L’enquête sur les moines de Tibéhirine relancée

L’enquête sur les moines de Tibéhirine relancée

Isabelle Mandraud, Le Monde, 09.09.10

L’ancien ambassadeur de France en Algérie, Michel Lévêque, devait de nouveau être entendu jeudi 9 septembre par le juge antiterroriste Marc Trévidic, chargé de l’enquête sur l’assassinat des sept moines de Tibéhirine, en Algérie. Quatorze ans après les faits, le magistrat cherche toujours la vérité dans ce dossier et à démêler certaines ambiguïtés. Or, les documents sur lesquels le secret-défense a été levé en ont apporté de nouvelles.

Dans ceux remis par le ministère des affaires étrangères figurent les fax cryptés transmis par l’ambassadeur à sa hiérarchie après la découverte, le 30 mai 1996, sur le bord d’une route, près de Médéa, des têtes des moines dont les corps n’ont jamais été retrouvés. Dès le lendemain, M. Lévêque s’est rendu à l’hôpital militaire d’Aïn Nadja, à Alger, pour identifier les restes des religieux.

Le 2 juin 1996, il rédige une note de deux pages sur les constatations faites, écrit-il, par « le médecin de gendarmerie de (l’)ambassade qui m’avait accompagné ». Les remarques sont d’ordre médical. Elles relèvent des indices, « les boîtes osseuses ne portent aucune trace de projectile », ou bien soulignent la trace d’une fracture particulière sur l’un des crânes, « laissant à penser que les décapitations ont été effectuées par une arme blanche et lourde. »

Deux autres témoins
La note se conclut par une évaluation de la date du décès : « Les différentes constatations visuelles effectuées par le médecin de la gendarmerie conduisent à penser que le décès des sept moines pourrait remonter à une période située entre le 16 et le 21 mai (date de revendication de l’assassinat des moines par le GIA). » Ces écrits sont en tout point conformes aux déclarations faites dix ans plus tard, le 12 avril 2007, par M. Lévêque lors de son audition par le premier juge antiterroriste chargé du dossier, Jean-Louis Bruguière.

Mais deux autres témoins sont venus récemment contredire la version de l’ambassadeur. Le 24 juin 2010, le médecin chef des armées, Tantely Ranoarivony, qui exerçait la fonction de médecin de la gendarmerie à l’ambassade de France à Alger en 1996, a été pour la première fois entendu. Agé alors de 26 ans, spécialisé dans la chirurgie maxillo-faciale, il était bien présent le 31 mai 1996 à l’hôpital d’Aïn Nadja pour aider à identifier, d’après des photos, les moines qu’il ne connaissait pas et dont il découvre sur place, « interdit », qu’il n’y a que les têtes dans les cercueils. Ses souvenirs, avec le temps, sont imprécis, mais, surprise, il affirme ne pas être l’auteur des constats. « Je ne me souviens pas avoir donné à l’ambassadeur ces indications qui paraissent très précises et très techniques », déclare-t-il au juge Trévidic, comme le rapporte le procès-verbal consulté par Le Monde.

« Je n’ai pas donné d’indication sur la datation des décès, car je ne suis pas médecin légiste », ajoute-t-il. M. Ranoarivony précise au passage qu’il lui avait été demandé de tenir secret l’absence des corps.

Cassettes intriguantes
Le 24 août, entendu pour la première fois à son tour, l’ancien consul de France, François Ponge, également présent à l’hôpital ce 31 mai 1996, abonde dans le même sens. « Je lui ai posé la question de la date du décès, il n’a pas pu me répondre, dit-il à propos du médecin gendarme. Je ne me souviens pas d’autres questions en ma présence. » D’autres médecins auraient-ils pu faire les constatations ?
Ces éléments trouveront peut-être une réponse mais ils contribuent au trouble qui continue d’entourer l’assassinat des moines – revendiqué par le GIA. D’autant que des cassettes vidéo de terroristes repentis, transmises par les autorités algériennes et découvertes sur le tard par le juge Trévidic dans le coffre du bureau de son prédécesseur, ne laissent pas d’intriguer. Récemment traduites, elles confirment en effet que des opérations militaires ont été menées dans la zone où étaient détenus les moines, contrairement aux promesses faites par Alger à Paris.

