Graves révélations sur la gestion de la flotte de CNAN-Nord

Rapport accablant adressé au ministre des Transports

Graves révélations sur la gestion de la flotte de CNAN-Nord

El Watan, 14 mars 2018

Un rapport accablant sur la situation de CNAN-Nord, filiale de la Compagnie nationale algérienne de navigation, a été déposé, il y a deux semaines, sur le bureau du ministre des Travaux publics et des Transports, Abdelghani Zaalane. Rédigé par un ex-cadre dirigeant de l’entreprise, ce document de 6 pages dresse un tableau noir de la situation, notamment des navires ayant été acquis il y a à peine trois ans.

Dans un rapport de six pages, un ex-cadre dirigeant de CNAN-Nord, filiale du groupe CNAN, tire la sonnette d’alarme et met en garde contre la gravité certaine de la situation qui prévaut au sein de l’entreprise. Il explique qu’il n’est pas question «d’attirer l’attention sur la situation critique dans laquelle s’enfonce CNAN-Nord».

Pour l’auteur, il ne s’agit pas d’évoquer «les pertes ou le manque à gagner dus à l’immobilisation des navires ou à la non-performance commerciale à laquelle nous sommes habitués, comme cette baisse drastique des volumes et des chiffres d’affaires durant les dix derniers mois pour atteindre son plus bas niveau en janvier 2018, soit 80 millions de dinars, couvrant à peine la masse salariale mensuelle qui s’élève à 75 millions de dinars, mais plutôt d’un autre processus négatif en relation avec la réglementation maritime, engagé maintenant depuis plusieurs mois, pouvant déboucher à tout moment sur des accidents majeurs de perte d’équipages dont les prémices sont déjà perceptibles (…) à travers l’état technique de plus en plus dégradé de certains navires de la flotte».

Le non-respect de la réglementation maritime constaté aussi bien dans les ports nationaux qu’étrangers, les conflits à bord des navires enregistrés de manière récurrente, sont «des signes précurseurs présageant la survenance d’événement en mer».

Sur la situation des bateaux, l’auteur affirme que les trois navires Sedrata, Stidia et Saoura ont renoué, durant les mois de janvier et février, avec les mêmes pannes techniques sur les moteurs principaux (remplacement de chemises, de pompes d’injection et autres pièces nécessitant des immobilisations de plusieurs jours, voire plusieurs semaines).

Comme à chaque fois, les organes touchés relèvent de ceux dont la durée de vie se situe entre 10 et 15 ans. Sur certains navires, les organes ne sont jamais remplacés quand la conduite et la maintenance sont rigoureusement planifiées.

Une surconsommation de pièces de rechange coûteuses

Plus grave encore : selon le rapport, le Sedrata a fait l’objet du remplacement de quatre chemises, au port d’Alger, pour un montant de 200 000 dollars (50 000 dollars chacune) et cette situation, lit-on, «ne va pas s’améliorer pour plusieurs raisons» dont, entre autres, «l’absence d’analyse des problèmes techniques survenus à bord de ces trois navires, les organes vitaux, comme les séparateurs d’huile, de fuel, lourd et du diesel oil sont en panne depuis longtemps et irréparables car manipulés par des personnes non spécialisées, absence d’ analyse des causes des avaries et de la formation à la conduite des machines à bord, ainsi que le recours à l’affectation des officiers à bord sans tenir compte de la spécificité de ces navires (…).

Toutes ces anomalies concourent à un mauvais fonctionnement des moteurs et causent l’usure accélérée et prématurée des chemises. Faire naviguer ces navires avec les séparateurs en panne est un non-sens technique, voire une action criminelle à l’encontre des équipages mis en danger par l’arrêt certain des machines en mer en cas de mauvais temps et des équipements du navire».

L’auteur du rapport constate que depuis leur acquisition entre 2014 et 2015, les trois navires ont fait l’objet de «pannes récurrentes» sur leur «organe principal», en l’occurrence le moteur, une consommation «anormalement élevée de pièces de rechange coûteuses (chemises et autres pièces équivalent à 10 ans de fonctionnement), une surconsommation de DO sur groupes électrogènes, équivalent à 30 000 euros par mois, soit 1,1 million d’euros et une surconsommation d’huile sur les moteurs principaux due au remplacement fréquent d’organes».

