Contributions de A .Mebroukine et et Benachenhou à propos du livre de S. Saadi

INTOLÉRANCE ET PROCÈS D’INTENTION

Réponse à Saïd Sadi

Par Ali Mebroukine, Le Soir d’Algérie, 15 mai 2010

S. Sadi veut m’appliquer le même traitement que lui réserve Ali Kafi ; lui n’étant pas historien, n’aurait pas le droit de concevoir une biographie du colonel Amirouche. Quant à moi que S. Sadi dit ne pas connaître (ce qui est inexact), je n’aurais pas le droit de lui porter la contradiction. Il faudrait appartenir au cercle le plus restreint de ses connaissances pour avoir un titre à participer au débat — au demeurant salutaire —, que son livre suscite çà et là. Cette forme d’intolérance me choque, d’autant plus du reste que S. Sadi proclame à l’envi qu’elle serait l’apanage des princes qui nous gouvernent.

Être utile à son pays
Je ne suis ni un intellectuel organique ni même un intellectuel tout court, pas plus que je ne suis un homme politique. Je suis simplement un universitaire qui s’intéresse à l’histoire de son pays, probablement parce que issu de parents qui ont activement participé à la libération de l’Algérie, et ce, dès 1945 dans la ville de Béjaïa et plus tard, au moment de la guerre de Libération nationale, dans la ville de Blida. Par ailleurs, je suis fier d’avoir compté parmi les collaborateurs du président Liamine Zeroual, l’homme le plus sincère, le plus honnête et le plus humain que j’ai rencontré dans ma vie. Combien est-il permis de regretter que des hommes de son envergure ne soient pas plus nombreux dans notre pays. Servir l’Algérie sous l’autorité d’un homme peu porté aux compromis régressifs n’est pas un signe de vassalisation ; c’est au contraire un témoignage vivant de la volonté de faire avancer l’Algérie. Pour le surplus, je ne me pose pas tous les matins la question de savoir si ceux qui dirigent ce pays sont légitimes ou non. Vaine interrogation. Qu’ils résolvent les problèmes du pays dont la gravité est admise par tous et qu’ils prêtent une oreille attentive à celles et ceux qui leur prodiguent conseils éclairés et désintéressés ; ce serait déjà beaucoup. C’est du reste ce qu’a essayé de faire le RCD entre 1999 et 2001 en participant aux gouvernements d’A. Benbitour puis d’Ali Benflis, sans que personne y ait trouvé à redire, sans doute parce que cette collaboration se voulait constructive et l’a été certainement. En tout cas, je préfère encourir le grief de collusion avec le pouvoir (même si cela est totalement inexact) que de troquer ma place contre celle d’un certain nombre d’individus, installés à l’étranger, qui acceptent les dollars sonnants et trébuchants de l’Internationale Socialiste pour diaboliser chaque matin un régime qu’ils ont servi sans états d’âme des décennies durant.

