Les fruits et légumes hors de prix

Les fruits et légumes hors de prix

Faible production, spéculation effrénée

El Watan, 27 septembre 2012

La nuit n’a pas encore dit son dernier mot que Mostefa a déjà tout vendu de son lot de poivrons et de choux-fleurs, produits dans les serres de Sétif. Il a moins de chance cependant avec la tomate de Oued Seggane, visiblement fardée.

Le jour se lève sur le marché de gros de fruits et légumes de Boussouf, à l’ouest de Constantine, et la fraîcheur matinale contraste sévèrement avec la cherté des prix. Des centaines de camions chargent et déchargent des marchandises fraîchement cueillies. Des milliers de commerçants occupent ces lieux, appelés communément Magrofel, et négocient quelques dinars de différence sur des prix très proches les uns des autres.

Pour l’Algérien lambda, ruiné par la hausse du coût de son panier quotidien, c’est ici que se trame le complot contre sa bourse. Faux, se défendent les commerçants que nous avons interrogés. A l’unanimité, ils affirment que leur marge bénéficiaire ne dépasse jamais 10 DA au kilo. A qui la faute alors ? Le couple mandataire-fellah est désigné d’un doigt accusateur, mais la logique des prix, qui jouent au yoyo avec une tendance nettement haussière, semble bien plus complexe qu’elle n’y paraît.

Mostafa, jeune grossiste dans un accoutrement de salafiste, explique la hausse par la baisse de l’offre, mais dès qu’intervient Mabrouk, un client sexagénaire, vendeur ambulant dans les quartiers 20 Août 1955 et Filali, les violons sont accordés pour désigner le téléphone portable comme source du mal. «Jadis, agriculteur et commerçant s’entendaient ingénument pour échanger la marchandise, maintenant ils se parlent au téléphone portable et décident des prix. Ils sont maîtres de la mercuriale et profitent de chaque occasion : les mariages pendant les week-ends, les fêtes religieuses et le Ramadhan», affirme Mostafa sous le regard approbatif de son client. «La courgette est aujourd’hui à 80 DA, à l’approche du prochain Aïd, elle sera à 200 DA», s’exclame Mabrouk. La ménagère est prévenue !

L’inflation n’explique pas tout

La spéculation est tapie entre les maillons de la chaîne production-distribution ; la rareté, la loi de l’offre et la demande s’occupent du reste pour plumer le consommateur. Ce jour-là, la tomate est cédée à 50 DA le kilo pour celle provenant des serres de Sétif et 80 DA pour celle produite à l’ouest du pays. Le poivron est à 70 DA, la courgette à 80 DA, le chou-fleur à 80 DA et la laitue à 70 DA aussi. Quant à la pomme de terre, provenant essentiellement des champs de Tébessa, elle est cédée entre 43 et 50 DA le kilo. La marchandise provient essentiellement de Sétif qui a pris le relais de Jijel, en attendant la saison des cultures de plein champ et des serres de Biskra.

Ces légumes arrivent chez le marchand du coin avec au moins 10 DA de plus. Aucune baisse n’est prévue par les commerçants dans les jours à venir. Beaucoup parmi ceux qu’on a interrogés expliquent le phénomène par l’augmentation générale des prix et la baisse du niveau de vie, ou encore par le manque de main-d’œuvre pour récolter dans les champs, comme l’affirme Selim, grossiste à Magrofel et propriétaire d’une plantation de carottes à Oued Athmania : «Nous employons 22 ouvriers, tous venus de Djelfa et Relizane ; chez nous, il est quasiment impossible de trouver des travailleurs et je vous dis pas quand il y a mauvais temps !»

Dans ce secteur juteux pour certains, force est de constater l’anarchie qui règne. Qui fait quoi ? La question demeure sans réponse. A l’entrée du gigantesque marché, des commerçants, qui doivent se reprocher des choses, échangent normalement leurs marchandises, à quelques centaines de mètres de la direction du commerce. A l’intérieur, il est aisé de rencontrer des agriculteurs qui viennent eux-mêmes vendre leur production. Mais il ne faut pas tirer de conclusions hâtives et croire le coupable épinglé. Les agriculteurs, en tout cas, rejettent la responsabilité et parlent savamment de leur misérable condition.

«30 DA, c’est plus de l’argent !»

A l’instar des fellahs de la plaine de Bazoul, Abderrazak Leham prépare la terre et contrôle ses 53 serres en prévision de la saison qui s’annonce. Avec ses frères, il a hérité de ces champs situés à environ 20 km à l’est de Jijel et fait partie des dizaines d’agriculteurs qui ont placé la wilaya en deuxième position en matière de cultures maraîchères sous serre. Depuis que les prix des légumes ont pris l’ascenseur, le mystère demeure intact quant à savoir à qui incombe la responsabilité des augmentations qui grèvent le porte-monnaie de la ménagère.
Pour Azeddine, le fellah qui se trouve à la tête de la chaîne production-distribution n’a pas les moyens du monopole ou de la spéculation.

