Appelation des rues et des édifices publics : Anarchie, fantaisie ou calculs politiciens…

Appelation des rues et des édifices publics : Anarchie, fantaisie ou calculs politiciens…

El Watan, 26 septembre 2010

Des noms connus ou moins connus, c’est selon, pour des rues, des édifices ou des établissements. Les choix sont-ils toujours judicieux ou sont-ils le fruit d’une sélection politicienne ? Dénominations insolites : le génie populaire supplante, les appellations officielles.

Cela relève désormais de l’anecdote : à son arrivée à Alger en 1992, feu Mohamed Boudiaf découvre que l’un des plus beaux boulevards de la capitale a été baptisé du nom de celui qu’il considère comme un traître de la guerre de Libération nationale. La plaque portant le nom de Salah Bouakouir est ainsi déboulonnée, sans fleurs ni couronne, et remplacée par une inscription glorifiant Krim Belkacem. Mais pour la plupart des Algérois, ce boulevard portera, pour toujours, le nom que lui ont donné les colons : le Télemly. Se balader dans les rues algériennes, c’est comme feuilleter un grand livre d’histoire. Les héros de la révolution hantent les artères des villes tout comme les bourreaux qui les ont combattus. Dans la bataille pour la mémoire, certains noms peinent à s’imposer. Il est même fréquent que l’usage des noms des martyrs de la révolution soit abandonné au profit de criminels de la conquête coloniale.

Le département des Moudjahidine et les services de wilaya auront beau s’y appliquer, les Algériens gardent toujours en mémoire les Bedeau, Burdeau, Lavigerie, Randon et Clauzel. Le directeur du patrimoine au ministère des Moudjahidine impute cette cocasserie au retard enregistré pour l’opération de baptisation. «Le cardinal Lavigerie qui était un homme de religion, est aussi l’un des plus grands criminels colonialistes. Et pourtant, l’on préfère encore se souvenir de lui à la commune d’El Mohammadia, souligne-t-il. Si on avait baptisé cette commune immédiatement après l’indépendance, il n’y aurait pas eu ce genre de problème.» Car la dénomination et le changement de noms des rues, édifices et établissements sont d’abord une opération politique codifiée par un décret présidentiel en 1997.

En plus des précisions sur les dimensions des plaques et la composition de la commission de dénomination, il y est signalé que les noms des rues doivent d’abord rendre hommage aux martyrs de la guerre de Libération et aux moudjahidine et perpétuer ainsi le souvenir de la guerre pour l’indépendance du pays. C’est généralement l’Organisation nationale des moudjahidine (ONM) qui s’attelle à la préparation des listes de chouhada et de moudjahidine par «ordre de mérite». «Les décisions sont prises conjointement entre le ministère de l’Intérieur et celui des Moudjahidine et les lacunes sont comblées par des circulaires qui organisent la mise en application de la procédure», explique le directeur du patrimoine, en soulignant que le ministère des Moudjahidine veille à l’authentification du parcours du chahid ou du moudjahid pressenti pour la baptisation. Il précise : «Avant l’organisation de la rebaptisation en 1997, les noms se donnaient à tort et à travers. Peut-être qu’on ne se rendait pas compte à quel point c’était important.» Et de déclamer : «Cela permet de tenir à l’histoire de notre pays. Si nous ne faisions pas ce travail aujourd’hui, nous nous retrouverions sans mémoire d’ici à trente ou quarante ans. Il est réconfortant de savoir que dans cent ans, on se rappellera encore de Didouche Mourad ou de Mustapha Benboulaïd à chaque fois qu’on foulera les artères qui portent leurs noms».

Le fait est que de nombreuses irrégularités ont été observées avant la publication d’un texte de loi organisant l’opération de baptisation. Le responsable du département des anciens combattants reconnaît volontiers que des noms de harkis ou de personnes soupçonnées de trahison ont été érigés au fronton de rues ou d’établissements scolaires. Dans bien des cas, les familles concernées avaient à cœur de laver l’affront et de gagner en honorabilité. «A chaque découverte d’une incorrection, nous réparons l’erreur», souligne le cadre du ministère qui rechigne à donner plus de détails sur le sujet.