Du jugement sur Boumediène
S’agissant du président Boumediène, chacun a le droit de porter sur son bilan le jugement qu’il veut. L’ancien président de la République n’a plus aujourd’hui d’avocat pour plaider sa cause. Tous ceux qu’il a promus à de hautes fonctions dans l’appareil de l’État et qui lui doivent toute leur carrière restent étrangement silencieux (à la notable exception du Dr Mahiedinne Amimour) face à toutes les attaques qu’il subit, et honte ici au colonel Ali Kafi qui a eu le front de déclarer que l’ancien président de la République qui en avait fait un ambassadeur (ce qui était déjà beaucoup) avait «ruiné l’Algérie». Le président H. Boumediène aimait le pouvoir. Il aimait beaucoup le pouvoir, sans doute comme tous les bâtisseurs d’empire et de nation, à l’instar de Bismarck, de M. Kemal Atatürk, de Simon Bolivar. Mais pas davantage. Il n’a jamais exercé le pouvoir aux seules fins de commander aux hommes et aux choses, indépendamment d’un projet de société ou d’un programme destiné à faire sortir l’Algérie du sous-développement. Ceux qui prétendent que son bilan est négatif feignent d’oublier qu’il était hors de toute volonté humaine de transformer profondément, en l’espace de seulement 13 ans, une société déstructurée, fragmentée, composite, dans laquelle la plupart des habitants n’avaient pas encore accédé à la conscience nationale. Les historiens sérieux font crédit à H. Boumediène d’avoir voulu ériger un État puissant, des institutions pérennes, démocratiser l’enseignement, transformer les structures campagnardes, instauré la médecine gratuite, institué la participation des travailleurs à la gestion de leur entreprise, nationalisé les intérêts étrangers, défendu, avec une rare prescience des évènements, l’idée d’un nouvel ordre économique international dont le contenu, 35 ans après son élaboration par le président Boumediène lui-même, inspire aujourd’hui l’ensemble du courant altermondialiste. S. Sadi passe volontairement sous silence le fait qu’une campagne de déstabilisation du président H. Boumediène a commencé d’être orchestrée depuis les sommets de l’État, à partir de 1977, dès qu’il avait exprimé publiquement son intention de faire accomplir à sa politique un profond aggiornamento qui remettait en cause beaucoup d’intérêts de clans et de factions. Preuve, s’il en était besoin, que pour H. Boumediène l’exercice du pouvoir n’était pas une fin en soi.

De la crédibilité de l’opposition
Globalement, l’opposition algérienne n’est pas crédible. La population la rejette en le manifestant régulièrement à l’occasion de chaque élection générale et continue de donner une prime au courant islamo-conservateur ; c’est assez dire que les partis dits démocratiques ont échoué à nouer le moindre lien significatif avec les populations. Une opposition digne de ce nom ne boycotte pas une élection présidentielle à laquelle elle peut présenter jusqu’à 15 candidats d’envergure nationale. Elle ne hisse pas le drapeau noir en guise de deuil pour protester contre la réélection d’un président qui n’a nullement instauré la présidence à vie mais seulement supprimé la limitation du nombre de mandats présidentiels, ce qui n’est tout de même pas la même chose. L’état d’urgence, en vigueur depuis 18 ans, n’a nullement empêché les démocrates de se réunir, de se concerter ou de publier des communiqués. Ce sont eux qui se sont toujours montrés incapables de faire émerger le plus petit commun dénominateur sur quelque sujet que ce soit. Qu’on ne prétende pas, en tout cas, que le pouvoir cherche à diviser «le camp démocratique». Il n’en a nul besoin : les «démocrates» s’en chargent eux-mêmes, et semble-t-il, avec force allégresse. L’état d’urgence n’a nullement empêché l’ancien SG du FLN, Abdelhamid Mehri, de déclarer, il y a trois mois, à l’occasion d’une réunion publique organisée par le FFS, que «ceux qui ont pris le pouvoir en 1962 ont trahi l’esprit du 1er Novembre 1954» (accusation gravissime, s’il en est), alors que tout le monde sait que le président de la République actuel était visé, au même titre que A. Ben Bella et bien sûr l’état-major général de feu H. Boumediène.

Des vertus de l’esprit de tolérance
Si on a bien suivi S. Sadi, pour qu’il y ait débat à propos de son livre, il faut d’abord partager ses convictions, ses analyses et ses diagnostics successifs ; peu importe si nombre d’entre eux sont erronés, font litière des pesanteurs de l’histoire, proposent une grille d’interprétation des évènements souvent fruste et réductrice. On se demande si le président du RCD a réellement conscience de mettre, là, en application, l’esprit sectaire, d’ostracisme et d’excommunication qu’il reproche à ses adversaires de pratiquer à son endroit. On reste stupéfait par tant d’intolérance et surtout par le recours aux procès d’intention qu’il instruit contre des personnes qu’il prétend ne pas connaître et même tout ignorer, tout comme du reste l’ancien président du HCE a eu l’indécence de commenter le récit de S. Sadi qu’il n’a pas lu. La Révolution algérienne, à l’instar de toutes les autres, a eu ses moments de gloire et ses épisodes tragiques. Il est normal, qu’en l’absence d’archives authentiques, des évènements douloureux de notre passé continuent d’être l’objet de controverses et de débats passionnés. Mais nous devons nous respecter les uns les autres, ce qui suppose le bannissement de tout paternalisme ou esprit de condescendance (travers dans lequel verse trop souvent le Dr Sadi), le procès d’intention ou plus encore la diabolisation du contradicteur. Si l’objectif visé par S. Sadi est de faire connaître aux jeunes générations l’histoire de leur pays (et dans une large mesure son récit y contribue), il lui faudra non seulement renoncer à l’invective, aux procès d’intention, à l’étiquetage politique expéditif, mais aussi avoir la lucidité de prendre acte de l’échec de l’action de l’opposition en Algérie (ce qui ne vaut, évidemment, pas blanc seing décerné au pouvoir).
A. M.


