Politique et sécurité internationales au XXe siècle

Politique et sécurité internationales au XXe siècle

El Watan, 9 juillet 2016

Si l’on devait définir, en un seul mot, la situation internationale d’aujourd’hui, c’est sans doute le terme « chaotique » qui viendrait à l’esprit en premier lieu. Et si l’on devait accoler à cette évolution dramatique une date marquante depuis le début de ce siècle, ce serait tout aussi naturellement que l’on choisirait le « 11 septembre 2001 ».

En partant de ces postulats, nous tenterons dans les lignes qui suivent de démontrer le bien-fondé de la relation de cause à effet existant entre ces deux termes de l‘équation géopolitique contemporaine.

Dans le discours qu’il a prononcé devant l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies en septembre 2003, le Secrétaire général de l’ONU de l’époque, M. Kofi Annan, avait averti les États membres que l’Organisation était à la croisée des chemins. L’ONU, avait-il affirmé, « pouvait ou relever le défi et faire face aux nouvelles menaces ou alors courir le risque d’être de plus en plus marginalisée face à la montée de la discorde entre les États et à l’avènement de l’unilatéralisme ».

Souvenons-nous : nous étions alors en pleine guerre d’Irak ou « troisième guerre du Golfe », commencée officiellement le 20 mars 2003 par la coalition menée par les États-Unis. Cette guerre avait notoirement inauguré l’ère de la mise en œuvre du concept de « guerre préventive » développé par l’administration américaine de G. W. Bush pour parer à la menace des armes de destruction massive dont cette dernière affirmait, à tort comme vient de le confirmer -s’il en était encore besoin- la Commission Chilcot[2], détenir la preuve dans un rapport présenté au Conseil de sécurité de l’ONU le 12 septembre 2002 par le Secrétaire d’Etat Colin Powell.

C’est cette conjoncture particulière qui avait amené Kofi Annan à créer le « Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement » dans le but de susciter de nouvelles idées sur le type de politiques et d’institutions dont une ONU efficace aurait besoin au XXIe siècle.

Dans son rapport[3] d’une centaine de pages, présenté par K. Annan en 2004, sous le titre « Un monde plus sûr : notre affaire à tous », le Groupe proposa une approche nouvelle et ambitieuse de la sécurité collective pour le XXIe siècle, une approche conçue pour un monde aux prises avec des menaces nouvelles et changeantes qu’il était difficile d’entrevoir lorsque l’ONU fut créée en 1945, comme par exemple le terrorisme nucléaire ou l’effondrement de l’Etat sous les effets conjugués de la pauvreté, des pandémies et de la guerre civile.

Pour les rédacteurs de ce rapport, le monde doit se préoccuper de six types de menaces, à savoir :

• La guerre entre États;

• La violence à l’intérieur des États (guerres civiles, violations massives des droits de l’homme, génocide, etc.);

• La pauvreté, les maladies infectieuses et la dégradation de l’environnement;

• Les armes nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques (NRBC ou CBRN en anglais);

• Le terrorisme; et

• La criminalité transnationale organisée.

Pour faire face à ces menaces, nous nous devons, dit le rapport, « d’accorder la priorité à la prévention car laisser les menaces qui couvent se préciser ou permettre aux menaces existantes de se propager, c’est courir à la catastrophe. Le développement doit être la première ligne de défense d’un système de sécurité collective fondé sur la prévention ». Il faudra par conséquent lutter contre la pauvreté et les pandémies; prévenir la guerre à l’intérieur des Etats et entre Etats notamment à travers la diplomatie préventive et la médiation ; empêcher la prolifération et l’emploi des armes nucléaires au moyen surtout du respect par les États des engagements souscrits en vertu de traités et d’accords internationaux dont en particulier le TNP ; adapter constamment la lutte contre le terrorisme aux moyens et formes changeants de celui-ci et intensifier la lutte contre la criminalité transnationale organisée dont se servent de plus en plus les terroristes pour acquérir et transférer de l’argent et des armes et pour déplacer des hommes et du matériel dans le monde.

