Les exportations massives de devises jettent un doute sur les importations algériennes
Abed Charef, La Nation, 29 Mai 2012
Le scandale des surfacturations met en cause des entreprises au-dessus de tout soupçon, utilisant des réseaux très officiels. On y trouve du beau monde : Sandoz, Sanofi Aventis, et l’inévitable OTA.
Du temps de la splendeur de Abdelmoumène Khalifa, on utilisait le bon vieux sachet en plastique pour transférer illégalement l’argent à l’étranger. Par sacs entiers. Entre un et dix millions de dollars par envoi, selon des révélations faites lors du procès de l’affaire Khalifa, devant le tribunal de Blida. Des convoyeurs, des hommes de confiance, transportaient cet argent de Khalifa, collecté par la banque Khalifa, à bord des avions de Khalifa, pour le planquer dans de prestigieuses banques européennes.
Mais la méthode Khalifa est trop primaire, trop vulgaire, pas assez chic ni suffisamment subtile. Et c’est alors que de nouveaux réseaux se sont mis en place, pour transférer les devises d’une manière beaucoup plus soft, proche de la légalité, du moins dans la forme. Et les clients sont, cette fois-ci, autrement plus respectables. Pour l’heure, on trouve, dans la liste, la puissante OTA, filiale d’Orascom ; des laboratoires pharmaceutiques renommés, au-dessus de tout soupçon, qui ont mis en place un système de transfert ingénieux.
OTA en offre un modèle. L’entreprise, lancée puis revendue par le célèbre Nadjib Sawiris, agissait en terrain conquis. Donnant des leçons de citoyenneté, pendant des années, par le biais d’employés algériens particulièrement zélés, OTA ne payait pas ses impôts, et transférait, illégalement, des devises, selon des accusations de l’administration du fisc et des douanes. Cette semaine encore, était jugée une affaire dans laquelle OTA est accusée d’avoir transféré illégalement 189 millions de dollars.
Pour OTA, pas question de « chkara », ni de convoyeurs clandestins traversant la frontière à la nuit tombée. On passe par une vénérable banque, une institution au-dessus de tout soupçon, CitiBank. C’est elle qui réalise les transferts, qui ont valu à OTA une condamnation en première instance, confirmée en appel, à une amende faramineuse de 93 milliards de dinars (1,3 milliard de dollars), alors que son directeur pour l’Algérie, le puissant Tamer Mahdi, était condamné à deux ans de prison ferme et six milliards de dinars d’amende. Inutile de dire que M. Tamer Mehdi, qui s’est fait porter malade, n’est pas près de revenir en Algérie.
L’affaire OTA apporte une autre révélation importante. Les banques, selon l’accusation, sont complices de l’opération. Elles sont, elles aussi, poursuivies. Et si Citibank a échappé à la condamnation, l’accusation avait demandé une révision de la sentence, pour punir la banque incriminée. Un moyen, peut-être, de faire pression sur les banques et de freiner quelque peu un argent qui circule en dehors de tout contrôle.
Dans la foulée, on découvre une autre filière qui transférait d’importantes sommes d’argent, de manière illégale : celles de produits pharmaceutiques. Là, la technique est simple. L’entreprise concernée procède à des surfacturations, pour exporter l’argent de la manière la plus licite. Le groupe Sanofi-Aventis été le premier à être sanctionné. Son directeur pour l’Algérie, Thierry Lefèbvre, a été condamné à un an de prison avec sursis et deux milliards de dinars (près de 20 millions d’euros) d’amende.
Aussitôt après, c’est le déferlement. Les douanes algériennes ont annoncé qu’une douzaine de laboratoires faisaient l’objet de poursuites similaires. Le ministre de la santé, Djamel Ould Abbès, promettait à son tour de sévir, et d’exclure les entreprises incriminées du marché du médicament. Les surfacturations de matières premières destinées à la production des médicaments, auraient atteint 153 milliards de dinars, soit 1,53 milliards d’euros. Le laboratoire suisse Sandoz et l’entreprise italienne Saipem, figurent sur la liste des entreprises incriminées.
Les chiffres laissent songeur, mais ils révèlent l’ampleur du gâchis. Ils confortent l’analyse d’un ancien chef de gouvernement, qui estimait « impossible », au début de l’année, que les importations algériennes aient atteint ou dépassé le seuil des 50 milliards de dollars. « Ce qui se passe relève d’une exportation massive de devises, et non d’importations », avait-il dit, affirmant que « des telles sommes transforment un pays ». Un économiste, interrogé, estimait, de son côté, que « le marché algérien ne peut pas absorber autant d’importations. Il y a forcément de l’argent qui sort sans qu’il y ait des marchandises en contrepartie », estimait-il.
Les surfacturations faussent également toute la sphère d’activité concernée. Pour les médicaments, elles poussent les prix, artificiellement, vers le haut, ce qui va à l’encontre des intérêts des malades ; elles augmentent sans raison le coût de la santé, déséquilibrent la sécurité sociale, et empêchent l’émergence d’une industrie du médicament.
Mais c’est un véritable séisme économique qui va secouer l’Algérie si les services des douanes continuent leurs investigations. Elles vont découvrir que la plupart des grandes filières d’importation font l’objet de surfacturations. A titre d’exemple, la filière automobile, dont les importations frôlent les cinq milliards de dollars, n’a aucune raison d’échapper au même phénomène. Ce qui ne va pas sans rappeler l’histoire des fameux 26 milliards de dollars, et qui nous rappelle cette vérité très simple : au moment où l’Algérie est devenue une immense entreprise d’importation, sans institutions de contrôles ni contre-pouvoirs, elle devient une cible parfaite pour ce genre d’opérations.