Un débat pour en finir avec tous les débats ?

Par Mourad Benachenhou

Au cours de ces dix dernières années, les biographies de Amirouche écrites par des auteurs algériens n’ont, certes, pas été aussi abondantes que l’on aurait souhaité, au vu de l’importance de ce personnage dans l’histoire de la guerre de Libération nationale. Mais il y en a eu suffisamment pour que le lecteur curieux puisse assouvir sa soif de connaissance de la vie et de la mort de cet homme d’exception et de ce grand héros de la guerre de Libération.
Des témoins directs de l’histoire de la Wilaya III historique
Il faut mentionner pour mémoire les historiens professionnels, qui ont consacré quelques pages, plus ou moins profuses, dans leurs écrits à Amirouche, comme Mohammed Harbi, le regretté Mahfoud Kaddache, Khalfa Mammeri, et sans doute bien d’autres dont la liste est trop longue pour qu’on puisse citer tous leurs noms, et les mémoires des hommes politiques, comme Ferhat Abbas et Ali Kafi . Plusieurs compagnons de combat de ce colonel commandant la Wilaya III historique, et qui, donc, l’ont côtoyé et ont partagé avec les fatigues, les tensions, les dangers, les frayeurs, les actes d’héroïsme et les trahisons propres aux guerres, quelle qu’en soit la forme, ont mis par écrit leurs souvenirs et les ont soumis à la critique de leurs lecteurs. Parmi eux, on voudrait mentionner plus particulièrement deux partisans inconditionnels de Amirouche, remplissant les conditions d’origine régionale qui les mettent au-dessus des critiques de biais antagonistes à la Kabylie et à sa culture et attachés à Amirouche par ce sentiment naturel de loyauté que le subordonné ressent envers son chef, en particulier s’il dégage le charisme propre aux leaders exceptionnels.

Ces auteurs sont :
– Attoumi Djoudi qui a écrit les deux ouvrages suivants, édités par Ryma, maison d’édition de Tizi Ouzou : Le Colonel Amirouche entre légende et histoire (2004) Le Colonel Amirouche à la croisée des chemins (2007), deux ouvrages sortis dans la discrétion et restés plus ou moins inconnus du grand public en dépit de leur qualité à la fois littéraire et de documents historiques frappés de sincérité, de franchise et d’esprit critique.
– Hamou Amirouche, dont le livre intitulé : Akfadou, un an avec le Colonel Amirouche (Casbah Éditions, 2009), a reçu sur tout le territoire algérien un accueil digne de la qualité de son auteur et de la grandeur de son héros. L’auteur ne cache ni son attachement à Amirouche, ni l’admiration qu’il lui porte, et se montre particulièrement critique à l’égard de l’évolution politique depuis l’indépendance.

