La loi blesse-t-elle la main qui la manie comme un couteau ?

La loi blesse-t-elle la main qui la manie comme un couteau ?

Par Brahim Taouti, Le Quotidien d’Oran, 19 novembre 2003

L’UGTA qui était une organisation de l’ancien parti unique continue toujours de servir d’outil de contrôle du mouvement ouvrier. Pour lui assurer le monopole de la représentation, la Constitution, les conventions internationales ratifiées et les lois sont délibérément violées, particulièrement par l’empêchement de la création de tout autre syndicat et de toute organisation pouvant regrouper plusieurs secteurs d’activité en confédération.

Les syndicats concurrents sont soumis de fait aux demandes d’agrément, en violation du droit, puisque la loi prise en application des conventions internationales ratifiées, n’exige pas d’agrément, mais seulement le dépôt d ’une «déclaration» de constitution contre récépissé administratif. Or, les déclarations sont systématiquement rejetées, pour un motif ou un autre, et le récépissé jamais délivré (1). Cette pratique n’est pas nouvelle, au point où, dans un communiqué daté de l’année dernière, le Syndicat autonome des Travailleurs de l’Education et de la Formation (SATEF) qualifie l’UGTA d’ être «missionnaire du Pouvoir» et dit poursuivre son action pour la libération des oeuvres sociales des griffes de l’UGTA (2).

Les juristes ne cessent de le répéter ces derniers temps, les ministres du Travail et de l’Education violent la loi. Ces derniers refusent de négocier avec des syndicats «non agréés» en se réclamant toute honte bue de la loi. La loi du 2 juin 1990, modifiée et complétée en 1991 et 1996, est pourtant clairement en faveur des syndicats (3).

L’organisation syndicale est légalement constituée après, d’une part, le dépôt d’une déclaration de constitution auprès de l’autorité publique compétente et, d’autre part, l’accomplissement de la formalité de publicité dans au moins un quotidien national (article 8). Cette autorité délivre un récépissé d’enregistrement de la déclaration au plus tard trente jours après le dépôt du dossier. Aux termes des articles 34 à 37, l’organisation syndicale constituée depuis au moins six mois est considérée représentative si elle regroupe, au sein d’un même organisme employeur, au moins 20% de l’ effectif des travailleurs salariés couverts par ses statuts, ou si elle a une représentation d’au moins 20% au sein du Comité de participation lorsque ce dernier existe. Cette loi a mis en oeuvre les engagements internationaux formels du pays, que la Constitution place au-dessus des lois.

De fait, tout prétexte est utilisé pour maintenir la position de monopole de l’UGTA. En raison du fait qu’elle existait avant la promulgation de la loi de juin 1990, l’UGTA fonctionne, donc, comme un syndicat unique avec la complicité des gouvernants.

Pour le même objectif, l’ancienne réglementation est maintenue, à l’instar de la gestion des oeuvres sociales (4), dont le monopole financier est laissé à l’UGTA, notamment dans le Fonds national de participation des oeuvres sociales (FNPOS), alors que ce Fonds est théoriquement la propriété de tous les travailleurs, ou à l’instar de la représentation des travailleurs dans les commissions d’attribution de logements sociaux (5). La réglementation favorable à l’UGTA est maintenue artificiellement (6) au besoin. Outre l’usage de la réglementation, toutes sortes d’obstacles sont mis face aux autres syndicats (7), pendant que l’UGTA bénéficie du patrimoine public, notamment un millier de locaux équipés, un parc roulant et un budget public. La discrimination à l’égard des travailleurs non syndiqués auprès de l’UGTA est exercée par l’administration publique ainsi que par les entreprises du secteur public. Le décret 93-54 avait été utilisé pour la purge, par le licenciement collectif des travailleurs non affiliés à l’UGTA et comme moyen répressif privant le travailleur de recours et des droits à la défense de ses droits. Ce texte permet aussi le refus de réintégration des travailleurs titulaires des décisions de justice de réintégration à leurs postes de travail, lorsque la justice se prononce en l eur faveur.

Les ministres en cause prétendent interpréter les lois de la République. Soit ! Les syndicats ne croient sans doute pas, comme la majorité des Algériens, à l’indépendance de la justice qui a, pourtant, constitutionnellement le devoir de «dire» le droit en toute souveraineté. Mais cette prétention des ministres ne peut en aucun cas être étendue à l’ interprétation des conventions internationales que seules les instances idoines peuvent donner. Or, nous soutenons, eu égard aux commentaires experts des conventions internationales de l’Organisation internationale du Travail (OIT), que la position des ministres est tout à fait en contradiction avec la lettre et l’esprit des conventions applicables, en l’ occurrence deux conventions internationales, qualifiées de fondamentales par l’Organisation internationale du Travail (8).

Outre l’affirmation du principe de la liberté syndicale dans la Constitution de l’OIT et la Déclaration de Philadelphie, deux conventions, adoptées en 1948 et 1949, énoncent les principaux éléments de la liberté syndicale et du droit d’organisation, ainsi que l’importance de la négociation collective. La notion de liberté syndicale est à ce point fondamentale que les Etats membres de l’OIT avaient décidé, déjà en 1950, que même les Etats n’ayant pas ratifié ces conventions devraient consentir à un système spécial d’examen des violations des droits syndicaux (9). Or l’ Algérie les a ratifiées toutes les deux. La convention numéro 87 et la convention numéro 98, ratifiées le même jour, 19 octobre 1962.

