Nabni lance «algérie rêvée» et questionne notre socle identitaire

Nabni lance «algérie rêvée» et questionne notre socle identitaire

«Le nationalisme est en crise»

El Watan, 8 juillet 2015

Nabni : acronyme de «Notre Algérie bâtie sur de nouvelles idées». Et, des idées neuves, le think tank n’en tarit pas.

La preuve ? Le collectif d’experts vient de lancer un cycle de réflexions à caractère sociétal baptisé «Algérie rêvée». Ce cycle fut étrenné samedi soir, dans une salle archicomble du restaurant Havana, à Saïd Hamdine, avec pour thème inaugural : «Quel récit fondateur pour les Algériens ?» Balaise.

Pour le disséquer, trois pointures : le sociologue Nacer Djabi, l’ancien gouverneur de la Banque centrale et auteur de l’excellent La Martingale algérienne (Barzakh, 2011) Abderrahmane Hadj-Nacer, et enfin l’intarissable Noureddine Boukrouh qui fait un tabac en ce moment avec ses réflexions audacieuses sur la réforme de l’islam et de l’approche du texte coranique. En introduisant le débat, Abdelkrim Boudra, le très sympathique porte-parole de Nabni, confie : «C’est un exercice inhabituel pour nous. D’habitude, nous produisons des idées, des rapports.

Et là, nous nous attaquons à un domaine où nous voulons traiter d’un certain nombre de questions fondamentales, fondatrices de la société algérienne.

Nous voulons sortir du discours sur ce qui ne va pas, pour essayer de nous projeter dans un avenir que nous espérons radieux même si les indicateurs ne s’y prêtent pas.» Et pour opérer ce bond en avant, il est important de questionner, de l’avis de Nabni, les «mythes fondateurs» de notre destin collectif. Ce que les historiens appellent «le roman national».

Citant Mostefa Lacheraf, le porte-parole de Nabni propose une définition du «récit national» comme étant «une mise en valeur sélective et subjective de certains pans de notre histoire».

Pour commencer, le sociologue Nacer Djabi gratifie le public de données statistiques fort révélatrices de l’état de notre société et du regard que les Algériens portent sur eux-mêmes, de leur manière de pratiquer la religion ainsi que leur appréciation de la haute gouvernance (voir notre article du lundi 6 juillet).

Prenant le relais, Abderrahmane Hadj-Nacer souligne d’emblée que la question identitaire «est un débat permanent chez tous les peuples du monde. Les Etats-uniens se demandent s’ils sont hispanophones. Les Français se demandent s’ils sont musulmans.
Et nous, on se demande si on existe».

«Une fausse Casbah sur de la faïence de salle de bains»

Avec son sens aigu du détail, M. Hadj-Nacer note comment la texture de la ville dit le récit perdu ou grossièrement magnifié dans du kitch orientaliste comme l’illustrent les fresques qui tapissent Alger, et qui célèbrent maladroitement La Casbah.

Le paradoxe (pour ne pas dire la schizophrénie) est que «nous avons une vraie Casbah qu’on détruit, et nous essayons de reproduire une fausse image d’une fausse Casbah sur de la faïence de salle de bains», ironise le conférencier, avant d’ajouter : «C’est quand même extraordinaire, et cela explique l’état dans lequel nous sommes aujourd’hui quant à la conscience de soi.» Après avoir mis en évidence «la destruction systématique de (notre) mémoire» par les Français, M. Hadj-Nacer souligne que le nouveau visage du colonialisme s’appelle «l’ultra-capital».

Et le grand capital mondialisé se traduit par «la volonté d’instaurer un gouvernement du monde» et la «fusion des pays» en confinant les souverainetés vacillantes dans des postures de sujétion et des «parcs à thèmes». «L’ultra-capital, c’est la destruction des identités de territoires, des identités de peuples, des identités de communautés, pour pouvoir obtenir des populations mobiles, précarisées, aptes à subir toutes les sujétions possibles et imaginables», martèle le brillant économiste. «Mon rêve à moi, c’est de sortir de cette situation où nous sommes encore dans la gestion déléguée», lance M. Hadj-Nacer. Pour lui, on est simplement passés «de la gestion directe par la puissance coloniale à une gestion indirecte. On n’est pas encore dans l’indépendance».

«Francitude auto-entretenue»

L’ancien gouverneur de la Banque d’Algérie sous Hamrouche fait un autre constat : «Il est clair que la caractéristique principale aujourd’hui de l’Algérien, c’est la haine de soi.» Et d’asséner : «Il n’est pas normal aujourd’hui qu’on ne connaisse pas Massinissa !» Il déplore le fait que certains de nos manuels colportent et cultivent l’idée selon laquelle «les Ibadites, les Fatimides, c’est pas une histoire positive». Que «c’est une histoire antisunnite algérienne».

«Dès le départ on nous dit : attention, ceux-là, ce ne sont pas de bons musulmans.» S’inspirant volontiers de Amin Maalouf, il revendique la notion d’identité multiple. «Nous sommes tous porteurs d’identités multiples. L’amour de soi consiste à accepter la multiplicité de ses identités», plaide-t-il. M. Hadj-Nacer casse, au passage, un véritable tabou en appelant à assumer notre «francitude». «C’est honteux de le dire mais après 132 ans de ‘‘francitude’’ et 50 ans de ‘‘francitude’’ auto-entretenue, nous sommes tous un peu français.

Si on ne le reconnaît pas, on ne peut pas se développer dans notre identité telle que nous voulons la construire. Il faut reconnaître toutes ces identités.» Brisant un autre tabou, il s’insurge contre ceux qui présentent les chiites algériens comme «le mal absolu». Abderrahmane Hadj-Nacer le dit clairement : «Tant que chaque Algérien n’est pas fier d’avoir été chiite, tant que chaque Algérien n’est pas fier d’avoir été juif, chrétien, même vandale, on ne pourra pas aller loin dans ce pays.» «Il n’est pas normal qu’on parle des Mozabites comme d’étranges étrangers.