Lorsque la prévention ne suffit pas, il faut parfois recourir à la force, précise le rapport, souscrivant ainsi au principe nouveau de l’obligation de protéger les populations civiles contre la violence, responsabilité qui incombe au premier chef aux autorités de chaque pays. Mais quand l’Etat en question faillit à cette obligation, « la communauté internationale a, quant à elle, le devoir d’intervenir, au besoin par la force, mais seulement en dernier recours ». Dans ce dernier cas de figure la communauté internationale doit clairement s’engager à reconstruire les sociétés en ruine.

Le rapport insiste à ce sujet sur la nécessité d’augmenter les effectifs et renforcer les moyens des troupes de l’ONU déployées dans le monde, tant pour maintenir la paix que pour la rétablir et la consolider.

Convaincu par ailleurs que les institutions actuelles de l’ONU doivent fonctionner de meilleure manière, le Groupe recommande de revitaliser l’Assemblée générale et le Conseil Economique et Social, de redonner sa crédibilité à la Commission des Droits de l’Homme (remplacée depuis 2006 par le Conseil des Droits de l’Homme) et d’améliorer la crédibilité et l’efficacité du Conseil de Sécurité en le rendant plus représentatif. Il est également recommandé la création de nouvelles institutions, comme par exemple une Commission de consolidation de la paix s’intéressant spécialement aux pays sortant d’un conflit. De même qu’il est recommandé de renforcer le rôle essentiel du Secrétaire Général de l’ONU dans le domaine de la paix et de la sécurité et d’améliorer la collaboration avec les organisations régionales.

Qu’est-il advenu dans le monde depuis la parution de cet important document quelque peu tombé dans les oubliettes de l’Histoire, comme tant d’autres documents de l’ONU au demeurant? Des événements majeurs ont émaillé cette Histoire, des évènements qui-hormis de rares réalisations heureuses comme la conclusion de l’accord sur les changements climatiques de la Cop 21 à Paris ou de celui sur le dossier du nucléaire iranien à Vienne- ont tous contribué à l’aggravation des tensions internationales.

Il y eut ainsi, entre autres, les bourbiers afghan et irakien avec leur lot vertigineux de morts et de destructions, sans pour autant connaître leur dénouement à ce jour. Il y eut ensuite la crise financière de 2007/2008, qui n’est pas sans lien d’ailleurs avec les mésaventures militaires occidentales dans les deux pays précités et qui se poursuit, elle aussi, à ce jour dans le monde entier. Il y eut aussi, à la même période, l’éclatement de la crise géorgienne marquant le retour de la Russie sur la scène internationale après une brève éclipse due à la dislocation de l’empire soviétique, un retour confirmé par la suite à la faveur des crises ukrainienne et syrienne en particulier. Il y eut également les changements tectoniques engendrés par les « printemps arabes » qui se sont vite transformés en un hiver particulièrement sanglant et destructeur n’épargnant ni les régimes républicains ni les régimes monarchiques et enfantant ensuite le casse-tête de Daech au Moyen-Orient et ailleurs, ce qui a eu pour effet de décupler les conséquences tragiques du terrorisme transnational sur la stabilité des Etats et leur développement socio- économique, sur la crise majeure des réfugiés, des demandeurs d’asile et de l’immigration en général dans nombre de régions du monde.

Cette crise a singulièrement affecté les Etats du Moyen-Orient et d’Afrique du nord ainsi que le continent européen où, tout récemment, l’Union européenne -ce regroupement régional que l’on a l’habitude de présenter comme le modèle d’intégration le plus accompli- connut une défection de taille à la suite du référendum britannique communément appelé « Brexit » et qui, selon toute vraisemblance, aura un effet domino sous la forme d’autres « exits ». Du coup, « Le petit coin de paradis », titre donné par Alain Minc à son livre paru en 2011 pour caractériser la quasi-perfection du « modèle européen » est peut être en train de se transformer en terre d’incertitudes et d’inquiétudes. Ce qui fit dire à Donald Tusk, Président du Conseil européen, à la veille de la consultation référendaire britannique, qu’un éventuel vote négatif constituerait « un début de destruction non seulement de l’Union européenne, mais aussi de la civilisation politique européenne dans son intégralité »[4].

