Moines de Tibéhirine: les services secrets algériens dans le viseur du juge

Moines de Tibéhirine: les services secrets algériens dans le viseur du juge

Par Fabrice Arfi, Mediapart.fr, 21 juin 2012

Le plan avait été préparé depuis plusieurs semaines. Ils étaient six responsables du Département du renseignement et de la sécurité (DRS) autour de la table. La décision « finale » aurait été prise ce jour-là, le 24 mars 1996 : les moines français allaient être kidnappés. L’implication des services secrets algériens dans l’enlèvement des moines de Tibéhirine fait désormais figure de piste privilégiée par le juge anti-terroriste Marc Trévidic, selon plusieurs témoignages concordants versés au dossier d’instruction, dont Mediapart a pu prendre connaissance.

Le magistrat a notamment recueilli le 22 mai dernier, à Glasgow, le témoignage accablant d’un ancien agent du DRS, qui vit aujourd’hui exilé en Écosse. Karim Moulai, dont la trace a été récemment retrouvée par un reporter de Canal+ (voir ici), a travaillé de 1987 à 2001 pour les services algériens et fut le témoin privilégié des compromissions de l’appareil sécuritaire dans sa guerre contre le terrorisme. L’affaire des moines de Tibéhirine en a été une parmi d’autres, selon lui.

Au terme de six heures d’audition, M. Moulai a livré au juge Trévidic un récit circonstancié de la participation du DRS dans le rapt des sept religieux français au printemps 1996. Seules leurs têtes ont été découvertes, deux mois plus tard, au bord d’une route. Karim Moulai, dont le témoignage recoupe en de nombreux points celui d’autres anciens agents des services secrets algériens, est allé jusqu’à donner l’identité de quatre anciens collègues — Mounir T., Hassan M., Lyès M. et Hamid A. — qu’il accuse d’avoir personnellement participé au meurtre des moines.

« Les moines avaient une bonne réputation dans leur région et ils aidaient les gens du coin. Ils avaient un accord avec le GIA (Groupe islamique armé – ndlr) pour lui apporter de l’assistance médicale et, en retour, ils seraient laissés tranquilles. À un moment donné, le ministère des affaires étrangères algérien leur a demandé de fermer le monastère », peut-on lire sur le procès-verbal de la police de Glasgow.

L’ancien agent secret algérien raconte avoir accompagné son supérieur, le général Ahmed Kherfi, le 24 mars 1996, à une réunion importante au Centre territorial de recherche et d’investigation (CTRI) de Blida, à 50 kilomètres au sud-ouest d’Alger. D’après son récit, cinq autres haut-responsables du DRS, dont le n°2, Smaïn Lamari (décédé en 2007), étaient présents.

« Je sais que la décision finale d’enlever les moines a été prise ce 24 mars 1996 », a indiqué Karim Moulai. De fait, les moines ont été kidnappés dans la nuit du 26 au 27 mars. « Mon patron et moi-même nous sommes rendus de nombreuses fois dans les villes de Médéa et Blida avant l’enlèvement des moines. Il y avait de nombreuses opérations en 1995 et 1996 pour faire croire à une vraie menace terroriste en Algérie. Je pense que le plan de l’enlèvement des moines date de début 1996 », a-t-il ajouté.

Entendu à deux reprises à Amsterdam, le 10 novembre 2010, puis le 4 mai 2011, un autre ancien agent algérien en exil, Abdelkader Tigha, a confirmé cette version des faits au juge Trévidic. « Les services secrets avaient organisé l’enlèvement (…) Après l’enlèvement, certaines personnes ont eu des remords et elles en ont parlé », a confié au magistrat celui qui travaillait à cette époque au CTRI de Blida, où les moines auraient été emmenés après leur rapt.

« Les moines ont été emmenés au CTRI de Blida, situé à environ 48 kilomètres de Tibéhirine, par un groupe civil, à savoir un groupe d’intervention spécial du GIS. Le GIS est l’équipe d’intervention la plus importante du service secret algérien. La nuit où les moines ont été enlevés, j’étais de service (…) Je n’ai pas vu entrer les moines, mais j’ai vu les véhicules (…) Une opération militaire a alors été engagée pour donner l’impression que l’on cherchait les moines de manière sérieuse », ­a-t-il précisé.

De Charette : « C’est une histoire de GIA, infiltré ou pas »

Karim Moulai et Abdelkader Tigha désignent tous les deux le même homme comme ayant été la cheville ouvrière de l’opération : Djamel Zitouni, l’un des chefs du GIA, invariablement présenté par les témoins clés du juge Trévidic comme un « agent infiltré » des services algériens.