Noms de chouhada, noms de harkis

L’appellation multiple est également l’un des vestiges de la grande pagaille qui caractérisait la dénomination des rues après l’indépendance. On n’ose imaginer le casse-tête et les confusions des facteurs et épistoliers au vu du nombre de rues ou d’établissements portant le même patronyme. «Il n’est pas cohérent de nommer un grand aéroport du nom de Mohamed Boudiaf, puis de décerner le même nom à une petite cantine scolaire», considère-t-on au ministère des Moudjahidine. Dans l’émotion qui a suivi l’assassinat de Boudiaf, tous les établissements et cités ont été baptisés au nom de l’ancien président algérien. Et il n’est pas rare qu’à la veille de la visite d’un ministre ou d’une personnalité politique importante, les walis organisent, à la hâte, des cérémonies d’inauguration sans passer par la procédure ordinaire et éviter ainsi l’homonymie.

Fini que tout cela, tranchent les responsables du ministère des Moudjahidine. Pour harmoniser les rues, édifices et autres quartiers, le département de Mohamed Chérif Abbas a lancé, voilà près de deux ans, un recensement des lieux non baptisés ainsi que les noms déjà attribués. Une tâche d’autant plus compliquée que les villes algériennes connaissent ces dernières années des expansions tentaculaires. Abbas Ibrahim, le directeur du patrimoine, espère achever cette opération avant la fin 2011, afin que tout soit fin prêt pour le cinquantième anniversaire de l’Indépendance. «On peut fermer les yeux sur une appellation répétitive d’une wilaya à une autres, mais nous ne pouvons plus accepter les mêmes noms dans le même département», dit-il. Le représentant de l’Organisation nationale des enfants de chouhada (Onec) à la wilaya d’Alger, Ounissi Smaïl, est d’avis qu’il faut laisser la place à tous ceux qui ont donné leur vie pour la libération de l’Algérie.

«Tous les martyrs sont égaux, car il n’y a pas plus grand sacrifice que la mort», dit-il, la main sur le cœur. Le responsable de l’Onec détaille minutieusement la méthode employée par la commission de la wilaya d’Alger pour choisir le nom des rues : «D’abord, nous recensons les chouhada nés dans la commune, puis ceux qui y sont morts. En troisième position, nous revoyons la liste des familles de martyrs qui vivent dans la commune et qui aimeraient voir leur nom gratifié sur le fronton d’une rue».
Parfois, glisse-t-il, les négociations sont rudes et certaines personnes veulent s’imposer à tout prix. S’il concède que les victimes du terrorisme ont également droit au macadam en tant que «martyrs du devoir», le représentant de l’Onec souligne que la loi donne la priorité aux chouhada et moudjahidine. La toponymie urbaine a parfois la mémoire sélective.

S’il est des hommes – ou femmes – illustres de la guerre de libération, il y a peu de place pour les artistes, écrivains et éminents scientifiques. A Oran, la rue Alexandre Dumas porte désormais le nom de Boukherrouba Abdelouahid, la rue honorant Alphonse Daudet glorifie à présent Belhadj Abdelmalek et l’auteur de la comédie humaine cède sa place à Mohamed Bachir El Ibrahimi et même les frères Lumière, inventeurs de la magie du cinéma, ont dû capituler devant Mohamed Ben Yahia. Dans la capitale, certains écrivains ont résisté à la purge.

Il est encore possible de se promener dans la rue Cervantès, non loin de la grotte dans laquelle il a vécu lors de son escapade épique à Alger, ainsi que de découvrir la rue Dostoïevski au détour d’un grand boulevard. Le cadre du ministère des Moudjahidine, qui est également professeur de lettres arabes, considère que les débaptisations des rues sans connotation colonialiste est un autre dépassement de l’après -indépendance.