Pour la simple raison qu’il est impossible de conserver le poivron et la tomate comme on le fait pour la pomme et la pomme de terre, explique-t-il : «Le fellah est obligé de cueillir sans tarder et de vendre sur-le-champ ses produits, faute de quoi il perd sa plantation.» Les agriculteurs ne peuvent avoir le contrôle sur le marché, affirme Azeddine, pour qui la loi de l’offre et la demande est l’argument suprême pour expliquer le comportement du marché et son instabilité. Dans le feu de la discussion, cet universitaire converti au travail de la terre, mais ayant gardé des notions d’économie, lâche cependant quelques indications tirées de son expérience quotidienne pour mettre le doigt sur le mal.

Comme un battement d’aile de papillon, le moindre dinar de plus sur les prix pratiqués par l’agriculteur se répercute fatalement sur la mercuriale. Et Azeddine reconnaît des augmentations à la source. «On vendait 30 DA en moyenne le kilo de poivron, avec l’inflation, 30 DA ce n’est plus de l’argent», avoue-t-il. Mais cette augmentation varie entre 10 et 20 DA, pas plus, ce qui est loin d’expliquer le prix du poivron qui descend rarement sous la barre de 100 DA sur les étals. Là, notre interlocuteur n’hésite pas à désigner les détaillants et les mandataires.

Moins de fellahs, plus de commerçants

Les premiers comme les derniers échappent à tout contrôle et imposent leur diktat en l’absence d’un système efficace de régulation du circuit. «J’ai vu des commerçants vendre à 70 DA le kilo le concombre qu’ils m’avaient acheté le jour même à 30 DA !», s’étonne-t-il devant l’avidité de ses clients. Mieux, Azeddine raconte l’histoire d’un commerçant de la commune voisine de Chekfa qui a été dénoncé par ses pairs auprès de la police pour avoir… cassé les prix. «Heureusement que la police a découvert la perfidie des plaignants !»
Cet avis est partagé par Yacine Zeddam, secrétaire général de la chambre de l’agriculture de Jijel, pour qui les fellahs ne peuvent pas être tenus pour responsables de la folie des prix. Selon lui, la marge la plus importante revient aux mandataires. «Ce maillon est sous la tutelle du ministère du Commerce, mais il existe des spéculateurs et des parasites qui n’ont même pas de registre du commerce», regrette notre interlocuteur.

Les détaillants profitent aussi de la rareté pour vendre plus cher, utilisent d’autres stratagèmes. Une chose est sûre : il y a plus de commerçants que d’agriculteurs. A Jijel, rares sont les hommes qui s’aventurent encore dans ce métier. Il est loin le temps où les cultures avaient le vent en poupe. Plusieurs voisins de Azeddine ont changé d’activité ou loué leurs terres, dit-il, faute de rentabilité. En dépit des aides octroyées par l’Etat, le métier est de plus en plus difficile, se plaint-on, à cause de l’augmentation des prix des intrants de production, à l’image des engrais qui sont passés du simple au double sur les cours mondiaux.

Chacun se défend et défend son clan contre les accusateurs et tous s’en sortent impunis, d’autant que l’Etat est incapable d’intervenir efficacement alors que le consommateur ne pense même pas changer ses habitudes de consommation. Ce dernier est pourtant un facteur déterminant dans la fixation des prix. Par ailleurs, l’absence d’un organisme interprofessionnel de régulation offre une marge de manœuvre trop grande pour les intervenants. Les plus voraces sévissent en roue libre, face à un consommateur un peu masochiste.
Nouri Nesrouche


Hausse persistante des prix des fruits et légumes

Les produits agricoles dopent l’inflation

L’inflation des prix au mois d’août dernier, soit durant la période correspondant au Ramadhan, a atteint un niveau record du fait notamment de la flambée des prix des produits alimentaires en général et agricoles frais en particulier.

Ainsi, l’indice des prix à la consommation au mois d’août 2012 a enregistré une hausse de 7,2%, en comparaison avec la même période de l’année dernière, révèlent les données de l’Office national des statistiques (ONS), reprises hier par l’APS. La hausse des prix ainsi observée, précise la même source, est tirée essentiellement par une augmentation de 4,8% des produits agricoles frais, alors que les produits alimentaires industriels ont marqué une hausse de 0,1%.

