Un pouvoir en crise ne peut générer que des crises

Un pouvoir en crise ne peut générer que des crises

Par Abed Charef, Le Quotidien d’Oran, 4 décembre 2003

Les crises s’accumulent et le pouvoir adopte toujours la même attitude: ne pas les résoudre, quand il ne les aggrave pas.

La crise de l’enseignement secondaire a confirmé une des grandes constantes du pouvoir algérien: payer le prix fort pour tenter de résoudre des crises qu’il n’a su ni prévoir, ni éviter, sans pour autant arriver à trouver des solutions.

Pour faire face à la grève des professeurs du secondaire, le gouvernement a d’abord fait subir au pays une crise supplémentaire dont il n’avait pas besoin. Il a ensuite fait rater à un million d’élèves deux mois de scolarité, dont ils garderont les séquelles toute leur vie; ceci au cas où il ne les emmène pas tout simplement vers une année blanche. Il a enfin accepté de débourser près de 300 millions de dinars par mois en faveur des enseignants, reconnaissant par là même que cette corporation était lésée sur le plan salarial.

Tout ceci pour en arriver où? A la poursuite de la crise! A la relancer au moment où elle était sur le point de connaître son épilogue. Une crise qui a développé un nouvel engrenage, qui échappe désormais aux enseignants et au gouvernement, ce qui a fait dire à un homme politique que la grève des lycées s’est «ârouchisée».

On ne peut, dès lors, éviter de se poser des questions troublantes, auxquelles le gouvernement, de son côté, ne peut éviter indéfiniment de répondre. Pourquoi faire payer aux élèves et au pays un tel prix pour rien? Pourquoi refuser de discuter avec un syndicat alors qu’il a prouvé, non seulement sa solide présence sur le terrain, mais aussi la justesse de ses revendications? Pourquoi créer un nouveau terrain de confrontation dans un domaine où la confiance est une vertu première?

Car même si la grève prend fin, l’école algérienne subira pendant longtemps les conséquences de cette incompétence scandaleuse du gouvernement. En plus du préjudice porté aux élèves, il y a ce mépris affiché envers les professeurs qui fera que plus jamais ce pouvoir ne pourra bénéficier de la considération des enseignants. Comment le pourrait-il alors qu’il a officiellement décidé, en conseil de gouvernement, de remplacer des professeurs formés pour ce métier par des jeunes chômeurs? Comment effacer pareille injure subie par les enseignants? A moins que le pouvoir ne considère l’école comme une simple formalité par laquelle doit passer tout Algérien avant d’atteindre la majorité, une sorte de garderie, et non comme un lieu d’acquisition du savoir.

Pourtant, à y regarder de plus près, le pouvoir n’en est pas à sa première expérience dans cette démarche absurde consistant à payer le prix le plus élevé sans arriver à résoudre un problème.

La contestation des «ârouch» en avait déjà donné un très bel exemple. Dans cette crise, le pouvoir a accepté de constitutionnaliser le tamazight et de faire évacuer la gendarmerie de toute une région d’Algérie. Il a ensuite reconnu son incapacité à organiser des élections locales dans cette région, qu’il a laissée en situation de non-gestion, avant que le chef du gouvernement Ahmed Ouyahia n’en vienne finalement à supplier les «ârouch» de venir discuter pour appliquer la plate-forme d’El-Kseur. Et rien n’indique qu’au bout du compte, la crise sera réglée, alors que la Kabylie a payé un prix très élevé, avec d’abord les morts, les destructions et la haine, ensuite avec une situation de vacance totale d’une autorité légitime reconnue comme telle.

Ces crises de l’enseignement et de la contestation en Kabylie sont les plus visibles. Mais il y en a d’autres, moins spectaculaires, dont l’accumulation peut s’avérer encore plus terrible. Durant l’été 2002, les autorités s’étaient rendues compte, du jour au lendemain, qu’Alger risquait d’être totalement privée d’eau potable. Un programme fut décidé dans l’urgence, engloutissant des milliards de dinars dans le raccordement de barrages et le lancement de stations de dessalement. Personne n’est en mesure de dire aujourd’hui, et d’assumer publiquement, le coût de cette opération, ni d’en faire le bilan. Les Algériens peuvent-ils pour autant espérer avoir des quantités décentes d’eau potable, distribuées selon des normes admises? La réponse est évidemment négative.