Un innocent assassiné est une victime de trop
Ces deux auteurs ne font rien pour cacher leur loyauté et leur admiration sans limites à l’égard du Colonel, traitent avec précaution et doigté, sans récuser les éventuelles accusations de dérives staliniennes, du drame de la Bleuite, qui a constitué une défaite pour tout le peuple algérien et une tache dans l’histoire de sa lutte de libération, même si ses victimes, que ce soient les hommes qui ont torturé, jugé, condamné à mort et exécuté des innocents, dont le nombre importe peu, car un innocent assassiné est une victime de trop, ou ces victimes qui avaient abandonné leurs foyers et leurs vies normales pour combattre le colonialisme, provenaient d’une seule région de notre pays. Ces anciens compagnons de Amirouche mentionnent également les soupçons de trahison qui auraient entouré les conditions de la mort au combat du Colonel. On sait, maintenant, que ces soupçons n’ont aucun fondement.

Des auteurs engagés, des ouvrages au-dessus de toute polémique
Pourquoi leurs ouvrages n’ont soulevé aucune tempête médiatique ou le déchaînement de haine et de violence verbale qui a été déclenché par le plus récent essai biographique sur Amirouche. Ce n’est ni le contenu intrinséque des ouvrages en cause, ni l’indépendance des auteurs vis-à-vis du pouvoir politique qui pourraient en expliquer la différence immense en termes de qualité et d’intensité des réactions. C’est simplement parce que ces deux auteurs n’avaient d’autres objectifs que de partager avec les lecteurs avides de connaître l’histoire de notre pays, leur expérience personnelle de collaborateurs du colonel Amirouche. Dans leurs interviews accordées à la presse locale ou nationale, ils se sont limités à expliquer les motifs qui les ont poussés à écrire leurs livres et se sont présentés comme témoins privilégiés, mais modestes, d’une page glorieuse de notre histoire. Et, pourtant, la vie de Amirouche, les évènements qui ont marqué son passage à la tête de la Wilaya III historique ne sont pas entièrement dénués de toute possibilité de polémique.

L’Instrumentalisation politique de l’histoire provoque la tempête
Comment se fait-il que l’histoire du même personnage, avec ses qualités et ses défauts, ses instants d’intuition géniale et ses erreurs mortelles, ait soulevé une tempête ; lorsqu’elle a été contée par un chef de parti ? Les causes déclenchantes de la tempête ne se trouvent donc ni dans les faits et gestes du héros en cause, ni dans ses errements humains, ni dans son origine régionale, mais dans les termes et les thèmes du débat sur sa vie suscités par l’instrumentalisation politique qui en a été délibérément faite par cet auteur engagé dans une lutte pour le pouvoir, lutte où tous les coups sont permis et où le contenu et les détails de la biographie spécifique jouent un rôle limité ; il s’agissait moins d’écrire un livre sur Amirouche que de provoquer une crise politique en prétextant de divergences portant non sur sa vie, mais sur la place de la région en cause dans la guerre de Libération nationale comme dans l’Algérie indépendante.

L’écriture de l’Histoire sert toujours un objectif
Pour ne pas sortir de l’objectivité, fondement d’un débat serein, il n’est pas question de reprocher à cet auteur d’instrumentaliser l’Histoire ; hélas ! L’Histoire, avec un grand H, est une utopie vainement tentée. Tout écrit historique cache des motivations qui n’ont souvent rien à voir avec une reconstitution authentique, même partielle, du passé. Il s’agit de prouver une théorie, de défendre une thèse, de conforter des intérêts matériels, intellectuels, ou politiques, par l’appel à des évènements historiques choisis sur la base des critères dictés par les objectifs avoués, exprimés ou secrets qui ont suscité l’effort de reconstitution du passé. Donc, une histoire qui raconte, seulement pour le plaisir de raconter, le passé n’existe que dans les déclarations de principes ou les ouvrages de méthodologie historiques. Derrière tout récit historique, il y a des intentions cachées et des objectifs secrets, conscients ou inconscients. On ne peut donc reprocher à cet auteur d’avoir instrumentalisé une page essentielle de notre histoire nationale. Quel est l’historien d’ici ou d’ailleurs qui ne tente pas de manipuler son public et de lui faire adopter sa propre vision du monde et des choses et de le conduire avec habilité à la conclusion qui, en fait, sous-tend tout son écrit?