Avec le recul du temps, l’attitude du général de Gaulle n’en apparaît que plus visionnaire, lui qui s’opposa à l’intégration du Royaume-Uni dans la Communauté Economique Européenne en 1967 car y voyant le prélude à « la création d’une zone de libre-échange de l’Europe occidentale en attendant la zone atlantique, laquelle ôterait à notre continent sa propre personnalité »[5].

C’est du reste l’opinion de Serge Halimi qui, dans une tribune publiée récemment dans le Monde diplomatique, assène : « Projet d’élites intellectuelles né dans un monde clivé par la guerre froide, l’Union a raté il y a un quart de siècle l’une des grandes bifurcations de l’histoire, un autre possible. La chute de l’URSS offrait au Vieux Continent l’occasion de refonder un projet susceptible de satisfaire l’aspiration des populations à la justice sociale et à la paix. Encore aurait-il fallu ne pas craindre de défaire et de reconstruire l’architecture bureaucratique érigée subrepticement à coté des nations, changer le moteur libre-échangiste de cette machine. L’Union eut alors opposé au triomphe de la concurrence planétaire un modèle de coopération régionale, de protection sociale, d’intégration par le haut des populations de l’ex-bloc de l’Est. Mais au lieu d’une communauté, elle a créé un grand marché (…) sans âme et sans autre volonté que celle de complaire aux plus aisées et aux mieux connectées des places financières et des grandes métropoles »[6].

C’est en somme à une singulière accélération de l’Histoire que nous assistons depuis l’effondrement des tours jumelles à New York en septembre 2001 ; une accélération qui donne le tournis même aux esprits les plus clairvoyants. Assurément, il importe aux citoyens du monde que nous sommes, et plus particulièrement dans le monde musulman aujourd’hui agité par des convulsions multiformes sans précédent, de s’aider de repères et de clés pour tenter de déchiffrer cette réalité internationale de plus en plus confuse et complexe. Pour ce faire, nous posons comme hypothèses que:

1- La fin de la guerre froide a eu pour effet de rendre plus évidentes deux réalités internationales majeures: la consécration de la position des États-Unis d’Amérique comme puissance mondiale dominante en raison de leur poids militaire, politique, économique et technologique; et le déplacement du centre de gravité économique et commercial mondial du Vieux Continent vers la région Asie-Pacifique sous l’effet, principalement, du développement prodigieux réalisé en peu de temps par le dragon chinois. En dépit de leur déclin relatif précipité par la crise économique et financière des années 2007/2008, les États-Unis, étant précisément une nation à la fois atlantique et pacifique, continueront de jouer un rôle de premier ordre durant le XXIe siècle.

2- Les vicissitudes du “Printemps arabe”, les manœuvres politico-militaires en Mer de Chine orientale et méridionale et les développements de la crise ukrainienne, pour ne citer que ces évènements récents majeurs, loin de constituer des épiphénomènes d’une actualité mouvementée, sont en fait les manifestations les plus parlantes d’un bouleversement géostratégique dans un monde globalisé entrant dans une phase de recomposition accélérée. Cette recomposition, qui prend petit à petit la forme d’un monde multipolaire, n’est évidemment pas du goût des tenants de la perpétuation de la domination occidentale du monde, plus que jamais symbolisée par la puissance de l’Oncle Sam.

3- L’histoire du XXIe siècle, en particulier durant sa première moitié, semble devoir tourner autour de deux luttes contradictoires. La première consistera en des velléités de constitution par des puissances secondaires de coalitions pour essayer de contenir l’hégémonisme des Etats-Unis. La seconde se traduira par des actions préventives de la part de ce pays visant à empêcher la formation de telles coalitions susceptibles de mettre en danger ses intérêts stratégiques dans le monde.