En juin 2009, l’ancien attaché de défense à l’ambassade de France, François Buchwalter, avait déjà jeté un pavé dans la mare en évoquant des tirs d’hélicoptères de l’armée algérienne, qui auraient mitraillé le camp où se trouvaient les religieux. « On progresse pas à pas, et on obtient de plus en plus d’éléments du côté français, se félicite Patrick Baudoin, l’avocat de la partie civile. L’objectif, maintenant, est de rassembler le maximum de connaissances pour pouvoir se tourner du côté algérien et obtenir qu’ils se dévoilent plus qu’ils ne l’ont fait jusqu’à présent. »


Le général Rondot à nouveau convoqué par le juge, avec ses carnets

Isabelle Mandraud, Le Monde, 09.09.10

C’est un personnage clé, dans l’enquête sur l’assassinat, en 1996, des moines de Tibéhirine, que le juge antiterroriste Marc Trévidic s’apprête à entendre. Le 27 septembre, le général Philippe Rondot, qui était au coeur des discussions avec Alger, devra dire ce qu’il sait du rôle joué par les services secrets algériens. Numéro deux de la DST à l’époque, M. Rondot avait déjà été entendu par le juge Jean-Louis Bruguière en décembre 2006, sans se livrer. Mais cette fois, il ne devrait plus pouvoir s’abriter derrière le secret-défense.
Le juge Trévidic dispose en effet de documents déclassifiés, à sa demande, par la commission consultative du secret de la défense nationale, dont trois notes du général Rondot, plus une copie de ses fameux carnets personnels – rendus célèbres dans le cadre de l’affaire Clearstream.

Ancien responsable à la DST, puis à la DGSE, cet expert en diplomatie secrète y consignait quasiment au jour le jour, en style télégraphique, ses entrevues, contacts et notes. Or, dans les écrits qui couvrent la période, de 1997 à 2005, figurent plusieurs références curieuses sur Tibéhirine.

Ainsi, à la date du 23 décembre 2002, le général, parti à la retraite fin 2005, note à propos du déplacement de Jacques Chirac en Algérie : « Voyage du PR (président de la République) à Alger (…) Double jeu de la DRS (Département du renseignement et de la sécurité algérienne). » Suit une double flèche désignant, d’une part, les « services français », d’autre part, le « GIA » (Groupe islamique armé). Nouvelle flèche. « Ex. : l’affaire des moines de Tibéhirine. »

Spécialiste du monde arabe, M. Rondot avait, dans ses fonctions, tissé des relations étroites avec les services algériens, notamment Smaïn Lamari, le patron de la direction du contre-espionnage (DCE), aujourd’hui décédé. Dans les trois notes déclassifiées parvenues au juge, le général français faisait état de ses contacts réguliers avant d’émettre des réserves.

Surtout, il donne en partie corps à la thèse d’une « bavure » de l’armée algérienne avancée par l’ancien attaché militaire à l’ambassade de France, François Buchwalter, lors de son audition le 25 juin 2009. M. Rondot cite ainsi M. Lamari à propos d' »opérations de ratissage engagées dans la zone ». Mais de ses doutes ou interrogations, le général n’en a jamais fait part jusqu’ici à la justice. Tout au contraire. Dans ses carnets, il écrit : « Déj du 22.01.04 à la popote. Juge Bruguière. P. du Bousquet (Pierre de Bousquet de Florian, patron de la DST de 2002 à 2007) + JF Clair (son adjoint). Examen des dossiers. Tibéhirine. Seurat. » Une flèche. « Encadrer le juge. »