Le personnage historique choisi : un simple paravent ?
Le problème n’est même pas dans le choix du personnage traité. L’auteur aurait même pu choisir de se pencher sur la vie de ceux qu’il voue à l’abomination dans les hypothèses de base de sa théorie politique : Abdelhafid Boussouf et Houari Boumediène ; il serait arrivé exactement au même résultat en termes d’instrumentalisation. Amirouche a été choisi comme thème de base de son écrit parce que c’est plus productif politiquement d’utiliser un héros local pour construire son instrument de lutte politique que des héros nationaux, même présentés sous la forme caricaturale en cohérence avec les théorèmes fondamentaux de sa géométrie politique. En partant de la biographie de ces deux grands hommes de l’histoire contemporaine de l’Algérie, on aurait retrouvé tous les thèmes récurrents dans l’ouvrage consacré à Amirouche, thèmes trop connus car répétés jusqu’au dégoût par tous ceux qui se piquent d’activer dans l’opposition. Pour qu’il n’y ait pas de malentendu quant au présent développement, le personnage de Amirouche a été choisi par convenance, non parce qu’il permettait de mieux asseoir la thèse centrale de l’ouvrage, à savoir que le plus digne de gouverner le pays n’est ni celui que l’on pense, ni le groupe sur lequel il s’appuie, mais celui qui écrit et le groupe qui est derrière lui. Quel est ce groupe ? Dieu seul le sait, et même la région supposée être la source de toutes les attentions pourrait ne pas être celle dont les intérêts sont en fait pris à cœur.

Le problème central : les termes et les thèmes du débat
Le problème, en fait, réside dans les termes comme dans les thèmes du débat qu’un auteur est obligé d’accepter avec ses lecteurs, qu’ils soient parmi ses partisans ou ses détracteurs. Par définition, le livre est une marchandise publique. On ne peut pas à la fois publier un livre et exiger qu’il reste secret, qu’il ne soit pas vendu ou, une fois mis sur le marché, qu’il ne fasse pas l’objet de jugements, que ces jugements soient fondés ou infondés. Un livre est un produit de consommation courante, qui sert à satisfaire les besoins d’information, de distraction, de culture, de positionnement social ou politique, etc. Comme tout produit de consommation courante, certains aiment son goût et d’autres ne le supportent pas.

Des règles de débat qui empêchent le débat
Or, l’auteur pose au débat, ordonné ou non, sur son ouvrage un certain nombre de règles qui vont à l’encontre même des règles normalement acceptées dans ce genre de débat. Son livre n’est pas un programme politique et tous ses lecteurs ne sont pas des adhérents de son parti. Il aurait pu en réserver la diffusion exclusive à ses partisans en leur interdisant d’en partager le contenu avec les personnes étrangères au mouvement politique qu’il dirige. Dès lors qu’il n’a pas pris cette voie, qu’il avait tout pouvoir de prendre, il ne peut pas exiger du grand public le type d’adhésion aveugle et disciplinée de ceux qui acceptent son leadership, car membres de son parti. En fait, ses réactions aux critiques qui ont été adressées à son ouvrage prouvent, par leur violence et leur caractère acerbe, qu’il refuse tout autre type de jugement que l’approbation béate et admiratrice de la moindre de ses affirmations. Toute personne qui, à tort ou à raison, peu importe, s’aviserait de réfuter telle ou telle de ses affirmations, est exclue de son parti, car quiconque lit son livre serait, par définition, membre de son parti qu’il ait choisi de l’être ou pas. C’est là une vision totalitaire du public des lecteurs qui se retrouve dans toutes les interventions publiques que cet auteur a faite pour défendre ses vues et attaquer ses critiques.

