Office national interprofessionnel du lait: Détournement de plusieurs milliards de dinars

OFFICE NATIONAL INTERPROFESSIONNEL DU LAIT (ONIL)

Détournement de plusieurs milliards de dinars

Le Soir d’Algérie, 9 juin 2010

Plusieurs sociétés privées spécialisées dans la transformation de lait sont impliquées dans des affaires de détournement des subventions accordées par l’Etat à travers les mécanismes de l’Office national interprofessionnel du lait (ONIL). Grâce à des complicités dans l’administration, des responsables d’une laiterie située dans la wilaya de Boumerdès ont réussi à détourner plusieurs milliards de dinars. Une grande partie de cette somme a été transférée illégalement vers l’étranger.

Tarek Hafid – Alger (Le Soir) –

L’Office national interprofessionnel du lait est — sans jeu de mots aucun — une véritable vache à lait. Une catégorie «d’opérateurs» activant dans cette filière a réussi à détourner d’importantes sommes d’argent allouées par l’Etat afin de subventionner le lait, un des principaux aliments de base des Algériens. Créé le 8 juillet 1997, l’Office national interprofessionnel du lait aété placé sous la tutelle du ministère de l’Agriculture et duDéveloppement rural. A l’époque, les pouvoirs publics tentaient demettre en œuvre une politique de développement de la filière. «En tantqu’instrument essentiel de l’Etat et agissant pour son compte, l’Officea pour mission d’organiser, d’approvisionner, de réguler et destabiliser le marché national du lait et des produits laitiers. A cetitre, il est chargé : de participer à la préparation de laréglementation relative à l’organisation et à la gestion de la filièrelait et d’en assurer l’application ; de proposer l’ensemble des actionstendant à l’orientation, l’amélioration et au développement de laproduction, du stockage, de la commercialisation et de l’utilisation delait et des produits laitiers et de veiller à sa mise en œuvre ;d’évaluer les disponibilités et les besoins nationaux en lait et enproduits laitiers et de définir, en concertation avec les institutionset les organismes concernés, le programme national d’approvisionnementet de veiller à sa mise en œuvre sur la base de cahier des charges (…)de participer à la définition d’une politique nationale de stockage delait et des produits laitiers et de veiller, en collaboration avec lesorganismes concernés, à sa mise en œuvre notamment par la gestion deréserves stratégiques (…) de proposer les mécanismes de détermination deprix de lait et des produits laitiers», stipule l’article 5 du décretexécutif n°97-247 portant création de cet office. Mais à l’époque, lemanque de moyens financiers et de vision stratégique ne permettra pas àl’Office d’accomplir pleinement ses missions. Inactif, l’ONIL sera rangédurant plusieurs années dans les placards de l’administration.CriseMais en 2007, l’Algérie est confrontée à une grave crise du lait. Leprix de la poudre de lait, matière première utilisée par les unités detransformation, connaît une augmentation vertigineuse sur le marchéinternational. Les transformateurs privés sont frappés de plein fouetpar cette crise. Ils crient à l’asphyxie financière et exigent unsoutien urgent de l’Etat sans quoi, le consommateur ne pourra plusacheter le sachet de lait au prix de 25 dinars. Le dossier est traité auplus haut sommet de l’Etat. L’ONIL est réactivé en urgence et est chargéde gérer un mécanisme de subventions. Le gouvernement Belkhadem ouvregrand les vannes du Trésor public : 10, 6 milliards de dinars sontimmédiatement alloués aux opérateurs privés pour compenser ledifférentiel entre le prix du lait sorti d’usine et son prix administré.La Confédération des industriels et producteurs algériens (CIPA),organisation patronale qui représente la majorité des transformateurs delait, applaudit la décision des pouvoirs publics. Outre les subventions,l’ONIL se charge également d’importer des quantités de matière premièrequ’elle met à la disposition des transformateurs. Ces derniersbénéficient donc d’un double mécanisme de soutien. Cependant, cesystème, trop «souple», présente d’énormes failles. Certains«opérateurs» ne tarderont pas à en profiter en s’appuyant, bien entendu,sur la complicité active de certains «cercles».DétournementLe cas le plus éloquent est sans nul