Kheroufi Bilal: «Les élus locaux ne sont qu’un ‘‘jeu’’ dans les mains de réseaux maffieux»

Entretien avec Kheroufi Bilal. Professeur de sciences politiques à l’université d’Oum El Bouaghi

«Les élus locaux ne sont qu’un ‘‘jeu’’ dans les mains de réseaux maffieux»

El Watan, 23 juin 2015

Kheroufi Bilal, titulaire d’un mastère en sciences politiques, est professeur à la faculté des sciences politiques de l’université d’Oum El Bouaghi. Sa thèse de mastère avait pour thème : «La gouvernance locale et son rôle dans la lutte contre la corruption dans les conseils locaux : une étude du cas algérien». Il s’intéresse particulièrement au phénomène de la corruption dans les collectivités locales. Kheroufi Bilal a bien voulu répondre aux questions d’El Watan.

– A travers vos travaux de recherche sur la corruption dans les administrations locales, pensez-vous que le phénomène est en croissance ou en baisse ?

Le phénomène continue de s’amplifier bien sûr, et si les mécanismes juridiques et institutionnels mis en place pour le réduire n’ont pas fonctionné, je pense qu’il y a un mauvais diagnostic dans le traitement des manifestations de la corruption et non de ses causes, la corruption en Algérie étant devenue un «compagnon» du système en place.

Pas un jour ne passe sans que l’on lise dans la presse qu’un élu ou un fonctionnaire «local» est poursuivi, sans oublier qu’il y a peu encore l’explosion des prix du pétrole et le remplissage des caisses de l’Etat, notamment de 1999 à 2009, 15 000 programmes locaux et décentralisés pour un montant de 60 000 milliards de dinars, ont été dépensés sans contrôle effectif, ce qui a engendré une gabegie et un gaspillage à grande échelle, où tous les élus condamnent et accusent et se servent !

Je pense que les élus locaux ne sont qu’un «jeu» dans les mains de réseaux maffieux enracinés dans l’administration algérienne, que cette énorme manne financière a contribué à l’augmentation du nombre d’affaires, et que la chute des prix du pétrole poussera le pouvoir à revoir ses «calculs» à propos de sa «collaboration» avec les corrompus. Les conséquences de cette corruption sur le développement local sont multiples : bien qu’il y ait ceux qui croient qu’il y a un effet positif de la corruption, en activant notamment la machine économique et par la formation d’une bourgeoisie émergente en faveur du processus de développement.

Mais la corruption a des conséquences très graves sur la qualité des infrastructures. Elle pille les dotations financières des communes, réduit la productivité des projets et mine l’autonomie financière des collectivités locales ; elle compromet la rentabilité des fonctionnaires, ainsi que celle des services sociaux fournis aux citoyens pauvres, elle occasionne l’augmentation de la pauvreté et conduit également à la baisse du niveau du développement humain par la marginalisation des secteurs de l’éducation, de la santé et des sports, etc.

– Quelle raison a poussé à la déviation des élus locaux et quels sont les types d’accusation ?

Il y a des raisons liées à l’environnement politique dans son ensemble et d’autres à la nature des conseils élus. Le favoritisme basé sur les partis et les niveaux élevés de corruption et le recours du citoyen aux pots-de-vin pour obtenir ce qui est, pourtant, son droit légitime, en plus du système administratif dont l’affaissement dans son ensemble rend possible la corruption locale est moindre en comparaison au niveau national.

L’autre raison concerne le retrait du citoyen de la scène locale et la non-participation au contrôle malgré l’existence de textes lui permettant d’assister aux délibérations des conseils élus, ainsi que le fait que la plupart des élus locaux n’ont qu’une expérience rudimentaire dans la gestion et ne réalisent pas la gravité de l’étendue des réseaux de corruption qui peuvent les utiliser pour prendre le contrôle de l’administration, bien qu’il y ait une formation obligatoire garantie par le ministère de l’Intérieur, mais qui reste basique par rapport à la taille de la manne financière municipale.