Les termes du débat : tous les dires de l’auteur sont vrais par définition
Pour lui, les termes du débat sont clairs : quiconque lit son livre doit accepter chacun de ses mots, chacune de ses phrases, chacun des faits reportés, chacune des affirmations proclamées comme au-dessus de toute critique. Le débat, suivant ces termes, doit se résumer à répéter mot pour mot ce qu’il écrit. Toute personne qui oserait violer ce terme de base qui lui est imposé ne peut être que manipulée par des forces occultes, mais dont, paradoxalement, tout le monde connaît les tenants et les aboutissants, ou membre de ces forces pour le compte desquelles il agit, comme agent stipendié, ou plus prosaïquement mercenaire. Aucun contradicteur n’est, au vu de l’auteur, un simple homme, libre de toutes attaches politiques ou partisanes, qui donnerait son point de vue de manière neutre. Un lecteur qui refuse de prendre comme argent comptant l’écrit en cause est étiqueté comme membre d’une vaste cabale, d’une camora qui ne dit pas son nom, d’un complot ourdi depuis longtemps et dont les membres secrets ou publics étendent leurs tentacules même au fond des cerveaux de certains, leur dictant ce qu’ils doivent dire et faire à tout instant de leur vie.

On n’aime pas le livre, donc on hait le groupe ethnique de l’auteur !
De plus, quiconque qui oserait faire preuve d’esprit critique à l’égard de ce livre serait animé par des sentiments de haine envers les membres de la région en cause. Ainsi, par exemple, les méta-moralistes qui ont prouvé que les impératifs catégoriques qui, selon Kant, doivent servir de guides aux règles morales, ne sont d’aucune utilité dans la vie morale de tous les jours, seraient, en fait, des philosophes pleins de haine pour la race germanique, et les critiques qu’ils adresseraient aux théories morales de ce philosophe allemand seraient beaucoup plus l’expression de cette haine que simplement des conclusions tirées de l’analyse des conséquences pratiques de ces impératifs. À suivre cette dialectique de la pente glissante, toute personne qui n’aimerait pas Sartre est anti-français ; quiconque préfère lire Albert Camus plutôt que Mohammed Dib serait un partisan du colonialisme et haïrait les Tlemceniens. Ceux qui trouveraient à redire aux romans de George Orwell, l’ex-gendarme colonial devenu épicier, mais auteur génial, pourraient se classer parmi les ennemis jurés de la Grande-Bretagne ; etc. etc. On pourrait croire qu’il s’agit là d’une simple caricature des termes du débat imposés par l’auteur. Mais, que l’on ne s’y méprenne pas ; telle est, hélas, la triste réalité.