doute celui d’une laiterie de lawilaya de Boumerdès. Arrivée dans la filière lait sur le tard, cetteentreprise a réussi, pour la seule année 2007, à bénéficier d’unesubvention de plus de 970 millions de dinars algériens. «Cette sommereprésente l’équivalent d’une production de 60 millions de litres delait. Cette entreprise s’est hissée en quelques mois parmi les premiersproducteurs de lait en Algérie. Mais tous ces chiffres n’étaient, enfait, que virtuels. Les équipements de son unité n’étaient pas adaptés àune telle capacité de production», confie une source proche de l’ONILqui a requis l’anonymat. En 2008 et 2009, la laiterie se voit attribuer18 872 tonnes de poudre de lait pour une subvention totale de près de 3milliards de dinars (2 857 252 416 DA). Selon notre source, une enquêteinterne a démontré que cet opérateur a mis en œuvre une organisation«complexe et efficace» pour opérer des détournements de matière premièreet de fonds alloués par l’Etat à la filière industrielle du lait.Entreprises fictivesPour revendre les grandes quantités de poudre de lait en surplus, lesresponsables de la laiterie de Boumerdès créent une entreprise fictive.Installée dans la banlieue- est d’Alger, cette structure faisait officede «grossiste en produits laitiers ». Elle a permis d’écouler la matièrepremière subventionnée sur le marché parallèle. Un de ses clients n’estautre qu’une seconde entreprise fictive spécialisée dans «la productionindustrielle de lait». Fait étonnant, les responsables du secteur ne serendent même pas compte que cette unité «industrielle » s’étend sur 45m2 et quelle ne dispose d’aucun équipement de production ! Mieux, sespropriétaires n’ont jamais occupé les lieux. Au-delà de l’aspectfinancier, l’objectif final de toute cette organisation «virtuelle»consiste à permettre le blanchiment des sommes détournées de l’ONIL. Larevente de poudre de lait subventionnée a permis à la «grossisterie/blanchisserie» de générer 1 598 193 936 dinars algériens. Ces fonds ontété remis dans le circuit financier grâce à un compte ouvert auprèsd’une banque publique dont l’agence est située à Hussein-Dey, Alger. Laseconde entité, «l’unité industrielle», a eu deux fonctions: générer denouveaux fonds grâce au circuit de l’importation et permettre letransfert illicite d’une partie des avoirs vers l’étranger.Transfert illiciteLa technique utilisée était d’une simplicité enfantine. Les «gérants» decette entreprise ont procédé à l’importation de grandes quantités depoudre de lait et de produits dérivés auprès d’une entreprise fictive(encore une) installée à Londres. Le «fournisseur» faisait en sorte dejouer sur les tarifs (majoration/minoration) pour augmenter au maximumle flux des transferts vers un compte ouvert à Genève. La laiterie deBoumerdès a usé du même subterfuge. De 2007 à 2009, cette entreprise aimporté divers produits (beurre, fromage, film d’emballage) pour 5.405431 d’euros et 2.777 125 de dollars américains. L’achat d’équipementsétait également l’occasion de procéder à des transferts massifs d’argent«blanchi». Là aussi, le recours à la majoration des prix étaitsystématique. A titre d’exemple, un système de production d’eau glycoléea été acquis à 4 millions d’euros auprès du fournisseur londonien alorsque son prix réel n’est que de 57 000 euros ! En l’espace de deuxannées, la laiterie de Boumerdès a importé l’équivalent de 9,2 millionsd’euros de matériels surfacturés. Il est important de préciser quetoutes ces opérations ont été réalisées grâce aux avantages fiscauxaccordés par l’ANDI. Détournements de fonds, faux et usage de faux,transferts illicites… il est aujourd’hui évident qu’une telleorganisation criminelle n’a pu être mise en place sans des complicitéssolides à tous les niveaux. Le préjudice subi par le Trésor public estimpossible à chiffrer. La justice, qui s’est saisie de ce scandale etd’une multitude d’autres affaires dans le secteur de l’industrielaitière, aura à déterminer les responsabilités. Mais ce scandale remet,surtout, en cause le recours au système de subventions allouées parl’Etat. Un système décrié aujourd’hui par la Confédération desindustriels et producteurs algériens (CIPA). Les responsables de cetteorganisation patronale estiment que ce système n’a bénéficié qu’àquelques «privilégiés».T. H.