Les magistrats, la corruption et le pouvoir

Les magistrats, la corruption et le pouvoir

El Watan, 30 décembre 2012

Si nous avons tenu à donner un aperçu succinct sur les blocages du parti unique et l’emprise du pouvoir sur le champ culturel de 1962 à 1988, c’est surtout pour mettre en valeur les acquis d’Octobre 1988, aussi bien sur le plan politique que dans le domaine de la culture et de l’information.

En effet, la question des droits de l’homme ne se pose pas seulement depuis la création des ligues, qui se sont constituées à partir de 1985. Les droits de l’homme puisent leurs sources dans la culture nationale ; les luttes contre le colonialisme ont consolidé chez le citoyen algérien son attachement à la liberté, à l’égalité, à la solidarité nationale, à l’idéal républicain… Mais si la Révolution algérienne a posé les fondements d’un Etat républicain reposant, notamment sur une école républicaine et une justice gardienne des lois de la République, la déliquescence d’un pouvoir corrompu et médiocre a mis en danger, à partir des années 1980, les institutions républicaines. La crise que vit le pays n’a d’égale que la gravité des méfaits commis par des barons d’un système politique corrompu.

Ce système a enfanté «un nouveau genre» de citoyens qui ne connaissent que le langage de la force et de la violence. Il ne s’agit pas de s’interroger sur le degré de violence des uns et des autres ; depuis octobre 1988, la presse nationale a suffisamment dévoilé les agissements des imams qui font des discours incendiaires dans les mosquées, et de certains enseignants qui donnent des cours religieux au lieu d’enseigner les mathématiques, la physique, l’histoire et la géographie… Aujourd’hui, il ne suffit pas de qualifier les terroristes de «mutants» ou de «monstres», de condamner la torture, de dénoncer le comportement d’un magistrat corrompu, et les agissements d’un recteur qui inscrit frauduleusement des non-bacheliers à l’université ou d’un directeur d’institut qui réintègre des étudiants exclus de l’université par un jury de professeurs.

Ce qu’il faut établir, c’est la relation qui existe entre la mafia politico-financière, la corruption, l’Islam politique, la désignation de «mercenaires de la culture» à la tête des instituts universitaires, la médiocrité de l’enseignement… et la violence que connaît le pays depuis les années 1990. Sur le plan économique, le dossier est connu. Les liens sont suffisamment établis entre les milieux des affaires et les anciens barons du système. La conjuration au pouvoir, ouvrage publié en 1993 aux éditions du Parti (!) par Mohamed Benyahia, un ancien officier de l’armée, va même jusqu’à donner des noms de certains hommes d’affaires manipulés par des dignitaires du régime durant les années 1960. Ces hommes d’affaires vont connaître une ère de prospérité à partir des années 1980.

Le secteur de l’éducation et de la culture a, pour sa part, été sous-estimé par le pouvoir politique. Le Premier ministre n’a-t-il pas déclaré, en novembre 1996, qu’il était prêt à fermer l’université ? N’étant pas un facteur d’enrichissement, ce secteur n’a pas été pris en charge par les milieux d’affaires, mais par les islamistes qui ont exploité la politique d’arabisation accélérée pour mieux s’implanter dans les écoles. C’est pourquoi la presse algérienne dénonce souvent le rôle de l’école fondamentale qui a enfanté des monstres. Ce qu’il faut relever surtout, c’est l’absence de volonté politique de réformer le système éducatif. L’université algérienne vit toujours à l’heure de la pensée unique.

A Alger, par exemple, il n’y a qu’une seule université des sciences sociales, alors qu’il en faudrait deux ou trois pour donner la possibilité aux étudiants de faire leur choix en fonction de la qualité de l’enseignement dispensé par les différents instituts. Pourquoi obliger un lycéen brillant à s’inscrire dans le seul institut des sciences politiques qui ouvre ses portes à des étudiants n’ayant même pas la moyenne au baccalauréat ? Pour l’instant, les universités algériennes forment des économistes, des psychologues, des journalistes… inaptes à travailler dans des banques, des hôpitaux ou dans la presse, parce que ces secteurs exigent souvent des cadres qualifiés et bilingues. Seuls l’administration, l’enseignement et la justice accueillent les étudiants arabophones.

Certains barons du pouvoir sont passés maîtres «dans l’art» de manipuler les fonctionnaires corrompus en les aidant à gravir rapidement les échelons de leur carrière administrative et en les protégeant contre d’éventuelles sanctions. Cependant, il faut dire que les magistrats de la cour de cassation signalent les dérives judiciaires, mais il arrive que les pressions du pouvoir politique s’exercent au niveau de la Cour suprême. Dans ce deuxième cas de figure, il suffit de noter les lettres ouvertes adressées par des citoyens au président de la République, au ministre de la Justice ou au médiateur de la République.

