérêt ou par peur. L’éthique du suffrage universel interdit à l’État en temps d’élection de mettre ses moyens au service de tel ou tel candidat. Le scrutin est joué d’avance et le Président-candidat maître du jeu bénéficie de tous les moyens de l’État : administration, finances, etc. La pièce de théâtre qui a été jouée en avril 1999, avec le retrait des six candidats de l’opposition au pouvoir, ne se renouvellera pas.

De grosses pointures de la scène politique algérienne ont refusé de prendre part à l’élection présidentielle au motif que les jeux sont faits…

Il y a trois manières de présider aux destinées d’un pays : s’identifier à soi, c’est ce que font les rois ; se mettre à son service, c’est ce qu’ont fait les martyrs de la Révolution, à leur tête Abane Ramdane et Larbi Ben M’hidi, l’occuper par le flic et par le fric, c’est ce que fait le pouvoir actuel. Rudyard Kipling a dit : “Une révolution n’appartient jamais au premier qui la déclenche, mais toujours au dernier qui la termine, et qui la tire à lui comme un butin.” Les personnalités politiques les plus respectées, les plus populaires, qui présentent et comptent le plus, ont une stature d’hommes d’État avec une dimension nationale et internationale ne peuvent pas participer à une élection présidentielle qui n’a pas pour objet de choisir librement un président mais seulement de le légitimer, car les jeux ont été faits avant et ailleurs par les décideurs. Récuser avec raison la règle du jeu imposée ne peut s’accommoder d’un jeu sans règle.
L’armée est partie prenante dans ce jeu. Un coup d’État militaire est toujours la conséquence d’un échec politique que l’armée n’arrive pas à réparer. Une élection dont les résultats sont connus d’avance ne sert qu’à reproduire le système politique en place. Le Président a voulu le pouvoir puis tout le pouvoir. Le sentiment d’être indispensable, irremplaçable est inhérent à toute fonction d’autorité. Le scrutin du 9 avril assurera au Président-candidat une victoire à la Pyrrhus, sans risque et sans gloire. Ne pas respecter les règles d’une élection honnête, c’est ouvrir la voie à une grande désaffection de l’électorat, à une abstention record qui vaut désaveu. Participer à cette élection, c’est servir d’alibi, de caution, d’otage à un pouvoir qui refuse l’alternance démocratique. Une légitimité usurpée, fondée sur la fraude électorale, relève du hold-up électoral, donc du gangstérisme politique. Une déclaration des anciens présidents de la République et des ex-Premiers ministres est nécessaire car “rien n’est plus condamnable que ceux qui savent et ne disent rien si ce n’est ceux qui disent et ne font rien”.

À la faveur de la campagne électorale, le candidat Abdelaziz Bouteflika a parlé de la possibilité de décréter l’amnistie générale en faveur des terroristes pour peu qu’ils rendent les armes. Qu’en pensez-vous ?

L’amnistie relève de la compétence exclusive du Parlement ou du peuple par la voie référendaire. La paix sans la vérité et la justice n’est qu’impunité. Les droits de l’Homme et la paix sont les deux aspects indissociables de la vie humaine. Toute tentative de préserver l’un au détriment de l’autre, d’assurer la paix au détriment de la vérité et de la justice, conduit à l’échec des deux. La charte pour la paix et la réconciliation nationale, qui devrait être un grand projet politique, a été réduite à sa dimension sécuritaire. Lutter contre le terrorisme, c’est d’abord comprendre ses causes, et ensuite les faire disparaître. Depuis les années 1990, l’Algérie considère que la solution à la crise est sécuritaire alors qu’elle est politique. Ce qui implique l’élimination de toute action susceptible de la retarder ou de la faire échouer. La paix n’est pas le produit de la force, mais le fruit de la vertu, de la tolérance, de la générosité et de la solidarité. Elle se négocie et se construit.
La réconciliation nationale n’est pas pour demain, un retour à une spirale de violence est au bout du chemin. Faut-il tronquer la justice pour la paix ? Faut-il choisir entre le droit et le pardon ? Faut-il lutter contre l’oubli et préserver la mémoire agressée ? Que choisir : le pardon contre la justice ou la paix par la justice ? Que sont devenus les disparus, les morts sans sépulture et les vivants sans existence ? Aucune affaire de disparus n’a été élucidée, et il n’y a pas une volonté de le faire. Les milliers de disparitions forcées constituent des violations flagrantes du droit interne et des conventions et pactes internationaux ratifiés par l’Algérie. Il s’agit de crimes contre l’humanité.

Dans ce contexte électoral, certaines parties s’en sont violemment prises à la presse et aux partisans du boycott. Ne voyez-vous pas par là des signes annonciateurs d’un durcissement futur de la position des autorités à l’égard des partis et de la presse ?

Il ne faut rien attendre du pouvoir actuel, car il ne s’est jamais remis en cause. Quand le pouvoir s’enferme, se replie sur lui-même, ne s’ouvre pas, car l’ouverture et le renouveau sont indispensables, il devient dangereux. Les questions sans réponses s’accumulent. Nous vivons une période de blocage de la vie nationale où dans ses profondeurs se préparent un orage, une tempête. La situation du pays est grave, préoccupante, la corruption florissante qui défie l’imagination, l’appétit de jouissance, la recherche effrénée du luxe, se sont substitués aux valeurs fondamentales de la nation. Une petite minorité détient un patrimoine immobilier très important et des fortunes colossales.
L’indépendance et le pluralisme de l’information renforcent la démocratie et l’État de droit. Le pays a besoin d’une presse libre et de qualité, qui n’est pas en liberté surveillée. La jeunesse, qui représente l’espérance, la vie, l’avenir, doit succéder à un pouvoir en sursis dans un régime politique en sursis. Il faut un changement de régime et non un changement dans le régime. Le boycott massif est une arme politique pacifique très efficace pour faire du scrutin du 9 avril le rejet d’un système politique disqualifié, discrédité et pollué par l’argent.

a. c.