Son adjoint, Mouloud Azzout, est également mêlé à l’affaire, d’après les “repentis” du DRS. « C’est le groupe d’Azzout qui a réalisé l’enlèvement. Il s’agissait d’un mouvement axé sur la manipulation et l’infiltration permettant de faire du chantage vis-à-vis de la France et de jeter le discrédit sur les mouvements islamistes. Le CTRI en avait marre que les moines aident les terroristes passant par là », a expliqué Abdelkader Tigha. « Mouloud Azzout était également un agent du DRS », a confirmé pour sa part Karim Moulai.

Selon Tigha, « ce genre d’actions n’est que du cinéma. Le fait d’enlever les moines et ensuite de les libérer permet à Lamari de dire qu’ils ont été libérés. C’était du cinéma politique ». Karim Moulai ne dit pas autre chose : « Le but de l’enlèvement était de négocier avec la DST et la DGSE (les services secrets français – ndlr) dans l’optique d’améliorer les relations du DRS avec les autorités françaises. Cela donnerait aux Algériens plus de pouvoir, plus d’autorité… »

Puis le plan « capote », selon l’expression de Tigha. C’est à ce moment que les versions divergent. D’après Karim Moulai, les moines ont été assassinés par des agents du DRS, dont il livre les noms. « Ils ont été tués parce que les autorités françaises ont envoyé un émissaire secret pour essayer de prendre contact avec le GIA pour s’assurer de la libération des moines. Il a essayé de parler directement avec Zitouni », a expliqué M. Moulai.

Cet émissaire secret est Jean-Charles Marchiani, un proche de Charles Pasqua, à l’époque préfet du Var. Familier de la « diplomatie parallèle », M. Marchiani a été entendu le 10 avril dernier par le juge Trévidic. Il a confirmé avoir œuvré en sous-main dans ce dossier : « Très modestement, j’ai essayé d’obtenir une libération qui n’engage pas l’État français dans une négociation officielle. »

« Grâce à un troisième couteau, s’est-il souvenu, j’ai essayé d’obtenir un contact avec le groupe Zitouni. Le but était de ménager l’amour propre des Algériens, tout en sauvant l’honneur de la France. J’ai obtenu un accord de principe et pour commencer la preuve que le groupe Zitouni détenait bien les moines. »

Ce “double jeu” français aurait signé l’arrêt de mort des religieux, selon Karim Moulai. Ce dernier affirme avoir recueilli les confessions de l’un des tueurs, un certain Mounir. Dans son livre Chronique des années de sang (Denoël), publié en 2003, le colonel Mohamed Samraoui, ancien agent algérien réfugié en Allemagne, affirme lui aussi que « la responsabilité des services secrets algériens est totalement engagée dans l’assassinat des moines trappistes ».

Pour Jean-Charles Marchiani, la vérité est toute autre : « Le GIA s’est lancé dans une opération sans préparation et sans réflexion (…) Ils ont été dépassés par les événements. Ils ont eu de grands espoirs à la suite du canal de négociations que j’avais ouvert et ils ont été très déçus dans ce canal a été fermé. Ils ont réagi avec la même irréflexion que lorsqu’ils avaient enlevé les moines en les exécutant. »

Abdelkadher Tigha, l’ancien du DRS réfugié aux Pays-Bas, offre encore une autre version de la mort des moines. Selon lui, le groupe de Djamel Zitouni a fini par « perdre le contrôle » de l’opération, a-t-il fait savoir au juge. Les moines ont ainsi été récupérés par un groupe dissident au sein des GIA, dirigé par un certain Abou Moussaab, un “vrai” terroriste, pas un “agent infiltré” comme Zitouni. Ils seront finalement égorgés par ce groupe, d’après son récit.

Entendu le 17 avril dernier, l’ancien ministre des affaires étrangères, Hervé de Charette, a résumé son sentiment sur l’affaire au juge Trévidic avec une certaine désinvolture : « C’est une histoire de GIA, infiltré ou pas. » Mais peut-être pas autant que Charles Millon, ministre de la défense à l’époque des faits, qui a déclaré au magistrat, le 5 janvier, dès l’entame de son audition : « J’ai complètement ignoré le dossier et vous allez être déçu. Ce n’est pas remonté à moi ni même à mon cabinet. »

Abdelkader Tigha utilise souvent le même adjectif pour résumer ce dossier : « Kafkaïen. »

La boîte noire :

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