Les rues d’antan tombées dans l’oubli

Le responsable de l’Onec estime qu’il y aura certainement, à l’avenir, des rues au nom d’écrivains ayant résisté à l’ennemi colonialiste à l’exemple de Tahar Ouettar. Si les noms des rues disent les villes, chaque région a ses singularités. A Oran, on fête les valeurs morales et les états de félicité : rue de la Dignité (El Karama), rue de la Paix, rue d’El Fath, rue Essaâda…
A Annaba, on fait la part belle à l’Afrique : rue d’Angola, rue du Congo, rue d’Ethiopie, rue du Cameroun… Et à Constantine, on manque cruellement d’imagination : cité 500 Logements à Ain El Bey, cité 600 Logements, cité 72 Logements… L’ère Bouteflika a introduit une nouvelle série d’appellations dont la cité de la Réconciliation nationale et le boulevard de la Concorde civile.

Que sont devenues les rues d’antan dont les noms n’étaient guidés que par la spontanéité populaire ? Dans le vieil Alger, les rues des Sayaghine (les bijoutiers), Aqbat el Cheïtan (la Montée du diable) ou Fern el djemal (Four des chameaux) n’existent plus que dans la mémoire de ses habitants. Aqbat el Cheïtan porte désormais le nom du martyr Khabachi Rachid, Zenqat Sidi Ramdan (rue Ximenes pour les colons) est gratifiée du nom de Madjen Abdelkader et Bir El Medbah (rue des Pithieuses pour les Français) n’est plus que la rue Lahmar Ali. Mais il faut dire que le colonialisme avait déjà travaillé à effacer de la mémoire collective «l’Allée des mûriers», le «Boulevard du bon accueil», et le «Chemin de la solidarité», ou «le Champ des navets». Pour les administrateurs et les responsables qui siègent dans la commission de dénomination, il n’y a guère de place aux appellations pitoresques ou poétiques. «Si un lieu ne porte pas le nom d’un chahid ou d’un moudjahid, c’est comme si il n’avait jamais été baptisé», tranche le responsable de l’Organisation des chouhada, en précisant que ces noms de rue n’ont aucun sens.

Les rues algériennes ne ressemblent-elles pas, penseront les plus cyniques, à un vaste cimetière dont chaque nom est une pierre tombale ? La réponse est peut-être dans la poésie : «Vous qui vivez, donnez une pensée aux morts», disait Victor Hugo dont la wilaya d’Alger a eu la décence de préserver la rue qui porte son nom.

Amel Blidi


Dénominations insolites

Le génie populaire supplante les appellations officielles

Il est des lieux où l’appellation s’impose d’elle-même. Les noms des rues sont intimement liés, aux yeux des Algériens, à la description des sites et de ceux qui y habitent.

Des dénominations pour le moins originales se substituent bien souvent à l’appellation officielle. Florilège. Presque chaque commune algérienne dispose d’un quartier «Dallas», désignant les villas cossues comparables à celle de la famille Ewing du célèbre feuilleton télévisé. Les quartiers les plus pauvres n’échappent pas non plus aux surnoms populaires, d’autant que la plupart des bidonvilles ne disposent pas d’une adresse officielle. Récemment démoli, le bidonville «El Djazira» de Bab Ezzouar ressemblait véritablement à un îlot de misère au milieu d’une cité sans histoires. Dans une société où la langue populaire est très imagée, il n’y a rien d’étrange à nommer un quartier insalubre «Hai Qadra wa Keskess», comme c’est le cas à Larbaâ dans la wilaya de Blida ou «Houmat Abazine» désignant un plat de pauvres typiquement kabyle à Bejaïa.

