Algérie : les armes chimiques au service de la « lutte antiterroriste » ?

Algérie : les armes chimiques au service de la « lutte antiterroriste » ?

par François Gèze et Salima Mellah, Politis (www.politis.fr), 22 juin 2006

Contrairement au discours officiel du gouvernement algérien sur la « réconciliation nationale », la sale guerre qui déchire le pays depuis 1992 n’est pas terminée. Même si le niveau de violences est loin de celui des terribles « années de sang » 1993-1998, il ne se passe pas de semaine sans que la presse fasse état d’« actions terroristes », visant aussi bien civils que membres des forces de sécurité, et d’« opérations de ratissage » de l’armée contre les « derniers maquis » (du GSPC ou d’autres groupes armés se réclamant de l’islam). Les conditions dans lesquelles se déroule cette guerre de « basse intensité » sont très opaques, puisque toute enquête journalistique indépendante reste impossible. Mais parfois, le décryptage des « informations sécuritaires » distillées par une presse sous contrôle, recoupé par des témoignages spontanés, montre que l’armée algérienne n’a pas renoncé à ses méthodes barbares.

Ainsi, en mai dernier, plusieurs quotidiens rendaient compte de « l’une des plus importantes [opérations militaires] de la lutte antiterroriste », dans les monts de Seddat, près de Jijel, en Kabylie : selon des « sources sécuritaires », à l’issue de l’encerclement d’une grotte dans laquelle des terroristes du GSPC se seraient cachés avec leurs famil-les pendant plus de cinquante jours, l’assaut lancé le 9 mai se serait soldé par la mort de cinquante-deux personnes (dont vingt-deux enfants, sept femmes et vingt-trois terroristes présumés). Selon la version officielle cependant, l’armée n’aurait tué que six terroristes dans l’assaut, les autres victimes étant toutes du fait de ces derniers : ils auraient liquidé dix-sept des leurs au moment où ils allaient se rendre, et auraient utilisé leurs propres familles comme « boucliers humains », femmes et enfants ayant été « ligotés à des rochers minés », que les terroristes auraient fait exploser à distance…

Mais Algeria-Watch a reçu plusieurs témoignages d’habitants de la région, qui démentent totalement la version officielle. Selon eux, la présence d’hommes en armes et de leurs familles dans la grotte aurait été signalée par un repenti du GSPC. Rapidement, des militaires et des miliciens ont encerclé l’endroit. Les forces spéciales sont arrivées peu après et, grâce à des détecteurs de bruit, ont localisé les occupants. Les témoins confirment la venue sur les lieux, quelques jours avant l’assaut final, du chef d’état-major de l’armée, le général Gaïd Salah, accompagné de… l’attaché militaire de l’ambassade des États-Unis. Après l’assaut, le commandant du secteur militaire de Jijel a interdit aux agents de la protection civile d’entrer dans la grotte avec des téléphones portables munis de caméra et il a menacé de représailles ceux qui divulgueraient des informations sur ce qu’ils ont vu. Mais certains ont parlé autour d’eux.

Qu’ont vu ces hommes au moment de l’évacuation des cadavres ? Ils en ont compté trente-sept, parmi lesquels vingt-deux enfants (dont le plus âgé n’avait pas quatorze ans), neuf femmes et six hommes. Les corps étaient rigides, pétrifiés dans des positions qui font dire à ces agents que des gaz toxiques ont été à l’origine de leur mort. Ils rapportent par exemple avoir vu une femme assise donnant un biberon à son bébé, avec à ses côtés deux enfants assis, tous les quatre figés dans le mouvement où la mort les a surpris. Ce constat a été confirmé par un militaire, qui a fait savoir anonymement qu’il avait vu ses collègues pénétrer dans la grotte, munis de masques à gaz. Les témoins ajoutent que les six cadavres d’hommes ont été transportés à la morgue afin d’être identifiés, mais que ceux des femmes et des enfants ont été enterrés « sous X ».

Quel « sens » peut avoir ce nouveau drame ? Comment expliquer la poursuite de cette « guerre sans nom », dans laquelle des forces de sécurité comportant des centaines de milliers d’hommes semblent incapables de venir à bout de quelques centaines de « maquisards » en perdition ? Il ne faut pas oublier le terrible dispositif qui a consti-tué le moteur de la « sale guerre » pendant des années : d’un côté, des GIA largement infiltrés et contrôlés par les agents des services secrets de l’armée, le DRS, et utilisés contre les populations civiles ; de l’autre, des forces spéciales de l’armée frappant également surtout des civils, et régulièrement empêchées par leurs chefs de liquider complètement les maquis « islamistes ».

Aujourd’hui, ce dispositif est toujours en place, car, pour de nombreux observateurs, l’infiltration et la manipulation du GSPC par le DRS ne font aucun doute. Le « terrorisme résiduel » est en effet très utile au pouvoir algérien pour s’attirer les bonnes grâces de l’Occident : au nom de la lutte antiterroriste, il est conforté dans son rôle de gendarme régional, intégré à la stratégie militaire états-unienne (et européenne) dans le Sahara et en Méditerranée, visant à enrayer les flux migratoires venant du Sud et à contrôler ces régions riches en hydrocarbures. Et cette violence est également bien utile pour justifier l’état d’urgence et les lois liberticides : celles-ci permettent de criminaliser la contestation syndicale et les « émeutes de la misère », alors que les milliards de pétrodollars sont dilapidés et détournés par les circuits de corruption contrôlés, à leur profit principal, par les généraux d’Alger.
À quand une commission d’enquête internationale indépendante sur le massacre de Seddat et tous les autres ?