Les petites mains de la lutte anticorruption

Les petites mains de la lutte anticorruption

El Watan, 22 mars 2013

Sonatrach I, Sonatrach II, Khalifa… Les affaires de corruption défilent devant la justice. Si au sein de l’opinion générale, c’est un sentiment d’impuissance qui domine, sur le terrain, quelques militants des droits de l’homme tentent de mobiliser la société contre un «fléau» qui ruine le pays.

Halim Feddal travaille dans le salon de son appartement de Chlef. Un petit bureau, tout juste assez grand pour y poser un ordinateur, une imprimante et un téléphone. C’est là que cet ingénieur en génie civil collecte, vérifie et classe les informations qu’il reçoit sur les affaires de corruption. Sa spécialité ? Les détournements du foncier. Mais dans le milieu des militants, il est surtout connu pour avoir été licencié abusivement alors qu’il travaillait pour le Fonds national de péréquation des œuvres sociales. Il dénonce une affaire de corruption au sein de l’entreprise publique. Il est attaqué en diffamation et licencié. Même si la justice lui donne raison et demande sa réintégration, le jugement ne sera jamais appliqué.

Pour autant, Halim Feddal est convaincu qu’il faut lutter contre la corruption : «On ne parle pas de politique, on parle de vol de richesses nationales. L’Algérie est notre pays, il faut le défendre ou il sera ruiné !» Depuis des années, ce militant tente de convaincre son entourage de s’associer à la dénonciation des faits de corruption. Citoyens comme élus de l’APW, il rencontre tout le monde. «La justice est bloquée, la solution viendra de la société civile», affirme-t-il. Pour lui, les dirigeants ont mis en place un système propice à la généralisation de la corruption en réduisant à néant les mécanismes de contrôle : «L’Algérie a ratifié la convention de l’ONU sur la perfection des outils de lutte contre la corruption mais elle a émis des réserves sur un article. Cela lui permet d’échapper à toute procédure de la Cour pénale internationale.»

Entraves

A l’échelle nationale, c’est la Cour des comptes, outil de contrôle des dépenses publiques, qui est paralysée. «Le rapport de l’Inspection générale des finances sur la mauvaise utilisation de l’argent public a été médiatisé pendant 2 ans, il est connu jusque dans les îles Samoa, plaisante le militant. Mais la justice algérienne n’a rien fait !» Même constat à l’échelle locale. Après plusieurs rencontres de sensibilisation, les élus de l’APW de Chlef ont voulu, soutenu par Halim Feddal, créer une commission de contrôle sur les projets d’urbanisme, de logement et d’hydraulique de la wilaya. Selon la législation, la décision de créer cette commission doit être validée par le ministère de l’Intérieur. Mais pour être transmise au ministère, la délibération doit être signée par le wali. Celui de Chlef ne l’a jamais fait. Toutes ces entraves ne freinent en rien le militant. «Les corrompus ne sont pas nombreux, même s’ils sont bien placés. La population, elle, est en colère. Je suis très confiant», sourit-il.

Mohamed Lachari a le front soucieux. Il doit 16 milliards de dinars aux impôts. Originaire de Skikda, cet entrepreneur obtenait régulièrement des marchés d’une APC pour la construction de bâtiments publics ou la réfection d’écoles. Ces missions étaient bien notées. Mais en 2010, le chef du service des finances lui impose de travailler en sous-traitance avec un membre de sa famille. Mohamed Lachari refuse, car c’est interdit par la loi. Il n’imagine pas les conséquences. Selon la législation, toute attribution de marché passe par le chef du service des finances. Après, l’entrepreneur se voit refuser tous les marchés de l’APC.

