«Les milliardaires algériens ne versent que des miettes»

Docteur Fares Mesdour. Ancien expert auprès du fonds de la zakat

«Les milliardaires algériens ne versent que des miettes»

El Watan, 12 décembre 2011

Le docteur Fares Mesdour est professeur d’économie à l’université Saâd Dahleb de Blida et chercheur en économie islamique. Il a été expert auprès du Fonds de la zakat dont il a participé à la mise en place de son organisation. Dans cet entretien, il nous explique les carences en matière de collecte et de distribution de la zakat, ainsi que les limites atteintes par l’organisation et la gestion actuelle du fonds de la zakat, opérationnelle depuis 2003.

– Le fonds de la zakat a amassé plus de 100 milliards de centimes en 2010. Pensez-vous que ce chiffre reflète réellement la réalité ?

Le fonds de la zakat a ramassé 1,141 milliard de dinars en 2010, ce qui représente un chiffre en progression en matière de collecte de la zakat au niveau de ce fonds, même s’il reste anodin devant ce qui devrait être le véritable volume de la zakat récoltée auprès des Algériens, soit plus de 3 milliards de dollars, selon nos estimations. Je suis convaincu que les catégories de personnes qui devraient s’acquitter de la zakat parmi les milliardaires algériens (dont 6000 milliardaires de gros calibre, selon le rapport d’une institution internationale publié en 2005 dans le journal El Khabar) ne le font pas en réalité, ou alors s’ils le font, ce ne sont que des miettes qui restent très loin de ce qui devrait être. Je pense que certains ne comprennent pas encore bien ce qu’est la zakat et la manière dont elle est calculée, ni les techniques de comptabilisation de la zakat qui doivent être appliquées sur leurs entreprises économiques. Je vous donne l’exemple d’un gros investisseur algérien dont les investissements atteignent 5 milliards de dollars, sa zakat ne doit pas être inférieure à 100 millions de dollars, pensez-vous que cette personne va donner au moins 1 million de dollars en guise de zakat. Je suis certain qu’ils ne le font pas avec la précision qui nous est dictée par la religion islamique.

 

– Peut-on vraiment dire que l’argent de la zakat bénéficie au plus nécessiteux comme cela devrait être normalement ?

On ne peut pas en être sûr, mais on doit reconnaître qu’il y a un nombre d’opportunistes qui n’ont pas la moindre crainte de Dieu et qui ont pris, en bénéficiant de la zakat, l’argent réservé aux plus pauvres en se faisant passer eux-mêmes pour des nécessiteux. Ce genre de personne essaye de tirer profit de n’importe quel mécanisme mis en place et dans lequel l’argent est en jeu. Nous ne devons pas cependant occulter le fait qu’il y a des jeunes et des familles qui étaient réellement dans le besoin, qui méritaient cet argent et qui ont en profité. Par ailleurs, la spécificité du fonds de la zakat, notamment celle du crédit non rémunéré (Qard Hassan) est qu’il n’est accordé qu’une fois les dossiers étudiés et acceptés et à la suite d’un tirage au sort organisé au sein même de la mosquée en toute transparence.

 

– On a pourtant souvent entendu parler de détournements de l’argent de la zakat. Ne pensez-vous pas que la manière dont ce fonds est géré par des volontaires facilite ces pratiques ?

On ne peut pas qualifier l’atteinte à l’argent collecté au niveau des caisses des mosquées de détournements d’argent de la zakat. Ce qui arrive est simplement perpétré par des voleurs. Maintenant, on ne peut pas accuser de détournements ceux qui ont la charge de veiller sur ces caisses, car si cela avait été le cas, la justice en aurait été saisie. Par ailleurs, l’organisation actuelle du fonds de la zakat dont j’ai contribué à la mise en place n’est plus valable actuellement pour la gestion des milliards de dinars et d’ailleurs, le ministre des Affaires religieuses m’a demandé en 2008 la mise en place d’un nouveau projet pour la promotion du fonds. J’ai donc proposé une nouvelle organisation sous forme d’office national de la zakat, ainsi qu’une loi de la zakat qui fixerait les missions et l’organisation de cet office. Il est aujourd’hui urgent de mettre en place cette nouvelle organisation si on veut vraiment que le bénéfice de la zakat soit ressenti tout au long de l’année et pas uniquement dans les occasions religieuses.

 

– Pensez-vous que donner l’argent de la zakat à des jeunes pour créer leurs entreprises soit la meilleure façon de la distribuer ?

Ce n’est pas l’unique façon pour une utilisation adéquate de l’argent de la zakat, même si elle a donné des résultats appréciables parce qu’il y a beaucoup de jeunes qui ont bénéficié des aides dans le cadre du fonds de la zakat pour mettre sur pied des microprojets qui leur ont permis de sortir leur famille de la spirale de la pauvreté. L’autre façon de faire qui pourrait aider à une bonne utilisation de cet argent serait de créer des projets d’investissement (centres commerciaux, hôtels, cliniques médicales spécialisées, etc.), dont les revenus seraient reversés aux plus pauvres, ou alors ces derniers pourraient en détenir des parts. L’expérience a donné de bons résultats sous d’autres cieux où on réserve une partie de la zakat à la création de projets en faveur de jeunes qui deviennent propriétaires de commerces par exemple. Car la zakat n’est pas venue pour aider le pauvre un jour et l’oublier le reste de l’année, en revanche elle est venue pour éradiquer la pauvreté.

– Est-ce qu’il n’y a pas aujourd’hui une incompréhension par rapport aux missions de ce fonds. L’argent donné aux jeunes par exemple doit-il être remboursé ?

D’abord, il faut savoir que l’argent qui est versé aux jeunes en tant que crédit non rémunéré n’est qu’un pourcentage de l’argent de la zakat (37,5%) et ne constitue donc pas la totalité de l’argent de la zakat. Par ailleurs, le jeune qui travaille ne bénéficie pas de la zakat (comme le prophète QSSSL, nous l’a enseigné). C’est d’ailleurs pour cela que nous avons pensé en 2004 à réserver une partie de cet argent aux jeunes diplômés universitaires ou de la formation professionnelle, les artisans et les femmes au foyer, à condition qu’ils remboursent cet argent par facilité, mais sans intérêt, ni taxe. Si le bénéficiaire de ce crédit connaît des problèmes qui le rendent dans l’incapacité de rembourser temporairement, il se voit accorder des délais jusqu’à ce qu’il soit en mesure de le faire. L’idée ici n’est pas dans le remboursement de l’argent en lui-même, mais plutôt dans la pérennité de l’activité. Notre expérience a été récemment présentée en Malaisie et a suscité beaucoup d’intérêts. Par ailleurs, investir l’argent de la zakat dans des crédits non rémunérés est conforme à la loi islamique et beaucoup d’oulémas l’ont autorisé.
Safia Berkouk