Moines de Tibéhirine: une affaire française

Moines de Tibéhirine: une affaire française

Par Service Enquêtes, L’Express, 07/07/2009

Une « bavure » algérienne, la mort des sept religieux enlevés en 1996? A Paris, le témoignage d’un ex-général va conduire la justice à enquêter sur ce qu’auraient su – et tu?- les autorités de ce côté-ci de la Méditerranée. Nicolas Sarkozy se dit prêt à lever le secret défense sur tous les documents nécessaires à cette enquête.

Où s’arrêtera l’enquête sur l’enlèvement et la mort de sept moines français du monastère de Tibéhirine (Algérie)? Saura-t-on jamais comment, et par qui, ces religieux âgés de 45 à 82 ans ont été enlevés, puis tués, entre le 26 mars et le 21 mai 1996 ? La récente « confession » du général à la retraite François Buchwalter devant le juge parisien Marc Trévidic vient s’ajouter à la complexité d’un dossier déjà riche de zones d’ombre.

La prochaine étape devrait être la recherche des rapports que cet homme de 65 ans affirme avoir transmis à sa hiérarchie du temps où il était attaché de défense à l’ambassade de France en Algérie (1995-1998). Des notes protégées par le secret-défense dans lesquelles ce saint-cyrien réputé sérieux et fiable expliquait notamment que les moines n’avaient pas été victimes de leurs ravisseurs mais de l’armée algérienne.

Des militaires les auraient tués par erreur lors d’une opération héliportée dans les montagnes de l’Atlas blidéen où ils avaient été conduits par leurs ravisseurs. Croyant qu’il s’agissait de terroristes, les forces algériennes les auraient mitraillés depuis des hélicoptères équipés de canons de petit calibre (20 mm). Pour effacer toute preuve de cette « bavure », ils se seraient ensuite débarrassés des corps criblés de balles. De fait, seules les têtes ont été retrouvées (en mauvais état mais sans traces de balles). Ces déclarations du général ont été qualifiées de « délires » par le quotidien algérien francophone El Watan.

François Buchwalter avance ainsi à contre-courant de la version officielle, qui désigne les islamistes du GIA comme les assassins des sept hommes. Il dit tenir ses informations d’un ami algérien – lui-même ancien officier et saint-cyrien – dont le frère pilotait l’un des deux hélicoptères, de fabrication russe, engagés dans l’opération. Interrogé sur la réaction de ses supérieurs quand ils ont pris connaissance de ces révélations, le général français a déclaré, sur procès-verbal: « Il n’y a pas eu de suites, ils ont observé le black-out demandé par l’ambassadeur. » En clair, l’affaire aurait été étouffée. Reste à savoir par qui.

Sollicité par L’Express, le général Buchwalter refuse d’en dire davantage. « Je reste à la disposition du juge s’il veut me voir à nouveau », indique-t-il simplement. En attendant, le magistrat veut remonter la chaîne des responsabilités. Une tâche difficile dans la mesure où divers services de renseignement (DST, DGSE), mais aussi plusieurs ministères (Affaires étrangères, Défense, Intérieur), ainsi que les conseillers du Premier ministre Alain Juppé et ceux du président Jacques Chirac ont traité ce dossier.

Au bas de la pyramide décisionnaire, voici d’abord l’ambassadeur, Michel Lévêque, 76 ans dans quelques jours. Mis en cause par son ancien attaché de défense – un poste important dans une telle ambassade – il n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien. Mais le juge voudra sans doute l’entendre, voire le confronter à son « accusateur ». L’ex-diplomate a déjà été auditionné dans cette affaire. C’était le 12 avril 2007, par le juge Jean-Louis Bruguière, le prédécesseur de Marc Trévidic. Selon nos informations, il avait quelque peu rechigné à répondre à sa convocation. Autre certitude : il n’avait pas fait état d’une quelconque « bavure ».

D’après François Buchwalter, ses rapports avaient pour autres destinataires le ministère de la Défense et l’état-major des armées. Le ministre était alors Charles Millon. En voyage en Afrique, il n’a pu être joint par L’Express. Quant au chef d’état-major des armées, c’était le général Jean-Philippe Douin, 69 ans, à la retraite depuis 1998. Lui ne souhaite pas s’exprimer.