Les travaux réalisés ne seront jamais payés. Son entreprise est placée dans la liste noire de la wilaya, une liste d’entrepreneurs douteux établie par les autorités. Cette affaire servira de déclencheur. Depuis, Mohamed Lachari dénonce ces pratiques dans les médias, ce qui lui a valu trois procès en diffamation. «Je les ai tous gagnés. J’ai toutes les preuves», raconte-t-il. Désormais, il recueille témoignage sur témoignage de toutes les malversations qui ont lieu dans la même APC. Certains entrepreneurs victimes, trop effrayés pour porter plainte, lui donnent tous les documents dont il a besoin. Une lettre anonyme a fini par déclencher une enquête. Aujourd’hui, la justice se penche sur la gestion des marchés de l’APC concernée. Mohamed Lachari sourit : «Je vais atteindre mon objectif, j’en suis sûr.» Mais il ne s’arrêtera pas là : «Je dois continuer à lutter, même si j’obtiens réparation. Je n’ai pas peur !»

Diffamation

La peur, c’est ce qui freine l’engagement des citoyens, selon les différentes associations. Abdallah Tamine du Forum international de lutte contre la corruption confirme : «Un citoyen ne peut pas saisir la justice dans une affaire de corruption. Il n’y a que le procureur qui peut le faire. En cas de plainte, celui qui dénonce peut devenir coupable de diffamation aux yeux de la justice. Dans ce cas, il vaut mieux se taire.» Pour cet ancien haut fonctionnaire, il n’y a aucune volonté politique de lutte contre la corruption. Les nouveaux organismes inaugurés cet hiver ? «Pourquoi les autorités ont-elles choisi des administrateurs qui n’ont jamais rien fait contre la corruption ? Je n’attends rien d’eux.» Aujourd’hui, Abdallah Tamine collecte lui aussi des preuves qu’on lui fait parvenir. Il vérifie et recoupe toutes les dénonciations. «Certains veulent juste régler des comptes, il faut être prudent.» Il intervient sur les chaînes de télévision privées et dans des séminaires, car l’objectif est encore, selon lui, de sensibiliser le grand public.

Diffamation

Dans un local de Annaba, une banderole colorée accrochée au mur égrène le vocabulaire de la journée : rachoua, hogra, tchipa, bakchich, l’bay. Dans le centre de documentation de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme, une quarantaine de personnes se sont regroupées pour une journée de débat sur la corruption. Au programme, définition et identification de ce qu’est réellement la corruption. «Les gens ont tellement l’habitude qu’ils ne savent plus ce qui est légal ou non», explique Sabrina, une jeune avocate.

«Ce travail de définition est nécessaire, insiste Ali Boudouni, le responsable local de la Ligue de défense des droits de l’homme. Après cela, le citoyen, qui connaît mal la loi, sera capable de dénoncer ce qui doit l’être.» Ici, les intervenants sont convaincus que la solution viendra de la société civile. «La loi est le résultat d’un rapport de forces», affirme sur l’estrade Noureddine Benissad, avocat et président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme. Dans l’assistance, une dame emmitouflée dans un long manteau marron réplique que la tâche est trop importante. «Il ne faut jamais désespérer, réplique Noureddine Benissad. Mais il ne faut pas rester chez soi et attendre que cela s’arrête !»

Au fil des débats, une idée s’impose : il faut se regrouper. «Il faut mobiliser et organiser la société civile pour qu’elle puisse faire face à l’administration et qu’elle constitue un véritable contre-pouvoir face au régime. Organisez-vous en collectifs et dénoncez !», insiste Kamel Daoud, de la Ligue de défense des droits de l’homme.

C’est au tour de Mohamed Atoui d’intervenir devant les participants. Ce militant des droits de l’homme d’Alger est désormais président de l’Association nationale de lutte contre la corruption, une association dont l’agrément est bloqué par le ministère de l’Intérieur depuis le mois d’octobre. Il témoigne de l’engouement qu’a suscité la création de l’association. «Nous recevons des appels presque tous les jours, de tout le pays, de citoyens qui veulent adhérer ou qui ont des preuves à transmettre», indique-t-il. Optimiste, Mohamed Atoui concède quand même que la lutte n’est pas facile, mais «pour l’instant, c’est tout ce que l’on peut faire».
Yasmine Saïd