4- Quels qu’en fussent les véritables commanditaires et leurs mobiles réels, les attaques du 11 septembre 2001 ont fourni l’occasion idéale aux Etats-Unis et, accessoirement, à leurs alliés européens de mettre en œuvre leur stratégie de domination dans le monde musulman. Celui-ci, malgré son asthénie actuelle, est toujours considéré comme un adversaire potentiel qu’il convient de diviser et d’affaiblir continuellement, tout en exploitant ses importantes ressources naturelles, notamment énergétiques. Ainsi, depuis les invasions de l’Afghanistan en 2001 et de l’Irak en 2003, un nouveau “Sykes-Picot” semble se mettre en place dans la région. Mais alors que les accords secrets franco-britanniques de 1916 visaient à «faciliter la création d’un Etat ou d’une Confédération d’Etats arabes», le processus en cours aujourd’hui a pour objectif de démanteler les Etats existants, notamment en y suscitant ou approfondissant les clivages ethno-religieux. Cette nouvelle stratégie de “désintégration massive” permettrait aux Etats-Unis, leader actuel du monde occidental, de réaliser un triple objectif : garantir la préservation de leurs propres intérêts stratégiques dans la région ; renforcer la position de leur allié israélien et assurer par là même la prolongation de sa survie en tant qu’Etat juif; et réorienter l’essentiel de leurs efforts et de leurs moyens vers la région du monde la plus importante : l’Asie-Pacifique.

Pendant ce temps, « que fait la ‘communauté internationale’ ? Confrontés que nous sommes au spectacle chaotique du monde qui aggrave la confusion des idées, cette question lancinante vient naturellement à l’esprit. Réponse : rien, ou si peu ». C’est l’avis formulé par Hubert Védrine dans son dernier livre publié en mars 2016 sous le titre « Le monde au défi »[7]. Cette personnalité respectée qui a dirigé le Quai d’Orsay pendant cinq ans estime que la « communauté internationale est un objectif, pas encore une réalité. Et ni le marché global ni les idéaux de l’ONU dont on a célébré le 70ème anniversaire de la création en septembre 2015 n’ont pu fonder cette communauté ».

Et « n’existe-t-il donc pas d’éléments constitutifs d’une communauté internationale ? » se demande Védrine. « Si, bien sûr » répond-il « à commencer par la Charte des Nations Unies adoptée le 26 juin 1945 par les 52 pays fondateurs et qui traduisait la volonté d’empêcher que ne se produisent les immenses tragédies du XXe siècle, ces presque trente années de guerre mondiale entre 1914 et 1945, avec leur cortège de morts, entre 70 et 90 millions, selon les estimations ». Dans un livre paru en 2015 sous les plumes de Noam Chomsky et André Vlcheck sous le titre choquant « l’Occident terroriste, d’Hiroshima à la guerre des drones »[8], la comptabilité macabre se complète par la précision que « depuis la Seconde Guerre mondiale, le colonialisme et le néocolonialisme ont causé la mort de 50 à 55 millions de personnes », le plus souvent au nom de « nobles idéaux » comme la liberté et la démocratie. A cela s’ajoutent « des centaines de millions de victimes indirectes qui ont péri de la misère, en silence ». Pourtant, l’Occident parvient à s’en tirer en toute impunité et à entretenir, aux yeux du reste du monde, le mystère voulant qu’il soit investi de quelque mission morale ».

Tentant d’expliquer cette évolution vers le chaos actuel, Hubert Védrine soutient que « pendant la Guerre froide, le monde était sous contrôle par la dissuasion mutuelle, puis à partir de l’ère Kissinger, par les négociations de désarmement SALT et START. Il ne l’a guère été depuis que les Occidentaux, ayant « gagné » la Guerre froide, ont cru pouvoir négliger la Russie. Peut-être somme-nous aujourd’hui vexés que rien ne se passe comme nous l’espérions, heurtés dans notre conviction bien ancrée que c’était à nous qu’il revenait d’organiser le monde sur la base de notre universalisme auto-décrété, toujours prêts à sermonner,sanctionner, nous ingérer ou nous projeter sur le monde ».

En analyste réaliste et, somme toute, objectif et honnête, Védrine tire la conclusion, de plus en plus évidente aujourd’hui, que « l’actualité contredit chaque jour, et sans ménagement, nos attentes, ce qui a de quoi nous déboussoler et nous inquiéter (…) Et là, ce sont d’autre forces immenses- nationalisme à l’ancienne, russe, chinois ou indien, et maintenant à nouveau japonais, mais aussi israélien et arabe- extrémistes, religieuses, de nouvelles organisations criminelles mondialisées qui refaçonnent notre monde en s’opposant à nous ou en nous ignorant ».