Les thèmes du débat : préfixés dans leur liste comme leur contenu
Quant aux thèmes du débat, il y en a trois :
1) Amirouche est un héros pur et parfait, beaucoup plus proche d’un prophète ou d’un saint que d’un homme de guerre. Tout ce qu’il dit ne peut donner lieu à revue ou correction, tout ce qu’il a accompli est parfait et il n’y a rien à y redire de quelque angle qu’on l’examine ; son comportement se conforme toujours aux nécessités des circonstances ; c’était l’ami des pauvres, des intellectuels, des prisonniers étrangers ; sans lui, l’appui de la classe politique d’une grande puissance n’aurait jamais été acquis à la cause algérienne, etc.
2) Il y a des méchants et leurs noms sont connus ; ils étaient tellement jaloux de lui et le craignaient tellement qu’ils auraient comploté sa mort avec les ennemis qu’ils combattaient. C’est un peu l’histoire inversée de Lénine, conduit dans un train blindé par les autorités allemandes pour qu’il lance la révolution ayant permis la sortie de la Russie de l’alliance avec les puissances européennes de l’Ouest, pendant la première Guerre mondiale ! Comme l’ennemi ne pouvait pas le convaincre de le transporter par avion jusqu’en Tunisie pour qu’il «secoue» les «lâches» qui se prélassaient loin des combats, et qu’il «dissolve le GPRA et l’étatmajor », il se serait entendu avec ces responsables pour qu’il les débarrasse de cet homme encombrant, dont les objectifs étaient, suivant la thématique proposée, divergeants des objectifs du leadership de la guerre de Libération nationale. Apparemment, aussi absurde que puisse apparaître ce scénario, l’auteur veut à tout prix qu’on s’y tienne. Quiconque le rejette ne pourrait qu’avoir été complice dans la mort de Amirouche.
3) Amirouche, bien que reconnu chef suprême, incontesté de la Wilaya III, pensant à tout et décidant de tout, se trouve brusquement totalement innocenté de toute participation à la Bleuite ; il n’aurait fait que suivre le mouvement, tout en le critiquant. Bref, un groupe de quatre hommes était à la fois avocats, procureurs, témoins, juges, jurys, tortionnaires et bourreaux, aurait été créé sur la propre initiative de ses membres, Amirouche aurait ignoré totalement ce qu’ils faisaient et les meurtres qu’ils étaient en train de perpétrer en se couvrant de son autorité. Là aussi, quiconque ne croirait pas à cette version du thème de la Bleuite serait un complice du pouvoir en place, aurait contribué à organiser la mort de Amirouche et serait digne d’être traduit devant un tribunal.
Sortir des versions de ces trois thèmes ; tels qu’exposés dans l’ouvrage en cause, constituerait un acte de rupture des règles de débat imposés par l’auteur et justifierait ses foudres jupitériennes. Ce qu’on reproche aux uns et aux autres, c’est le refus de respecter ces règles de jeu. L’auteur a provoqué le débat ; c’est donc son débat, et, suivant cette logique, il est normal qu’il impose ses règles à un jeu qu’il a conçu et dont il veut maîtriser chacune de ses phases, chacun de ses mouvements. Mais cette façon d’organiser les échanges de vue constitue un monologue, qu’on impose en semant la terreur par le lancement d’accusations tous azimuts contre ceux qui refusent ce type de débat à sens unique. Le caractère outrancier des attaques lancées contre tous les contestataires, tous les critiques ne s’explique pas autrement, car il n’est pas question de mettre en cause la rationalité ou l’équilibre mental de l’auteur. Va-t-il réussir à imposer envers et contre tous sa version des faits ? Rien n’est moins sûr, car, que cet auteur le veuille ou non, Amirouche reste ce qu’il est : un homme appartenant à l’histoire d’une nation, et non d’une région. En fait, Amirouche a été peut-être enterré deux fois, mais il a été déterré trois fois, la dernière fois pour servir d’arme de guerre politique dans une période sensible de l’histoire actuelle de notre pays.

En conclusion
1) L’auteur a fixé des termes et des thèmes au débat sur Amirouche pour mettre, une fois pour toutes, fin à tout débat sur cet homme appartenant à l’histoire de l’Algérie.
2) Ce n’est plus de manipulation que l’on doit parler, mais de kidnapping de l’histoire que cet auteur veut perpétrer au profit d’une cause confuse, mais néanmoins dangereuse.
3) Ce kidnapping s’effectue par des pratiques contraires à l’esprit que reflète le nom choisi pour son organisation politique, où figurent les termes de culture, mot dont l’étymologie vient d’un verbe latin, signifiant honorer (coleo) ; et de démocratie, dont le fondement est la libre discussion entre citoyens égaux de tous les problèmes de la cité.
4) Ce n’est pas en déterrant une troisième fois des héros nationaux pour en faire des armes de guerre politique qu’on les honore.
5) Ce n’est pas en manipulant les termes et les thèmes du débat que l’on fait avancer la démocratie et qu’on donne des leçons de civisme aux Algériennes et Algériens.
6) Criminaliser l’écriture de l’histoire qui ne correspond pas à ses propres vues sur elle n’est pas non plus une preuve de culture et de démocratie, ce n’est pas un crime que de refuser de donner une dimension surhumaine et divine à un homme, si héroïque a-t-il été !
7) Qu’est-ce donc que les Algériennes et les Algériens ont à gagner à appuyer une démarche et une campagne politique qui reproduit le schéma de pouvoir en place depuis 1962, mais pour le compte d’un homme et d’un groupe différents ?
8) On pensait que le grand problème politique du pays était un changement de système politique ; ce qui est proposé dans la démarche, c’est de garder le même système, mais au profit d’autres.
9) Cela ne s’appelle pas alternance au pouvoir, mais alternance au pillage du pays, du moins suivant la terminologie et l’analyse employées par des opposants d’intérêts, non une opposition de principes !
M. B.