On ne se sent pas dans la fraternité. On parle d’une partie de soi comme d’un folklore. Quand on est du Nord et qu’on parle des Touareg, c’est très exotique.» Hadj-Nacer insiste : «Tant qu’on ne reconnaît pas la totalité de nos composantes, on ne peut pas se construire, ni comme individus ni comme ensemble.»

«La Révolution est notre seul mythe rassembleur»

Pour sa part, Noureddine Boukrouh a soulevé l’importance d’avoir des «réalisations communes» pour faire un «Nous». «Il y a une dimension capitale qui fait l’identité d’un peuple, d’une collectivité humaine. C’est les réalisations en commun», professe-t-il. «Quand vous avez une population qui n’accomplit pas de réalisations d’une façon régulière et constante dans l’histoire, comment voulez-vous que les gens se perçoivent comme étant un ‘‘Nous’’, comme étant une collectivité ? Nacer Djabi vient de nous apprendre que les deux tiers des Algériens ne se font pas confiance.

Donc il y a ici l’idée d’étrangeté. Chacun est étranger à l’autre, chacun est une curiosité aux yeux de l’autre. Il nous a manqué de construire une histoire.» L’auteur de L’islam sans l’islamisme pense que les Algériens ont besoin d’un grand dessein exaltant. «L’Algérie, il ne faut pas la considérer comme un acquis derrière nous mais un projet devant nous», lâche-t-il. «Il n’est jamais trop tard pour naître. Nous avons eu un mythe rassembleur, c’est la Révolution du 1er Novembre.

C’est la première fois, depuis 3000 ans, que l’ensemble des Algériens ont contribué à une œuvre commune, et cette œuvre-là est une œuvre fondatrice puisqu’elle a fondé la nation algérienne. Aujourd’hui, on ne peut pas vivre avec un mythe qui a réalisé son objet.» Et d’interroger : «Qu’est-ce qu’on a comme souvenir commun ? Qu’est-ce que les Algériens peuvent célébrer ensemble aujourd’hui ? Il y a le Mouloud, l’Achoura, mais en termes d’entreprise nationale, on n’a que la Révolution.» Pour lui, «l’Algérie n’est pas une conquête classée. L’Algérie reste à faire. Nous avons des bouts d’histoire, des moments glorieux, mais il nous reste à construire socialement notre réalité.»

«Le nationalisme est coupé des jeunes et des femmes»

Nacer Djabi constate, de son côté, que le nationalisme comme creuset de nos pulsions collectives semble avoir atteint ses limites : «L’histoire de l’Algérie a été construite sur le nationalisme mais aujourd’hui, c’est un nationalisme en crise. Le nationalisme qui a réussi à mobiliser les Algériens est en rupture avec la société réelle. Il est coupé des jeunes et des femmes», dit-il. Le sociologue estime qu’à l’heure actuelle, «le nationalisme ne mobilise plus» et qu’il a «besoin d’une grande rénovation à travers sa mise en lien avec la vraie société pour qu’il ne reste pas l’apanage des officiels». L’auteur d’El Wazir El Djazaïri, oussoul wa massarate (Chihab, 2011) note, par ailleurs, que nous avons affaire à un «nationalisme communautaire qui n’accepte pas l’individu».

Selon le sociologue, l’une des raisons de cette crise du nationalisme est à chercher dans la faiblesse de ses composantes idéologiques. Il rappelle qu’historiquement, «le nationalisme est né au sein de la gauche française».

Plus tard, il s’est enrobé d’islamité et d’arabité. «Or, aujourd’hui, la gauche est en crise, le panarabisme est en déclin est l’islam politique est décrié.» Dans la foulée, le sociologue aborde la fameuse question des «constantes nationales». «Les constantes nationales étaient une forme de résistance passive au colonialisme», fait-il remarquer.

Il cite à ce propos le Ramadhan en soulignant que «c’était le meilleur rituel collectif que les Algériens pouvaient opposer aux Français». Il était donc vécu davantage comme un instrument de différenciation. «On en a fait par la suite une valeur centrale. On a transformé un instrument de résistance passive à la colonisation en constante nationale.

Et parce que l’Etat est absent, ce sont les gamins, les ‘‘ouled el houma’’ qui surveillent qui fait le Ramadhan et qui ne le fait pas», observe le sociologue.

A la suite de M. Harbi, Nacer Djabi se demande : «Est-ce que nous voulons des citoyens ou bien des croyants ?» Il tombe sous le sens que cette crise du nationalisme découle, dans une très large mesure, de la crise de légitimité du «système» qui, à force de tirer sur la corde du «novembrisme», a fini par vider le combat libérateur de son sens et de son prestige.

Abderrahmane Hadj-Nacer prophétise, en l’occurrence, la fin de cette longue séquence autoritariste : «Le coup d’Etat permanent arrive aujourd’hui à sa fin», dit-il. Le «fleuve détourné» en 1962, selon la métaphore de Rachid Mimouni, doit maintenant retrouver son cours.

Et cela passe inéluctablement par la «légitimation par le peuple» préconise M. Hadj-Nacer. «Il m’est difficile de croire qu’on puisse construire un récit national en dehors d’un contexte national de liberté», ajoute-t-il. «S’il n’y a pas de liberté de pensée, s’il n’y a pas de démocratie, s’il n’y a pas de représentativité politique, je ne vois pas comment on pourrait construire un mythe national parce qu’à ce moment-là, le récit historique devient le justificatif idéologique d’un pouvoir qui perdure.»

Mustapha Benfodil