Les Occidentaux qui « pendant trois ou quatre siècles d’européisation- occidentalisation du monde, se sont arrogéle monopolede la narration du monde, de dénomination de la réalité et de la hiérarchie des valeurs » voient aujourd’hui ce monopole leur filer entre les doigts progressivement, inexorablement, mais ils ne s’y résolvent toujours pas. Du coup, « Ils font désormais les frais de ce dangereux retard d’anticipation, de manque d’adaptation et de réactivité ».

Notre tentation est grande d’opposer à ce « retard d’anticipation » une vision bien en avance sur son temps, décrite par un penseur hors pair dans l’introduction de l’un de ses nombreux livres : « notre génération est en présence de problèmes qui sont demeurés réfractaires à un demi-siècle de politique et à deux guerres mondiales. Dans les deux voies, il faut le constater, l’échec a été retentissant (…) En fait, la morale du demi-siècle, c’est qu’une politique inefficace parce qu’immorale conduit fatalement à une guerre immorale, et par conséquent inefficace, qui débouche de nouveau sur une politique qui a trouvé son meilleur interprète en Talleyrand pour qui la « faute » importait plus que « le crime ». La crise dans laquelle se débat encore le monde tient au fait qu’on ne semble pas, en dehors de la voie qui conduit à une impasse, trouver d’autre voie que celle qui mène à une autre (…). Il est incontestable que depuis deux siècles, le monde a vécu sous l’empire moral et politique de l’Europe. Les problèmes auxquels ni la politique, ni les guerres d’un demi-siècle n’ont pu apporter de solutions efficaces résultent de cette haute direction européenne sur les affaires humaines. Le foyer de la crise se trouve dans la conscience européenne elle-même. Il se situe dans son rapport avec le drame humain (…) Le regard de l’Occident commence à entrevoir, cependant, des forces extra-européennes dans le jeu de l’Histoire (…) Il n’est plus possible de gouverner le monde avec une science moderne qui projette l’humanité dans l’âge atomique et une conscience médiévale qui prétend la maintenir dans les structures particulières qui ont engendré la colonisabilité et le colonialisme. L’impossibilité rend une mutation nécessaire, un nouveau bond du yin au yan (…) Ce passage, conditionné par les données techniques et morales du XXe siècle constitue probablement le problème capital de l’heure ».

Cette prémonition date du 6 novembre 1956 ; elle est l’œuvre de Malek Bennabi dans son livre stupéfiant de perspicacité et de clairvoyance « l’Afro-Asiatisme »[9].

Pour Emmanuel Todd qui s’intéresse aux évènements historiques étudiés sous l’optique de l’Ecole française de la longue durée, celle de Fernand Braudel en particulier, « ce qui se passe actuellement, dans le contexte de la globalisation, ce n’est pas seulement que les cultures nationales résistent, mais que le stress et les souffrances de la globalisation conduisent les sociétés, non pas à s’ouvrir plus et à converger, mais au contraire, à trouver en elles-mêmes, dans leurs traditions et leurs fondements anthropologiques, la force de s’adapter et de se reconstruire. C’est ce que j’observe, et ce, bien au-delà du contexte européen »[10].