Le rapport détaille la situation des trois navires. D’abord le MV Sedrata, immobilisé au port d’Alger du 23 décembre 2017 au 20 janvier 2018, «pour des travaux déjà effectués au port de Vigo et d’Anvers». Ce navire, ajoute-t-on, a fait l’objet de nombreuses pannes inexpliquées, et de préciser : «Il a encore subi une immobilisation au port d’Aljasiras du 1er au 10 février 2018, suivie d’une autre du 12 au 18 du même mois (…).

Il est en route pour Brest afin de compléter les quantités de soutes lui permettant d’arriver au port d’Anvers pour une énième réparation…» Pour ce qui est de la situation du MV Stidia, «immobilisé durant 45 jours au port d’Anvers pour des travaux de réparation, consécutive à plusieurs arrêts durant l’année 2017 (plus de 7 mois), le navire vient de faire l’objet d’un remplacement des organes déjà réalisé il y a quelques semaines. Il a quitté le port de Annaba dans des conditions très difficiles pour un court voyage à destination d’un port turc avec retour au port de Mostaganem, où il est en immobilisation depuis le 16 février 2018 pour manque de soutes et de fret.

L’inspection du port d’escale turc a abouti à la saisie du navire jusqu’à la levée de pas moins dix anomalies majeures en relation avec l’état du navire et le non-respect de la réglementation maritime dans ses diverses facettes. Il a fallu le paiement d’une amende de 13 500 euros pour le libérer. La compagnie a déjà payé et continue de supporter depuis 2014 les amendes dues aux négligences à bord et à terre».

Plusieurs arrêts du Saoura pour remplacement des mêmes pièces du moteur

A propos de l’état du MV Saoura, l’auteur du rapport révèle qu’après «plusieurs arrêts pour remplacement des mêmes pièces du moteur principal durant 2017, le navire s’est réfugié en catastrophe au port militaire de Brest en raison d’une avarie liée au blocage des pompes d’injection du moteur principal». Cette panne, lit-on, l’a cloué au port d’Alger, où il a subi les mêmes réparations.

Le rapport note que de telles situations auraient pu être évitées si les procédures de conformité aux normes techniques et des actions préventives et correctives avaient été mises en place par des personnes aux pouvoirs étendus au niveau de la direction générale.

«Si la situation a atteint ce degré de gravité, c’est parce que le système de gestion de sécurité, dit SMS, mis en place n’est pas opérationnel ni à bord ni à terre étant très éloigné des exigences de l’OMI. Un audit sérieux et approfondi par une société de classification peut renseigner sur son degré de conformité et de son application à bord et à terre.»

L’auteur du rapport constate que trois années après leur acquisition, les trois navires n’ont pas été mis en conformité avec le système dit SMS, en notant que «ce genre d’écarts extrêmement graves, à maintes reprises relevés lors des inspection par l’Etat du port, le dernier en date, celui du MV Tin Ziren, à Anvers en novembre 2017, et récemment en Turquie, à bord du MV Stidia, peuvent déboucher sur des événements critiques, voire dramatiques avec mort d’hommes s’ils surviennent lors des périodes de forts mauvais temps, comme celui que vient d’essuyer le MV Saoura en fin d’année 2017, mais fort heureusement non loin des côtes françaises».

Les «audits additionnels compagnie» prescrits à chaque inspection (Port State control), «étrangers sont la preuve irréfutable de ce grave dysfonctionnement dont la persistance risque de ternir irrémédiablement l’image de notre pavillon. L’entreprise aurait dû lancer un audit pour déterminer les causes ayant conduit à ces pannes, définir les actions correctives et préventives à entreprendre et, peut-être même, envisager de poursuivre le vendeur (des navires) pour vices cachés».

En outre, le rapport précise qu’en plus du fait que la préparation de la ressource humaine embarquée a été bâclée, la compagnie fait face aujourd’hui à un manque aigu de marins, notamment d’officiers qualifiés en machine. Ceci a conduit l’armement de la CNAN-Nord à faire appel à tout-va aux officiers exerçant au pilotage ou retraités. «Cela ne pose pas de problème en soit, seulement la réglementation internationale a prévu un certain nombre de règles à observer pour s’assurer du bon déroulement des embarquements et surtout des qualifications requises et de la sécurité à bord.»

