10e anniversaire de l’enlèvement des moines trappistes de Tibhirine

Monastère de tibhirine, charte pour la paix et loi sur le culte

Alger place les moines sous protection

Samar smati et Rafik benkaci, Liberté, 21 mars 2006

Les membres des églises sont désormais tenus de signaler leurs déplacements. Le dispositif est en place depuis l’adoption de l’ordonnance d’application de la charte.

Un nouveau dispositif sécuritaire vient d’être mis en place par les autorités algériennes pour assurer la sécurité des représentants des deux Églises, catholique et protestante, d’Algérie. Les membres de la communauté chrétienne sont tenus de respecter, avons-nous appris de sources diplomatiques, un “dispositif sécuritaire renforcé” depuis l’adoption la semaine passée de l’ordonnance d’application de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale ainsi que de l’ordonnance relative aux conditions et règles régissant la pratique des rites religieux non musulmans.
Ce dispositif sécuritaire, mis en place à l’échelle nationale, coïncide avec la commémoration du 10e anniversaire de la mort des 7 moines de Tibhirine, dossier qui a longtemps empoisonné les relations algéro-françaises. Selon les mêmes sources, les “membres des deux églises sont tenus d’informer la police de tout déplacement éventuel”. Chacun de leurs voyages ou trajets à l’intérieur du pays se fera dorénavant sous “escorte” des forces de l’ordre. “C’est un dispositif assez contraignant et imposant qui restreint de fait le mode de déplacement des religieux et des religieuses”, précise un diplomate.
Dans les faits, le moine trappiste résidant à Alger, qui s’occupe deux fois par semaine de l’entretien des jardins et des habitations du Monastère de Notre Dame de l’Atlas, à Tibhirine, depuis l’évacuation des lieux après l’enlèvement dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 de sept membres de la communauté cistercienne, est soumis à ce dispositif. Il ne peut se rendre d’Alger à Tibhirine, selon nos sources, sans escorte sécuritaire. Les religieux eux, sont très “circonspects” face à ce nouveau dispositif. Habitués à œuvrer dans la discrétion et en se mêlant aux populations musulmanes, un tel dispositif les dérange quelque peu. “Aujourd’hui, les religieux se retrouvent encadrés, pratiquement coupés de leur mission première qui est la bienfaisance et l’assistance, dans la retenue et l’humilité, aux populations locales. Ils sont dans le wait and see. Ils observent et attendent de voir”, précise une source diplomatique. Selon Monseigneur Henri Teissier, l’archevêque d’Alger et le chef spirituel de l’Église catholique d’Algérie, “depuis 15 jours, l’état algérien nous a interdit d’aller à Tibhirine. Nous n’avons le droit de nous y rendre que sous escorte”. Au niveau des chancelleries occidentales, ce changement dans la prise en charge des membres des deux églises est observé avec prudence.
Les observateurs s’interrogent aujourd’hui sur les raisons qui ont poussé les autorités algériennes et en particulier les responsables du ministère de l’Intérieur et des Collectivités locales, à durcir le dispositif sécuritaire. Et ce, d’autant qu’aucune requête soumise en ce sens par les chefs spirituels des deux églises n’est parvenue au ministère des Affaires religieuses et des Wafks. Jusqu’à présent, aucune menace n’avait été expressément identifiée à l’encontre des membres de la communauté chrétienne. “Est-ce qu’il y a réellement aujourd’hui une inquiétude quant à la sécurité des représentants des deux églises après la mise en œuvre de la charte et la libération des membres de groupes terroristes ou s’agit-il simplement d’un moyen de contrôler l’activité des deux Églises ? Il s’agit là d’une arme à double tranchant”, remarque un observateur.
Il s’avère, selon des sources sécuritaires, de mesures préventives “momentanées” qui viennent du fait que les autorités craignent que des groupes terroristes restants exploitent la commémoration de la 10e année de la tragédie du monastère de Tibhirine afin de perpétrer un attentat surtout que l’on signale un “dangereux” individu en déplacement, localisé sur l’axe entre Tissemsilt et Médéa. Alger craint également que cette commémoration, qui sera l’occasion pour certains milieux en France de mettre encore une fois en accusation l’Algérie, n’incite les terroristes à monter une “opération spectaculaire” et faire “un coup médiatique”.
La situation est telle que certains n’hésitent pas à associer à ce dispositif renforcé, les campagnes d’évangélisation ainsi que les amalgames véhiculés à ce sujet sur l’Église catholique et l’Église protestante d’Algérie. Alger ne veut pas que les commémorations de l’affaire des 7 moines de Tibhirine tourne à un autre drame surtout au regard du contexte délicat actuel.