Globalement, fait ressortir l’indice de l’ONS, les prix des produits alimentaires ont connu une hausse de 2,3% en août dernier, tandis que le rythme d’inflation en glissement annuel a atteint 7,7% contre 7,5% en juillet dernier. Hormis le poisson, dont le prix a connu une croissance négative de -10,3%, le renchérissement des prix a touché l’ensemble des produits agricoles frais, en particulier les fruits et légumes, respectivement à 18,3% et 7,5%, la pomme de terre à 10,8% et la volaille à 4,4%, indiquent les chiffres de l’ONS.

Le même organisme souligne par ailleurs que les produits alimentaires industriels ont enregistré des hausses modérées, dont les plus importantes ont touché le café à 1,7% et les boissons non alcoolisées à 0,8%. Durant la même période, les prix des produits manufacturés ont connu une légère hausse de 0,2% par rapport au mois d’août 2011, alors que les prix des services ont évolué de 0,1%, indique encore l’ONS.
De janvier à août de l’année en cours, révèle ce même organisme, l’indice des prix à la consommation a marqué une importante hausse de 8,87%, par rapport à la même période de l’année précédente. Cette forte augmentation est tirée essentiellement par le groupe alimentation et boissons non alcoolisées à hauteur de 11,55% et les produits frais à 19%.

Dans sa dernière note de conjoncture monétaire et financière pour les six premiers mois de 2012, la Banque d’Algérie (BA), convient-il de rappeler, avait souligné qu’entre juillet 2011 et juin dernier, le taux d’inflation en moyenne annuelle a enregistré un «rythme haussier» qui s’est même accéléré à partir de janvier 2012 pour atteindre un niveau record de 7,29% à juin 2012, contre 5,91% deux mois auparavant. La BA a clairement exclu la thèse de l’inflation importée, dès lors que les cours internationaux des produits de base ont été relativement stables durant la période considérée. Aussi, selon l’analyse de la Banque centrale, la forte inflation enregistrée au premier semestre de l’année en cours, notamment pour les prix des produits alimentaires, est due surtout «aux dysfonctionnements persistants des marchés intérieurs», caractérisés par une aggravation des comportements spéculatifs.
Akli Rezouali


 

Nouri Bouzoubia. Chef du service organisation des marchés à la direction du commerce de Constantine

«Il n’y a pas de traçabilité des transactions»

– Comment expliquez-vous la hausse des prix des fruits et légumes ?

Avant de répondre, je tiens à préciser que le marché des fruits et légumes est caractérisé par la liberté des prix, c’est-à-dire que les prix obéissent à la loi de l’offre et de la demande. Si l’offre dépasse la demande, les prix fléchissent et, dans le cas inverse, ils augmentent. Actuellement, il y a une tendance haussière des prix de manière générale. Tant que les transactions ne sont pas facturées pour délimiter les responsabilités, sachant que les intervenants se renvoient la balle et tant que la facturation n’est pas de mise dans ce secteur, il est très difficile de déterminer la responsabilité, si bien que quand il y a une offre abondante, les prix fléchissent automatiquement. C’est vrai qu’il y a des manœuvres de stockage, de rétention de stocks, mais sincèrement, la meilleure solution pour réguler le marché est de faire en sorte que l’offre soit suffisamment conséquente pour répondre à la demande.

– En parlant de la loi de l’offre et de la demande, n’y a-t-il pas de garde-fou pour empêcher ces manœuvres qui nuisent au commerce ?

Il faut imposer l’usage du chèque, cela nous permettrait de suivre les traces de la transaction. Mais tant que les transactions ne sont pas facturées, qu’elles manquent de transparence et dès lors que le mode de paiement s’effectue en espèces, la traçabilité au niveau de ce secteur n’est pas suffisamment apparente.

– Et cette absence de facturation est-elle tolérée par la loi dans ce secteur ?

Non, la loi prévoit l’utilisation de la facturation et, compte tenu de la déstructuration du marché des fruits et légumes, la plupart des transactions s‘effectuent en dehors des circuits légaux. Selon une étude réalisée par le ministère du Commerce, 60% des transactions en fruits et légumes s’effectuent en dehors des marchés légaux, donc par camionnettes sur des places publiques, au niveau des quartiers, etc.

– Là on parle de la responsabilité du département du Commerce. Vos services ont-ils les moyens de contrôler et d’empêcher ces pratiques ?

Nos services contrôlent l’affichage des prix parce que le consommateur est en droit de connaître les prix pour choisir où s’approvisionner et l’affichage constitue un facteur de concurrence. Si la concurrence était de mise, elle pourrait influer certainement sur les prix. Le rapport qualité-prix est déterminant en matière de fixation des prix par le libre jeu de la concurrence.

– Mais sinon, est-ce que vous intervenez justement là où se trouvent ces 60% de transactions qui échappent à la facturation ?