La bonne chose est que le pouvoir a adopté une loi en 2013, fixant une compensation financière spéciale par l’octroi de salaires très conséquents aux élus locaux, dépassant les salaires des chercheurs et des professeurs d’université, et qui remplacent ceux attribués auparavant aux présidents d’APC et qui étaient bien maigres.

Les élus locaux sont souvent poursuivis pour faux et usage de faux, pillage du foncier en particulier (ce qui a amené le ministère à retirer ce dossier des missions des élus locaux), gaspillage des fonds publics, violation du code des marchés publics, ce qui est courant, car la plupart des élus locaux ont obtenu leur mandat par des voies non intègres, lors des élections ou lors de leur inscription sur les listes de candidats. La corruption financière des élus locaux est le reflet de la corruption politique chronique.

Avez-vous des statistiques sur le nombre de poursuites et de questions judiciaires qui touchent des élus ?

Malheureusement, nous ne disposons que de statistiques officielles fournies par l’ancien ministre de l’Intérieur, M. Ould Kablia, qui montre, par exemple, que plus de 1648 élus (soit plus d’un élu sur 10) ont été accusés de corruption et que 900 parmi eux ont été condamnés, tandis que d’autres statistiques, pour la période de 2007 à 2012, estiment que le nombre d’élus poursuivis était d’environ 450, ce qui est un grand nombre !

La philosophie de la décentralisation permet de rapprocher le pouvoir des citoyens et la participation de ces derniers à la prise de décision et à l’exercice du contrôle, et au rapprochement de l’administration : en Algérie, la fonction modèle s’est transformée en un instrument d’enrichissement illégal des élus.

– Qu’en est-il de l’application des mesures conservatoires de suspension du mandat de l’élu poursuivi en pénal ?

Bien que les textes juridiques (anciens et nouveaux) prévoient la suspension conservatoire puis la privation du mandat dans le cas de l’élu qui est poursuivi pour des accusations de pillage de l’argent public ou pour des raisons impliquant la turpitude morale (articles 43 et 44 de la loi 11-10 relatif à la commune, les articles 45 et 46 de la loi 12-07 relatifs à la wilaya ), il y a beaucoup de cas où les élus poursuivis, voire condamnés, ont continué à assurer leurs fonctions, et ici, la raison réside dans la complexité des intérêts des «réseaux locaux».

Il faut noter que la décision de l’exclusion est entre les mains du wali, des Assemblées élues et du ministre de l’Intérieur. Le problème ici est en corrélation avec le caractère sacré de la loi entre les parties prenantes, car il reste beaucoup de textes, y compris la Constitution, qui sont uniquement de l’encre sur papier et un instrument que l’on brandit pour régler des comptes et «faire des coups bas».

– Qu’en est-il de l’application du dispositif relatif à la déclaration de patrimoine des élus locaux, et quels en sont les aspects positifs et les inconvénients ?

Même remarque pour ce qui est de la déclaration de patrimoine, la loi 06-01du 20 février 2006 relative à la prévention et la lutte contre la corruption fait obligation aussi à l’élu local de déclarer ses biens à l’Organe national de prévention et de lutte contre la corruption (article 6), des déclarations qui doivent être affichées aux sièges de l’APC et de l’APW, mais cet «organe» n’est pas efficient, malgré qu’il soit sous la tutelle directe du président de la République.

Son installation a connu beaucoup de retard, son organisation a pris 4 années entières, et 4 autres années plus tard (8 ans après la promulgation de la loi du 20 février 2006), cette instance gouvernementale n’a publié aucun rapport et n’a suivi aucune affaire. C’est une institution incapable et qui est dépourvue à ce jour d’experts spécialisés dans la lutte contre la corruption. Et même si elle était active, la plupart des corrompus font dans le blanchiment d’argent en utilisant des prête-noms pour se déresponsabiliser, ce qui par conséquent, rend les poursuites très difficiles.
Mohamed Taïbi