Signalons que cette dynamique avait déjà fait l’objet d’une réflexion prospective percutante de la part d’Ignacio Ramonet[11]. En effet, réfutant d’emblée les deux théories générales proposées pour expliquer le sens de l’évolution de la politique de la fin du siècle passé, celle de la « fin de l’histoire » de Francis Fukuyama et celle du « choc des civilisations » de Samuel Huntington, qui avaient vite montré leurs faiblesses et leurs carences devant la complexité de la chaotique situation contemporaine, Ramonet avance « deux principales dynamiques qui sont à l’œuvre sur le plan strictement géopolitique, celle de la fission d’un côté et de fusion de l’autre ». La première -par sa puissance de rupture, de fracture, de cassure- est perceptible sur l’ensemble de la planète; elle pousse, partout, des communautés (au sens ethnique) à réclamer un statut politique de souveraineté, quitte à briser les structures de l’Etat-nation » y compris « des États de l’Ouest européen où les poussées séparatistes se multiplient avec plus ou moins d’intensité et de violence ». Et en vertu de la seconde, « avec une énergie comparable, partout dans le monde, des États tendent à s’associer, à se rapprocher, à s’intégrer dans des espaces économiques, commerciaux, voire politiques. L’exemple de la fusion le plus fort est, bien entendu, celui de l’Union européenne qui voit des États riverains, longtemps considérés comme les pires ennemis les uns des autres, converger et envisager une union politique ». Si les fusions se multiplient au nom de la mondialisation, ajoute-t-il, « ne va-t-on pas vers la prolifération d’un autre type de fission, sociale cette fois, que certains qualifient de ‘fracture’ ? »[12].

Dans le sillage de cette réflexion, Emmanuel Todd estime que dans le contexte européen, c’est à la construction d’une « Europe des nations » qu’il va falloir s’atteler désormais. Cette problématique du recentrage sur un idéal national, explique-t-il, s’était imposée d’abord à l’Allemagne en 1990 dans le cadre de son processus de réunification hâté par la chute du Mur de Berlin. Elle a ensuite gagné la Russie qui, après une quinzaine d’années de souffrances, se retrouve « en situation économique, technologique et militaire de ne plus avoir peur des Etats-Unis, ce l’on a pu constater, par étapes, en Géorgie, en Crimée, puis en Syrie. On en est arrivé à une situation où les armées occidentales qui veulent survoler la Syrie doivent demander l’autorisation aux Russes ». Elle touche aujourd’hui, de plein fouet, le Royaume-Uni et devrait, dans une quatrième étape, signer le réveil de la France. Todd est d’avis que le « Brexit » sonne le glas de la notion de système occidental, que « tous les réalignements sont désormais possibles. C’est la vraie fin de la Guerre froide »[13].

Pendant que sur l’échiquier international les grandes puissances s’affairent de la sorte à refaçonner les contours du monde de demain et que l’occupant israélien continue à construire des colonies de peuplement en Palestine et de nouvelles alliances dans le monde et notamment en Afrique subsaharienne[14], que se passe-t-il dans le monde arabo-musulman ?

Cette région immense et riche dont la situation géographique stratégique et les frontières dessinent en fait un véritable continent, « le continent intermédiaire » selon la formule de Napoléon Bonaparte, comme le rappelait Malek Bennabi en considérant qu’il « est désigné pour être le pont entre les races et les cultures, un élément de cristallisation, un élément essentiel de catalyse dans la synthèse d’une civilisation afro-asiatique aujourd’hui, d’une civilisation universelle demain » s’apparente, tout au contraire, surtout depuis la fin de l’année 2010, à une « banquise (qui) cède sous le poids de bien des phénomènes »[15]. Parce que nombre des pays qui le composent, surtout dans sa portion arabe, n’ont pas encore réussi à réunir les conditions susceptibles de le débarrasser de sa colonisabilité et de le faire sortir de son sous-développement, le monde arabo-musulman demeure mal relié à la mondialisation et subit toujours le diktat et la duplicité des véritables acteurs du réordonnancement du monde qui vient.

Dans l’état de « guerre civile »[16] qui est le sien aujourd’hui, il en est plutôt réduit à compter, au quotidien, ses dizaines de morts en Afghanistan, en Irak, en Syrie, au Yémen, en Libye et même, summum de la folie meurtrière, à quelques encablures du deuxième lieu saint de l’Islam, la mosquée du Prophète Mohammed à Médine en Arabie Saoudite[17] !

Malek Bennabi en avait pourtant prévenu les musulmans, il y a de cela plus de soixante ans, lorsqu’il écrivait « Le monde musulman est à l’instant angoissant de la nébuleuse où les éléments ne sont pas encore intégrés à un ordre régi par des lois définies. La nébuleuse peut engendrer l’ordre islamique ou un immense chaos où sombreront toutes les valeurs que le Coran avait apportées au monde. Mais le Coran est encore appelé à répéter son miracle…s’il plait à Dieu ».