Samar smati et Rafik benkaci


10e anniversaire de l’enlèvement des moines trappistes de Tibhirine
Chronologie d’une tragédie

Rédaction de Liberte, 21 mars 2006

L’Église catholique d’Algérie commémorera dans quelques jours un triste anniversaire. Il y a dix ans, dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, sept moines cisterciens du monastère Notre Dame de l’Atlas, à Tibhirine, près de Médéa, ont été enlevés par un groupe d’une vingtaine de terroristes, affilié au Groupe islamique armée (GIA) de Djamel Zitouni. Au-delà de cette tragique nuit, plus personne ne reverra les frères Luc, Célestin, Michel, Bruno, Christophe, Paul et Christian de Chergé, le prieur du monastère, vivants.
Dès le lendemain de l’enlèvement, la Gendarmerie nationale est alertée par le père Deckers qui dirigeait à ce moment-là, à Tibhirine, un Ribat Es-Salam, une retraite spirituelle avec une douzaine de religieux, et dont les terroristes n’avaient pas connaissance. L’annonce du kidnapping tombe comme un couperet. Les moines vivaient en parfaite harmonie avec la population locale. À partir du 1er décembre 1993, date à laquelle le GIA a menacé de mort tous les étrangers vivant en Algérie, leur présence était même “tolérée” par les groupes terroristes de la région.
Le 24 décembre 1993, le monastère reçoit, en effet, la première visite d’un groupe terroriste. Sayah Attiya, adjoint de l’“émir” national du GIA de l’époque, Djaâfar El-Afghani et “émir” de katibat El-Khadra accompagné de Ali Benhadjar, dirigeant du GIA pour la région de Médéa, et “émir” de la Ligue islamique pour la da’wa et le djihad, donnera “l’amman” aux moines. En clair, Sayah Attiya les autorisait à demeurer au monastère sous sa protection. Après cette première visite, les moines ont choisi de rester à Tibhirine après avoir voté à bulletins secrets. Ce vote secret s’est renouvelé après chaque assassinat de religieux jusqu’à leur enlèvement. Quand en 1996, Djamel Zitouni demande à Ali Benhadjar d’enlever les moines de Tibhirine, le chef régional du GIA désavoue son “émir” national. Il refusera d’exécuter l’ordre reçu au nom du respect de “l’amman” octroyé aux moines. Ali Benhadjar et les groupes terroristes sous ses ordres entreront à partir de là en dissidence avec le GIA “dévoyé”. À travers les différents témoignages recueillis depuis cette tragédie, l’on sait aujourd’hui que Djamel Zitouni a dû faire appel à un groupe étranger à la région pour organiser et exécuter son macabre projet.
Pendant des semaines, les forces de sécurité essayeront de retrouver la trace du groupe terroriste et des sept moines trappistes. En vain. Les autorités algériennes et françaises n’ont aucune idée du sort réservé aux moines par les terroristes. Fin avril, l’enlèvement est revendiqué. L’ambassade de France à Alger reçoit un émissaire du GIA. L’émissaire, qui se présente sous le pseudonyme de Abdallah, est reçu par un responsable de l’ambassade. Il est porteur du premier communiqué du GIA relatif à l’enlèvement des moines et posant les conditions de leur libération, signé par Djamel Zitouni ainsi que d’une cassette audio dans laquelle sont enregistrées les voix des moines qui récitent le journal du soir de la radio marocaine Médi 1. En contrepartie de la libération des moines, Djamel Zitouni ne revendique ni plus ni moins que la libération de Abdelhak Layada, membre fondateur du GIA condamné en 1994 par la Cour spéciale d’Alger à la peine capitale pour, entre autres, atteinte à la sûreté de l’État. Une liste de contacts téléphoniques ainsi qu’une lettre de l’ambassade de France destinée à Djamel Zitouni sont remises à Abdallah par la DGSE, les services secrets français, qui le dépose à Alger-Centre dans la voiture blindée de l’ambassade. Il n’y aura aucune suite à cette tentative de tractations entre les services secrets français et le GIA. Les forces de sécurité continuent de rechercher les moines dans toute la région sans pour autant réussir à les localiser.
Djamel Zitouni annonce, le 9 mai 1996, à travers un communiqué publié à Londres, l’exécution des sept moines de Tibhirine. Dix jours plus tard, les têtes des moines trappistes sont déposées à l’entrée de la ville de Médéa. Depuis le 4 juin 1996, les moines reposent au monastère de Tibhirine. Un endroit qu’ils ne voulaient pas quitter “pour l’amour de Dieu, du Christ, et… de l’Algérie”. Dix ans après, Abdelhak Layada est libéré à la faveur des dispositions de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Tibhirine ne sera malheureusement plus jamais pareil.