C’est une mission qui touche beaucoup plus l’ordre public, parce qu’on parle de gens qui n’ont pas la qualité de commerçants. Ils vont s’approvisionner dans les marchés illégaux et vendent dans les quartiers. Les pouvoirs publics s’affairent justement à assainir cette situation à travers, premièrement, l’éradication du commerce informel et deuxièmement, par la mise en place d’emplacements bien identifiés et structurés pour pouvoir suivre ces opérateurs et les immatriculer au registre du commerce. Parce que lorsqu’ils obtiennent un registre du commerce, ils deviennent connus et s’il y a un dysfonctionnement quelconque, on peut les identifier et les situer.

– Mais tout le monde se renvoie la balle… A quel niveau se situe la responsabilité ?

Personne ne peut le dire tant qu’il n’y a pas de traçabilité.
Nouri Nesrouche


Trop cher le couffin !

L’ascension fulgurante des prix des produits alimentaires laisse perplexes les petites et moyennes bourses.

Une hausse inexplicable pour les consommateurs. Les vendeurs de détails, quant à eux, estiment que c’est au niveau du marché du gros que se décident les prix. «Nous n’y sommes pour rien dans cette hausse vertigineuse. Nous ne voulons que travailler. La hausse des prix ne nous arrange pas. Mais que voulez-vous qu’on fasse ? La situation nous dépasse», se justifie un vendeur de légumes au marché Rédha Houhou (ex-Clauzel) à Alger-Centre. Les chefs de famille qui sillonnent les allées des étals des fruits et légumes se disent ahuris par cette hausse qui se maintient. Les prix sont tous les mêmes. Sur certains étals, on affiche une petite différence par rapport aux autres.

Mais au détriment de la qualité. Certains produits sont carrément à jeter. Mais les vendeurs continuent à les proposer aux clients qui, par manque de moyens financiers, finissent par les acheter. Au marché Rédha Houhou, les prix des légumes se sont envolés. La pomme de terre, dont la qualité laisse à désirer, s’affiche à 70 DA, l’oignon, qui est à la base de la plupart des plats algériens, est proposé à 50 DA. Les prix de ces deux légumes de base sont les moins chers comparativement au prix de l’haricot vert cédé entre 140 et 160 DA. La hausse des prix des produits importés, notamment les fruits, s’explique par le coût du transport et les taxes imposées. Qu’en est-il des produits locaux ? Leur prix n’échappe pas à cette frénésie. Les prix des fruits sont entre 100 et 200 DA le kilogramme. Sur l’affiche portant le prix, le vendeur prend soin de mentionner que c’est une production locale.

«Faire ses courses, cela fait peur»

«Raisins, muscat local, extra sucré, 200 DA», lit-on sur une affiche. «Faire le marché, cela fait peur», avoue une mère de deux enfants percevant un salaire de 40 000 DA. Cette dernière regrette que ses enfants ne puissent pas profiter des vertus des légumes qui deviennent inaccessibles. «On se rabat sur les pâtes. Mais ce n’est pas évident quand on a des gosses», reconnaît amèrement cette dame qui n’a pas fait encore ses emplettes. Elle se montre hésitante à chaque fois qu’elle approche un étal. Hakim, père de famille, estime que se permettre un plat composé de légumes, un morceau de viande et un fruit, coûte sans exagération 2000 DA pour une famille de quatre personnes. Quelles sont les raisons ayant fait du produit local le produit le plus cher ? Le produit local se fait de plus en plus rare sur les marchés.

«C’est le déséquilibre entre l’offre et la demande qui fait que les prix des produits locaux restent élevés», explique M. Boulenouar, porte-parole de l’Union nationale des commerçants et artisans algériens (UGCAA). Même constat au marché de Belcourt. A la différence du marché ex-Clauzel, dans ce quartier populaire, ce ne sont pas tous les vendeurs qui ont pris le soin d’afficher les prix, pourtant la réglementation l’exige.

Le déséquilibre entre l’offre et la demande influe, certes, sur les prix. Mais ce facteur est-il réellement le seul à être responsable de l’augmentation durable des prix de tous les produits alimentaires, y compris les céréales ? D’après le porte-parole de l’UGCAA, le déficit entre l’offre et la demande a été enregistré depuis des années. Les politiques adoptées par le ministère de l’Agriculture ont toutes été vouées à l’échec. Evaluant ce déficit, l’UGCAA estime qu’un déficit de 20% est enregistré au niveau de l’approvisionnement en pomme de terre. D’après les dires de ce commerçant, l’importation de ce tubercule annoncée par le ministère de l’Agriculture n’est pas une solution.

Djedjiga Rahmani