Les noms des cités sont parfois liés au climat qui y règne. Les quartiers réputés violents sont ainsi comparés aux villes irakiennes connues pour leur insécurité comme «Falloudja» (à El Harrach). Les mosquées qui semblent proches du mouvement salafiste sont naturellement baptisées «Kandahar». Le cinéma offre une panoplie d’idées de dénomination : on trouve un peu partout les cités «Chicago», «Las Vegas» et «Italia». S’il est un nom qui semble tout droit tiré d’un western-spaghetti à la Clint Eastwood c’est bien celui des «Douze Salopards» de Tizi Ouzou dont l’histoire demeure, à ce jour, énigmatique. Et puis il y a les quartiers nommés selon la forme de leurs immeubles comme «El Babor» à Belcourt, cité dans une chanson du défunt El Hachemi Guerrouabi. Dans la liste des noms les plus saugrenus figurent également «Trig Ezzaoualia» à Jijel, «Village Errih» à Sidi Bel Abbès, «Douar El Flaless» et village «Hram Allikoum» à Mostaganem.
Amel Blidi


Le P/APC d’El Harrach et le responsable de l’Onec réagissent :

«Nous n’avons jamais débaptisé l’école Malika Gaïd»

L’affaire montre à quel point la dénomination des édifices publics peut être délicate. Il y a quelques jours, une rumeur, relayée par la presse, selon laquelle le nom de Malika Gaïd a été dégommé du fronton d’une école au profit du chanteur Dahmane El Harrachi, a suscité une vague d’indignation.

Contacté, le premier responsable de l’APC d’El Harrach, Abdelkrim Abzar, s’est montré surpris par l’ampleur d’une polémique qu’il considère dénuée de fondement. Le fait est, explique-t-il, que la controverse concerne une école de formation (CFPA)- non baptisée- longeant la rue Malika Gaïd que les riverains avaient pris l’habitude de le désigner du nom de la chahida. «Ce centre ne portait pas de nom. Nous avons voulu rectifier cela en lui attribuant celui du martyr Belghafour Rabah», nous dit Abdelkrim Abzar. Et de préciser, avec grande insistance : « Je suis fils de chahid et représentant des enfants de chouhada, je ne permettrai jamais à qui que ce soit de salir la mémoire d’une martyre de la révolution».

Le responsable de l’APC d’El Harrach avait à cœur de préciser qu’à aucun moment il n’a songé à remplacer le nom de Malika Gaïd par celui du chanteur décédé Dahmane El Harrachi. Le nom de Dahmane El Harrachi a été attribué à un centre culturel nouvellement bâti et qui, souligne M. Abzar, se situe bien loin de la rue Malika Gaïd. «Ce nouveau centre a été construit sur les décombres d’une vieille bâtisse tombée en ruine», affirme le P/APC d’El Harrach. «Nul n’a le droit de débaptiser une rue ou une école portant le nom d’un martyr de la révolution», rappelle le responsable de la commune algéroise.

Le responsable de l’Organisation des enfants de chouhada (Onec) de la wilaya d’Alger abonde dans le même sens. «Nous n’avons jamais voulu déboulonner la plaque de Malika Gaïd, rectifie Ounissi Smail. Le 5 juillet dernier, nous avons procédé à la baptisation du centre de formation Rabah Belghafour et de la nouvelle école Abdelkader Atra. Pour éviter les répétitions, on ne pouvait appeler ces établissements du nom de la rue où ils se trouvent.» Et de souligner : «Malika Gaïd est une grande dame, mais il y a également d’autres martyrs qui méritent d’être honorés.» Pour ce qui est de l’autre affaire de débaptisation qui concerne l’université Benyoussef Benkhada, le ministère des Moudjahidine explique qu’il ne s’agit pas d’un changement de nom, mais d’une réorganisation de la plus ancienne université d’Algérie.

«Dans la mesure où le département concerné a procédé à un réaménagement des trois université, il est aussi important de répartir les appellations. On ne peut pas attribuer le même nom trois fois», souligne Abbas Ibrahim, directeur du patrimoine au ministère des Moudjahidine. Les trois nouvelles dénominations devront être connues, selon lui, incessamment.

Amel Blidi