Selon la première, portant sur la liberté syndicale et sa protection, les employeurs et travailleurs ont le droit de créer les organisations de leur choix et de s’y affilier. Ce droit est garanti aux travailleurs et aux employeurs, sans distinction d’aucune sorte et sans autorisation préalable (article 2). Leurs organisations acquièrent la personnalité juridique (article 7) dès leur constitution. Aucune intervention des autorités n’est permise, tant pour l’élaboration de leurs statuts et règlements administratifs, que pour l’élection de leurs représentants, l’organisation de leur gestion et de leur activité ainsi que pour la formulation de leur programme d’action (article 3). Ces organisations ne sont pas sujettes à dissolution ou à suspension par voie administrative (article 4), et elles ont le droit de constituer des fédérations et des confédérations et de s’y affilier (article 5). Les garanties prévues aux articles 2, 3 et 4 s’ appliquent également aux organisations de niveau supérieur (article 6), puisqu’elles ont aussi le droit de s’affilier à des organisations internationales de travailleurs et d’employeurs (article 5). Dans l’exercice des droits que la convention leur reconnaît, les travailleurs, les employeurs et leurs organisations respectives sont, bien entendu, tenus de respecter la légalité (article 8).

Selon la seconde convention, portant sur le droit d’organisation et de négociation collective, les organisations syndicales disposent d’une protection contre tout acte de discrimination ou tout acte d’ingérence des unes à l’égard des autres. Il est interdit de subordonner l’emploi d’un travailleur à la condition qu’il ne s’affilie pas à un syndicat, ou cesse d’ en faire partie, ou de congédier un travailleur ou lui porter préjudice, par tous autres moyens, en raison de son affiliation syndicale ou de sa participation à des activités syndicales en dehors des heures de travail ou, avec le consentement de l’employeur, durant les heures de travail (article 1). Il est également interdit de créer des organisations de travailleurs dominées par un employeur, y compris l’Etat, ou de soutenir, comme c’est le cas pour l’UGTA, des organisations de travailleurs par des moyens financiers ou autrement (article 2). Les Etats ont l’obligation d’instituer, en cas de besoin, des organismes appropriés aux conditions nationales afin d’assurer le respect de ces deux aspects du droit syndical, contre les actes de discrimination ou d’ingérence (article 3). Ils doivent aussi développer la négociation collective volontaire (article 4).

La position des ministres n’a qu’une explication : il y a une LOI qui se moque des lois de la République. L’UGTA n’est pas à blâmer, elle ne fait que défendre, certes de manière déloyale, ses rentes de situation. Au vu de ce qui précède, vous donnez à voir, messieurs les ministres, une piètre image de l’Etat, du service public, des droits humains fondamentaux et de l’ intérêt général de la nation.

Notes

(1) Par exemple ceux de SNATA et CASA.

(2) Le Matin, 25 novembre 2002.

(3) Loi n° 90-14 du 2 juin 1990 relative aux modalités d’exercice du droit syndical (JO n° 23 du 6 juin 1990), modifiée et complétée par la loi 91-30 du 21 Novembre 1991 et par l’Ordonnance n° 96-12 du 10 juin 1996.

(4) Décret 82.203 relatif aux modalités de gestion des oeuvres sociales.

(5) Décret 98-42.

(6) Le décret 85-59 est renouvelé par télégramme de la direction de la fonction publique alors que la loi à laquelle se réfère ce décret avait été abrogée.

(7) Par exemple : le ministère du Travail et de la Sécurité sociale prend et publie au Journal Officiel, deux fois par an depuis 1993 et jusqu’à ce jour, un arrêté ministériel renouvelant la fermeture des locaux et la suspension des activités des syndicats islamiques de travail dans tous les secteurs d’ activité. Il n’est pas le seul à protéger ce monopole exorbitant. C’est ainsi que lors d’un litige entre deux syndicats, le SNAPAP et l’UGTA, le ministre de l’Intérieur ordonne au wali de prendre partie en faveur de ce dernier le 21 mars 2001, par un télégramme n° 104, selon un communiqué du SNAPAP.

(8) Il existe actuellement 180 Conventions de l’OIT, dont huit sont considérées comme fondamentales et quatre autres sont qualifiées de prioritaires. L’Algérie a ratifié un nombre important de conventions OIT, aussi bien celles dites «fondamentales» que celles appelées «prioritaires».

(9) Ce système se compose de :

a) Comité de la liberté syndicale qui est un Comité tripartite du Conseil d’ administration, établi en 1951, pour examiner trois fois par an les plaintes émanant des gouvernements et des organisations de travailleurs et d’ employeurs contre des Etats membres de l’OIT ne respectant pas les principes de base de la liberté syndicale, même s’ils n’ont pas ratifié les conventions sur la liberté syndicale;

b) Commission d’investigation et de conciliation en matière de liberté syndicale, composée de neuf personnalités indépendantes nommées par le Conseil d’administration et fonctionnant par groupes de trois membres, a été créée avec l’accord du Conseil économique et social des Nations unies, en 1950, pour examiner les plaintes en violation des droits syndicaux que le Conseil d’administration du BIT lui renvoie contre des pays qui ont ou non ratifié les conventions sur la liberté syndicale, et qui sont ou ne sont pas membres de l’OIT. Cette Commission examine aussi les plaintes transmises par l’ONU lorsque les pays mis en cause y consentent.