Par ailleurs, l’auteur du rapport constate «une prolifération de dérogations relatives aux certificats et brevets d’officiers et de marins, qui a conduit à la baisse du degré de qualification globale des équipages à bord, mais aussi un embarquement d’officiers et de marins sans familiarisation avec le système de gestion de la sécurité (…), ce qui est en partie à l’origine des défaillances techniques et des accidents corporels à bord, dont l’état n’est pas connu à ce jour car non suivi (…).

Il est noté aussi la reprise de navigation de certains officiers après une longue période d’interruption, sans actualisation des connaissances, violant ainsi la réglementation et les bonnes pratiques en la matière. Le cas des états-majors actuellement embarqués à bord du MV Tin Ziren et du MV Saoura est un parfait exemple de non-respect des dispositions de la réglementation.

Le commandant, le second capitaine, le lieutenant pont et le chef mécanicien sont tous nouveaux, sans familiarisation sur ce navire, certains ayant repris la navigation après plus de 10 ans d’interruption. Ce navire a subi, dans une zone des Caraïbes, une énorme panne de machine avec pour redémarrer le moteur principal.

Le voyage a été achevé avec de grandes difficultés avec bagarres et rixes à bord entre le capitaine et le chef mécanicien, comme en témoignent les événements vécus au port de Mostaganem avec l’intervention des gardes-côtes. Le MV Saoura n’est pas mieux loti, avec un commandant, ancien retraité, de 70 ans, ayant interrompu la navigation en 2007».

«Laisser faire peut déboucher sur des pertes humaines»

Pour conclure, l’auteur du rapport affirme qu’il est «urgent» de se «pencher» sur la situation de la compagnie «pour une reprise en main effective de sa gestion». «Les constats en cours montrent une situation technique et d’armement de moins en moins maîtrisée. Prémices d’une aggravation à court terme ? Laisser faire peut déboucher sur des événements graves pouvant provoquer des pertes humaines.

Le groupe maritime (Gatma) et la structure en charge de la marine marchande devraient procéder à la reprise en main de cette entreprise en opérant des changements salvateurs afin d’éviter l’effondrement total. La déliquescence de l’autorité et des valeurs à bord n’est que le résultat de l’anarchie régnante au niveau de la compagnie et de la non-maîtrise de la gestion à tous les niveaux (…).

Les efforts de l’OMI visant à sécuriser la navigation, à protéger la vie des marins et à préserver le milieu marin par la mise en œuvre de procédures régissant tous les domaines de la navigation sont ignorés par les services de CNAN-Nord (…).

La situation sociale au sein de l’entreprise est alarmante, la démobilisation du personnel atteint son paroxysme comme en témoigne le récent document produit par les cadres de l’entreprise faisant état d’une déliquescence des services de la société à tous les niveaux et de l’incapacité de la direction générale actuelle à redresser la situation. Des affrontements sont quasi quotidien entre employés des différents clans qui se sont constitués ces derniers mois. A bord des navires, la situation n’est guère meilleure comme en témoignent les récentes rixes et bagarres à bord du Tin Ziren et du Saoura.»

En conclusion, l’auteur du rapport écrit : «La rareté de la ressource financière en cours en raison des fortes charges induites par les fréquentes pannes des trois navires, l’immobilisation des unités de la flotte ayant déjà atteint, en janvier 2018, plus de 95 jours et de la contre-performance commerciale, le non-respect de la réglementation maritime générant des amendes, l’état de certains navires réputés neufs, comme le Tin Ziren, qui présente déjà des anomalies d’étanchéité de ses panneaux de cale, les alertes des fournisseurs réclamant le règlement de leurs nombreuses factures impayées avec menace de saisie des navires, le climat social délétère sont autant de facteurs présageant de l’aggravation de la situation à court terme.»

Un tableau noir, dressé par un cadre dirigeant de CNAN-Nord, pour tirer la sonnette d’alarme et susciter une réaction rapide du premier responsable du secteur, le ministre des Travaux publics et des Transports, Abdelghani Zaalane, qui avait, il y a à peine quelques jours, parlé d’un «programme d’acquisition de nouveaux cargos» qui, selon lui, permettra au pavillon national d’augmenter graduellement sa part de marché à 25% d’ici 2025. Comment peut-on réaliser un tel «exploit» avec un constat aussi catastrophique ?

Salima Tlemçani