Dans les mois à venir, le juge Trévidic ira sans doute au-delà de ce noyau de destinataires identifiés. « Nous voulons savoir si d’autres personnes ont pu être informées d’une implication de l’armée algérienne », prévient Me Patrick Baudoin, avocat des familles des moines. Pour avancer, le magistrat s’intéressera notamment à la cellule de crise créée au Quai d’Orsay dès le 27 mars 1996, au moment de l’enlèvement.

Cette structure regroupait des diplomates du ministère, des représentants de l’Elysée, de Matignon, de la DGSE et de la DST, dont le général Philippe Rondot. Elle était placée sous l’autorité du ministre des Affaires étrangères, Hervé de Charette, mais pilotée par son directeur de cabinet, Hubert Colin de Verdière. Celui-ci téléphonait plusieurs fois par jour à l’ambassadeur. En théorie, la transmission des informations était donc bien assurée.

Les membres de la cellule ont-ils pour autant eu vent des renseignements fournis par François Buchwalter peu de temps après les obsèques des moines? Deux d’entre eux ont été entendus, en 2006 et 2007, par le juge Bruguière: Hubert Colin de Verdière et Philippe Rondot. Le premier n’a pas évoqué l’hypothèse d’une bavure. Quant au second – qui est le seul à avoir été interrogé sur ce point – il a répondu: « Je n’ai aucune information à ce sujet.?Je sais seulement que les têtes des sept moines ont été retrouvées au bord d’une route et que leurs corps, jusqu’à maintenant, sont enterrés dans un lieu que nous ignorons. »

Restent les « politiques ». Ni Jacques Chirac ni Jean-Louis Debré, son ministre de l’Intérieur, n’ont souhaité s’exprimer. Alain Juppé a dit: « La France n’a rien à cacher. » Quant à Hervé de Charette, il nous a déclaré: « Cette affaire me fait penser au suicide de Pierre Bérégovoy. Dans ce genre d’histoires, il y a sans cesse des remontées d’huile pour remettre en question la version officielle. Je n’ai jamais entendu parler, de manière officielle, d’une possible bavure des militaires algériens. La version du général Buchwalter n’est que l’opinion d’un fonctionnaire parmi tant d’autres. Il y a toujours des gens qui ont intérêt à manipuler des informations contradictoires dans ce genre d’affaires d’Etat à Etat. »


Guerre des « services »

L’affaire de Tibéhirine s’est doublée d’une guerre entre services de renseignement français, chacun discutant dans son coin avec des interlocuteurs différents. Le responsable de la DGSE à Alger reçoit d’abord, à l’ambassade, un émissaire du GIA venu négocier les conditions de la libération des sept moines enlevés dans la nuit du 26 au 27 mars 1996. Un contact qui, pourtant, n’aboutira pas. Au même moment, Paris expédie en Algérie le célèbre général Philippe Rondot. Au nom de la DST, celui-ci vient à la fois pour s’informer auprès de son ami le général Smaïn Lamari, patron de la sécurité algérienne, et pour activer ses propres « sources » chez les islamistes. Rondot espère ainsi aboutir, par la bande, à un dénouement heureux. Il expliquera plus tard au juge Bruguière qu’il n’avait pas été « associé directement » aux « opérations de la DGSE ». En clair, celle-ci aurait fait capoter l’affaire! Un cafouillage « maison » aux conséquences peut-être dramatiques.

J.-M. P.

Revendications islamistes

« Nous avons de notre côté tranché la gorge des sept moines conformément à ce que nous avions promis de faire. Que Dieu soit loué! Ceci s’est produit ce matin. » Le 21 mai 1996, le chef du GIA, l' »émir » Djamel Zitouni, revendique en ces termes l’assassinat des religieux. Ce communiqué n°44 fait suite à celui du 18 avril, annonçant l’enlèvement des religieux. Ces assassinats auraient entraîné, au sein du mouvement islamiste, un règlement de comptes qui s’est conclu par la mort de Zitouni, remplacé par Ali Benhadjar. Ce dernier a, lui aussi, revendiqué l’opération de Tibéhirine. Si les moines ont été victimes d’une « bavure » de l’armée algérienne, comment expliquer ces déclarations du GIA? Cette organisation avait, au contraire, tout intérêt à dire la vérité pour créer un conflit entre la France et l’Etat algérien. Une contradiction troublante.

J.-M. P.