S. S.

 


À quelques jours de l’anniversaire de l’assassinat des sept moines trappistes

Le prêtre de Tibhirine quitte son monastère

Par : Arab Chih, Liberté, 21 mars 2006

Il n’y a plus aucun religieux au monastère de Tibhirine, un hameau distant d’une dizaine de kilomètres de Médéa, une wilaya ayant beaucoup souffert du terrorisme islamiste. Le seul qui y faisait de régulières visites depuis cinq ans, le prêtre Jean-Marie Larrausse, n’a plus remis les pieds depuis une quinzaine de jours !

Paradoxalement, son “éclipse” a coïncidé avec les premières libérations des terroristes islamistes. Serait-il rapatrié, comme il est ébruité ces derniers jours, de peur qu’on attente à sa vie ? Youssef, un des deux employés autochtones, n’en sait rien du tout. Il n’est même pas au fait que le maître des lieux est parti pour ne plus revenir. La seule chose dont il est sûr est que le religieux se rendait au monastère deux fois par semaine et qu’il s’est absenté depuis quelques jours. “Il ne nous a rien dit à ce sujet. Sa dernière visite remonte au lundi 6 mars. Par le passé, il venait deux fois par semaine, mais ne passait jamais la nuit ici. Le soir, il rentrait toujours chez lui à El-Harrach. Toutefois, en nous quittant, il nous prévenait toujours de la date de son retour. Ce qui n’est pas le cas cette fois-ci”, témoigne-t-il. Rajoutant au mystère, il affirme : “Il y a plus d’un mois, il a interrompu notre ligne téléphonique.”
L’assurance d’un garde communal, rencontré devant le monastère, quant à la grande sécurité qui régnait à Tibhirine ne dissipe en rien la vague crainte qu’inspirent les lieux.
La route escarpée y menant, quoique bitumée, est à la limite
du praticable, gâtée qu’elle est
par de nombreux nids-de-poule. Emmurées, les différentes bâtisses (une chapelle, un hôtel pour les visiteurs,…) constituant le monastère s’élèvent en contrebas de la route faisant face à une touffe d’arbres qu’on appelle ici la forêt de Lalla Meriem, par allusion à la grande statue en marbre de la Vierge Marie qui y trône. Ces dernières années, un détachement de la garde communale y est aussi installé. Devant le grand portail du monastère, une petite salle attenante fait office de mosquée du village. Deux fillettes, assises à même le sol tout couvert de tapis, recopient sur une ardoise des versets d’un livre coranique. D’autres écriteaux y sont éparpillés çà et là. “Cette mosquée était un don des moines assassinés aux villageois”, remarque Youssef. Sur le mur est apposé, quelque peu fané, le sigle de l’ex-FIS. En face, une nouvelle mosquée encore en chantier. Pour accéder à l’intérieur du monastère, il a fallu un trésor d’insistance pour convaincre Youssef. “C’est interdit”, se défend-il avant de céder. Par l’usure, les murs des bâtisses, construites en 1876, portent la patine du temps ; les volets sont détériorés et certaines vitres cassées.
Le silence “religieux”, qui y régnait, entrecoupé par le seul gazouillis des oiseaux, ajoute de la solennité et du mystère à ce lieu de culte, tout entouré d’arbres. La propriété comprend des étables, mais aussi une grande ferme qui s’étire vers le bas et où on y cultive un peu de tout. Pas moins de 2 500 pommiers y sont plantés. Au loin, s’offrent au regard de verdoyants vallons et un entassement de maisons, c’est la bourgade de Tamesguida, et des monts fortement boisés du même nom qu’écumaient les islamistes armés et qui en avaient fait un véritable sanctuaire. Juste à côté des bâtisses, un petit cimetière tout enserré par des peupliers, où sont inhumés les corps des sept moines assassinés en mai 1996 par les sbires de Djamel Zitouni, aux côtés de sépultures de huit autres moines. Rencontré dans sa bicoque à Médéa, Ali Benhadjar refuse catégoriquement de parler — une télévision française l’a approché la semaine dernière pour un témoignage et d’autres médias français comptent l’interviewer — de l’affaire au motif d’une déformation, par le passé, de ses propos. Grâce à leurs actions humanitaires, les moines assassinés ont laissé une trace indélébile chez les habitants de Tibhirine qui gardent toujours d’eux un pieux souvenir. “Le frère Luc soignait gratuitement les gens d’ici. Ils nous avaient rendu énormément de services”, se rappelle Youssef, tout de gratitude. Intrigué par notre visite et croyant peut-être que le “patron” du domaine a fait l’objet d’un rapt, Youssef lance ingénu : “Dites-leur de le libérer pour s’occuper de la propriété.”

A. C.