L’Algérie verrouillée

Vie politique

L’Algérie verrouillée

par Dominique Lagarde L’Express du 4 avril 2005

Mise au pas du FLN, remaniement de l’armée, presse et syndicats muselés… Un an après sa réélection, dans un pays désormais allié des Etats-Unis, le président Bouteflika a réussi à faire taire toutes les contestations

L’Algérie à l’heure tunisienne?

Un an après sa réélection, le 8 avril 2004, à la tête de l’Etat algérien, Abdelaziz Bouteflika a réussi à verrouiller à peu près toutes les institutions – partis, syndicats, journaux – qui pouvaient avoir la prétention de jouer les contre-pouvoirs. «Tout se passe, déplore un magistrat, comme s’il voulait se venger sur tout et de tout le monde. Résultat: il est en train d’instaurer un véritable régime autoritaire.» Esprit de revanche sur ceux qui avaient joué contre lui avant les élections? Sans doute. Mais pas seulement. Ce qui est à l’œuvre, souligne un bon connaisseur du Maghreb, c’est une entreprise de «domestication». En quelques années, l’Algérie est devenue l’un des principaux alliés des Etats-Unis dans la région et le président Bouteflika tient à conserver ce statut. Sans pour autant démocratiser le régime. D’où l’attrait du modèle tunisien: un pays tenu, une population docile et les faveurs de Washington. «La répression, ajoute notre expert, s’exerce désormais au nom de la loi.»

«Il y a un décalage entre la démocratie que souhaitent les Algériens et les pratiques qui ont cours»

Les relations du chef de l’Etat avec l’armée se sont apaisées. Sans que l’on puisse pour autant parler d’une mainmise. Plutôt d’une convergence d’intérêts. Ouvertement hostile à la volonté affichée par Bouteflika de s’affranchir de la tutelle des hauts gradés, le général Mohammed Lamari, patron de l’armée, a été poussé à la démission en juillet 2004. Son départ forcé a permis un vaste remaniement. C’est un proche du président, le général Gaïd Salah, qui est devenu chef d’état- major. Les commandants de quatre des six régions militaires du pays ont également été changés. Les nouvelles nominations – de jeunes officiers davantage soucieux de leur carrière que de politique – confirment un profilage voulu et amorcé par l’état-major depuis le rapprochement des forces algériennes avec l’Otan, conséquence indirecte des attentats du 11 septembre 2001. «L’armée, souligne un officier à la retraite, avait déjà commencé à se professionnaliser. Les récents départs n’ont fait qu’accélérer la rotation dans la chaîne de commandement. Ils étaient certes souhaités par Bouteflika, mais les militaires y trouvent eux aussi leur compte.»

Des journalistes condamnés

C’est bien, en revanche, d’une reprise en main, ou d’une remise au pas, dont a fait l’objet le FLN, coupable d’avoir soutenu la candidature à la présidence de son secrétaire général et ex-Premier ministre, Ali Benflis, contre celle de Bouteflika. Le revirement a été officialisé lors d’un congrès extraordinaire à Alger, du 31 janvier au 2 février 2005. Le chef de l’Etat y a même été élu président d’honneur de l’ex-parti unique – un poste qui n’existait pas jusque-là – après que sa politique de «réconciliation nationale» eut été solennellement cautionnée. Les pro-Benflis, eux, n’ont eu d’autre choix que de se soumettre ou de se démettre. Désormais, la quasi-totalité de la scène politique algérienne est aux ordres de l’exécutif. Tout est fait pour qu’il en soit de même du côté des syndicats. Les syndicats autonomes, qui sont à l’origine de la plupart des mouvements de grève récents et concurrencent de plus en plus activement l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA, la centrale officielle), se sont vu interdire toute tentative de regroupement.

Quant à la presse, elle est, plus que jamais, dans le collimateur des autorités. D’abord, bien sûr, les journaux et les journalistes qui avaient fait campagne contre le président sortant, mais aussi tous ceux qui critiquent l’Etat et l’administration. Condamné le 15 juin 2004 à deux ans de prison, le directeur du Matin, Mohamed Benchicou, auteur d’un pamphlet et d’éditoriaux virulents, est toujours en prison. Son journal a été contraint de mettre la clef sous la porte. Les patrons des quotidiens El-Watan, El-Khabar, Le Soir d’Algérie ont tous été condamnés à de lourdes amendes – assorties de peines de prison avec sursis – pour diverses affaires. De même que le caricaturiste Ali Dilem. Tout récemment, le 21 mars dernier, un an de prison ferme était requis par le ministère public contre l’humoriste Hakim Lalam pour une chronique, jugée diffamatoire, publiée… en 2003. Quelques jours auparavant, la Fédération internationale des journalistes avait, à propos d’un autre procès de presse, dénoncé dans un communiqué un «harcèlement juridique systématique» contre les journalistes en Algérie. «Il y a un décalage, souligne de son côté le président de la Ligue algérienne des droits de l’homme, Boudjemaa Chechir, entre la démocratie que souhaitent les Algériens et les pratiques qui ont cours.»

Politique du bâton… et de la carotte

C’est vrai notamment de la façon dont sont appliqués les nouveaux textes qui visent les «casseurs» ou les atteintes à l’ordre public. Il y a, de toute évidence, une volonté de judiciariser la répression. Résultat: chaque fois qu’une manifestation dégénère ou qu’éclate une émeute parce que l’eau manque, que le prix de la bouteille de butane augmente ou encore à propos de l’attribution de logements sociaux, la police multiplie les arrestations. Puis, au lieu d’être peu après relâchés, ces manifestants, jeunes pour la plupart, sont inculpés et traduits devant les tribunaux. Procès expéditifs, peines souvent lourdes: «On liquide les dossiers mais on ne rend pas la justice», déplore Boudjemaa Chechir.

Politique du bâton, donc. Mais aussi politique de la carotte. Abdelaziz Bouteflika a de la chance: la hausse vertigineuse du prix du baril de pétrole – qui a atteint 56 dollars – lui donne une confortable marge de manœuvre, qu’il s’agisse de se ménager des alliés ou de faire taire les mécontents. L’Etat algérien s’est constitué une confortable cagnotte», estimée à quelque 35 milliards de dollars. De quoi acheter la paix sociale… «Populisme», dénoncent les uns. «Pragmatisme», répondent les autres…

Attaché à présenter l’image d’un pays pacifié et réunifié, le président algérien évoque avec insistance, depuis quelques mois, l’hypothèse d’un référendum qui décréterait une amnistie générale afin de tourner la page des années de sang. Il en avait parlé pour la première fois à la fin du mois d’octobre 2004; il l’a redit le 11 mars dernier à Madrid, où il participait à un sommet contre le terrorisme, affirmant que cette consultation serait organisée «dès que les conditions [seraient] réunies». Personne ne sait ce que seront les dispositions du texte qui sera soumis au vote, mais le débat divise déjà. «L’amnistie, affirme Wahid Bouabdellah, un député membre du FLN et proche du chef de l’Etat, est un bon produit de marketing politique.» Les associations de victimes du terrorisme s’insurgent, elles, à l’idée que l’on puisse leur demander de pardonner sans que les assassins aient d’abord été désignés et jugés. Celles qui représentent les familles de disparus réclament également la vérité. Les Algériens aspirent, massivement, à vivre en paix. Mais peut-on pour autant tirer un trait, fût-ce au nom de la «réconciliation nationale», sur un conflit qui a fait 150 000 morts et lourdement traumatisé des pans entiers de la population sans qu’aucun travail de mémoire ait été fait?