Cette méthode qui consiste à aggraver la situation du pays en tentant de régler les crises, provoque la perplexité des analystes. S’agit-il d’un mode de gestion inconnu, inventé en Algérie? La stratégie du pourrissement est-elle un mode de gestion officiel des affaires du pays? La répétition des crises, et la réponse du pouvoir, toujours la même, le laisse penser. Ce qui pousse nombre d’analystes à penser que le pouvoir entretient délibérément la crise, en vue d’atteindre quelque objectif obscur, vaguement défini sous la formule de préservation de ses intérêts.

Mais personne n’est en mesure de définir ces intérêts, encore moins de dire qui en bénéficie. Que gagne Benbouzid dans la crise de l’enseignement secondaire, sinon de se déconsidérer définitivement, alors qu’il aurait pu éviter la grève en accordant aux enseignants la moitié des augmentations finalement consenties, pour peu qu’il ait pris sa décision à temps, et accepté de discuter avec les vrais représentants des enseignants, non avec une des sous-directions du pouvoir que constitue la FNTE, elle-même simple branche d’une des annexes du pouvoir qu’est devenue l’UGTA?

Non. Visiblement, cette thèse du complot, qui consiste à accorder au pouvoir une capacité à entretenir les crises, ne tient plus la route. Un pouvoir ne peut exister, justifier son existence par la simple nécessité d’entretenir la crise. Il faut explorer d’autres pistes, chercher d’autres hypothèses.

Comme l’incompétence. Les responsables à différents niveaux, y compris dans les fonctions les plus élevées, ne sont plus nommés pour leur mérite, ou leur savoir-faire, mais pour leur degré d’allégeance et leur capacité à s’adapter, pour ne pas dire leur capacité à trahir. Ils n’accèdent pas à des postes de responsabilité pour appliquer un programme, qu’ils ont au préalable présenté et défendu devant le peuple, mais pour se plier aux injonctions.

Mais là encore, se pose une autre question: les injonctions de qui? Qui donne les directives? Qui a suggéré ou ordonné à Benbouzid d’envisager le licenciement de dizaines de milliers de professeurs du secondaire? Qui l’a convaincu de se présenter à la télévision pour dire à des millions d’Algériens, sans honte aucune et avec autant de conviction, qu’un jeune chômeur, même sorti de l’université, est capable de remplacer au pied levé un professeur?

On se rend alors compte que ces questions, non seulement n’ont pas de réponse, mais en amènent d’autres, qu’on ne peut éluder indéfiniment: qui dirige l’Algérie ? Abdelaziz Bouteflika? Mohamed Lamari? Ahmed Ouyahia? Toufik Mediène? George Bush? Quels sont les centres de pouvoir, et à quelle logique obéissent-ils?

La théorie des clans a longtemps servi de réponse. Elle doit peut-être être actualisée, car elle ne suffit plus. Les bouleversements qu’a connus le pays, avec l’aggravation de la crise, a provoqué un émiettement du pouvoir entre de multiples centres qui ne sont plus en mesure de s’entendre. Alors, ils se neutralisent. Et, au passage, ils détruisent les institutions, les valeurs politiques et morales, les normes de gestion de la société.

Aucun de ces clans ne détient une légitimité suffisante pour imposer sa logique et donner une cohérence à l’action du pouvoir, ce qui donne cette impression de vacance de pouvoir et d’absence d’autorité. Mais chacun de ses clans a suffisamment de capacité de nuisance pour empêcher les autres de s’approprier la décision.

Le résultat est terrifiant: chacun tire de son côté, n’importe comment, en épiant les autres, à l’image de ces rapaces rassemblés autour d’une proie, en se battant parfois avec leurs semblables, en cohabitant avec eux le reste du temps, en s’alliant toujours contre ceux qui ne font pas partie de leur monde.

Un jeune lycéen aspirant à acquérir un peu de savoir n’a évidemment pas droit de cité dans ce monde là. Il n’a aucune importance. Il n’a pas d’existence. Il peut rater deux mois de scolarité, ou aller à une année blanche. Il ne compte pas sur l’échiquier. Son sort, et celui de toute l’Algérie, sont liés à cette évidence: un pouvoir en crise ne peut générer que des crises.

Dès lors, une seule question paraît importante aujourd’hui: comment faire en sorte que ce lycéen puisse exister à partir d’avril prochain et que ce système s’en aille, pour laisser la place à un autre, qui offre une place à tous les Algériens, et d’abord aux lycéens?