A quand donc l’accomplissement du « testament » laissé par Bennabi en 1972, une année à peine avant son décès, et qui, souhaitait-il ardemment, permettrait de « sauver le musulman de sa stagnation et l’homme civilisé de son dédain » afin que tous deux puissent valablement contribuer à l’avènement, désormais salutaire et inexorable, d’une « civilisation universelle » ?

Par Amir NOUR
Chercheur algérien en relations internationales, auteur notamment du livre « L’Orient et l’occident à l’heure d’un nouveau ‘Sykes-Picot’ », paru en septembre 2014 et traduit en arabe en mai 2016 sous le titre :

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Les deux ouvrages ont été publiés aux éditions Alem El Afkar, Alger.

[2]Commission d’enquête britannique présidée par Sir John Chilcot, établie officiellement le 30 juillet 2009 pour enquêter sur les tenants et les aboutissants de l’intervention du Royaume-Uni en Irak (ses investigations portent sur la période s’étalant entre 2001 et juillet 2009). Pour plus de détails à ce sujet, consulter le site web de la Commission : http://www.iraqinquiry.org.uk/

[3]Document accessible à l’adresse électronique suivante :

https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N04/602/32//PDF/N0460232.pdf?openElement

[4]Cité par BBC world, “Donald Tusk: Brexit could destroy Western political civilization”, 13 juin 2016:

www.bbc.com/news/uk-politics-eu-referendum-36515680, 13 juin 2016.

[5]In revue Geopolis, “Avant le Brexit, le non de de Gaulle au “Bentry”, entrée de Londres dans l’Europe”, 23 juin 2016.

[6]Serge Halimi, “Une Europe à refaire”, le Monde diplomatique, No. 748 – juillet 2016.

[7]Hubert Védrine, « Le monde au défi », éditions Fayard, mars 2016.

[8]Noam Chomsky et André Vltchek, « l’Occident terroriste, d’Hiroshima à la guerre des drones », éditions Ecosociété, mai 2015.

[9]Malek Bennabi, «L’Afro-Asiatisme, conclusions sur la Conférence de Bandoeng», Le Caire, Imprimerie Misr S.A.E, 1956.

[10]Emmanuel Todd, « L’étape numéro 4, après le réveil de l’Allemagne, de la Russie, et du Royaume-Uni, doit être le réveil de la France. Suivre les Anglais est conforme à notre tradition révolutionnaire », Atlantico, 3 juillet 2016.

[11]Ignacio Ramonet, « La planète des désordres », Manière de voir, No. 33, février 1997.

[12]L’expression « fracture sociale », parfois attribuée à tort à Emmanuel Todd, a en réalité été forgée par le philosophe et sociologue français Marcel Gauchet en 1985 dans le livre « Le désenchantement du monde », collection Bibliothèque des Sciences humaines, Gallimard, avril 1985.

[13]E. Todd, op. cit.

[14]Qualifiée par B. Netanyahou d’ « historique », cette première visite d’un premier ministre israélien en Afrique subsaharienne « depuis des décennies » concerne l’Ouganda, le Kenya, le Rwanda et l’Ethiopie. Dans le discours prononcé par le Président Yoweri Museveni à cette occasion, les observateurs attentifs n’ont pas manqué de relever qu’il employait le nom de « Palestine » au lieu d’ «Israël » et que certaines radios isréliennes avaient «coupé » ces références répétées dans leurs retransmissions.

[15]Philippe Moreau-Defarges, »Les nouveaux désordres mondiaux », revue Diplomatie, No. 51, juillet-août 2011.

[16]L’expression est de Lord Lothian, citée dans le livre « Comment l’Occident a perdu le Moyen-Orient », édité chez Alem El Afkar, Alger, en avril 2014, et préfacé par l’auteur de ces lignes.

[17] Le 4 juillet 2016, à l’avant-dernier jour du ramadan et à l’approche de la fête de l’Aïd, trois « kamikazes musulmans ! » se sont fait exploser dans trois villes saoudiennes : Médine, Djeddah et Qatif.