En 1993 et en 1994, des arrêts de la Cour suprême ont été dénoncés par voie de presse, parce que le code de procédure pénale ne prévoit en aucun cas la rétractation en matière pénale. Comment expliquer, par ailleurs, les multiples arrestations des directeurs d’entreprises économiques, dénoncées, en 1995, par l’Union nationale des employeurs publics (UNEP) ? La campagne anticorruption (!) menée contre les technocrates ressemble étrangement à celle menée par la cour des «règlements de comptes» durant les années 1980. La soumission de certains magistrats aux barons du système les rend «suffisamment forts» au point de bafouer la loi sans craindre les sanctions du Conseil supérieur de la magistrature.

On pourrait penser, comme de nombreux avocats et magistrats chevronnés, que la corruption touche surtout les magistrats qui sont entrés par effraction à l’université par la voie des dérogations. En fait, il y a un lien dialectique entre le magistrat corrompu, le ministre fonctionnaire, le recteur servile, l’étudiant médiocre… et la violence qui n’est que le résultat de cette anarchie générale. Des observateurs de la vie politique algérienne ont mis du temps à réaliser que le mal est profond. De nombreux «spécialistes» ont cherché les causes de la crise dans les fondements religieux de la société algérienne. Pourquoi dans ce cas la crise identitaire ne se manifeste pas avec autant de violence dans les autres pays arabes ? Pourquoi les Algériens, qui ont adopté l’Islam depuis quatorze siècles, ont-ils attendu les années 1990 pour manifester une telle violence ?

En fait, les courants politiques et religieux, qui essaient d’opposer l’Islam aux droits de l’homme veulent détourner les citoyens de la question fondamentale qui se pose depuis l’indépendance du pays, celle de la construction d’un Etat moderne, d’un Etat de droit où les partis politiques, les associations culturelles et religieuses ont leur mot à dire, parce que la société civile doit participer à la «définition de l’avenir commun de la collectivité». Il ne s’agit donc pas seulement d’une crise d’identité, comme veulent le faire croire les défenseurs «des constantes nationales» qui sont, en fait, opposés au progrès et aux mutations rapides de la société algérienne. Si on s’attaque avec autant de haine aux intellectuels et aux journalistes, ce n’est pas parce que ces derniers sont des «alliés du pouvoir», mais parce qu’ils véhiculent, dans leur grande majorité, des idées de progrès et cherchent à connaître la vérité. Ils essayent de comprendre, notamment, les véritables raisons de la crise en mettant au jour les failles d’un système qui a ruiné le pays et déstabilisé la société algérienne.

Si on multiplie les actes de violence, c’est justement pour bloquer le processus démocratique qui risque de dévoiler toutes les tares de l’ancien système. Avant 1988, la presse, comme l’ensemble des «sous-systèmes captifs», était censurée par de nombreux contrôleurs qui, du chef de rubrique au directeur et même au ministre évitaient de soulever des questions délicates risquant de déranger les gouvernants. Le bon fonctionnaire, c’est celui qui sait garder le silence. Il faut dire que ces pratiques ont été acquises pendant la guerre de libération.

Le colonel Lotfi, mort au combat en 1960, ne s’est pas trompé lorsqu’il a confié à Ferhat Abbas : «Notre Algérie va échouer entre les mains de colonels, autant dire des analphabètes. J’ai observé chez le plus grand nombre d’entre eux une tendance aux méthodes fascistes. Ils rêvent tous d’être ‘‘des sultans’’ au pouvoir absolu. Derrière leurs querelles, j’aperçois un grand danger pour l’Algérie indépendante. Ils n’ont aucune notion de la démocratie, de la liberté, de l’égalité entre les citoyens. Ils conserveront, du commandement qu’ils exercent, le goût du pouvoir et de l’autoritarisme.

Que deviendra l’Algérie entre leurs mains ?» La centralisation du pouvoir a abouti aux événements tragiques d’Octobre 1988, qui ont donné suite à de profonds bouleversements. La presse dite «indépendante» est, sans doute, l’un des plus grands acquis d’Octobre 1988. Cette presse n’hésite pas à soulever les dossiers brûlants et à rappeler à chaque anniversaire de l’assassinat du président Boudiaf que l’opinion publique attend toujours que la lumière soit faite sur l’assassinat d’un président qui a redonné confiance aux Algériens. Peut-on espérer après toutes ces souffrances que «le printemps ne sera que plus beau» ? L’état de siège a été levé le 22 février 2011.

Corruption, le mot d’ordre dans le secteur de la justice

Dans le secteur de la justice, la situation est dramatique ; ce secteur est pénalisé aussi bien par les pressions exercées par l’Exécutif que par l’arabisation trop rapide décidée avant même l’arabisation des sciences sociales à l’université et la corruption, il s’agit d’un secteur carrément gangrené. Certaines décisions de justice relèvent de l’invraisemblable, de l’absurde. Les magistrats disposent de trop de pouvoirs lorsqu’ils ont affaire à de simples citoyens, mais de très peu de pouvoirs lorsqu’ils ont affaire à des dignitaires du système politique.

De nombreuses dérives judiciaires peuvent être mises sur le compte de l’incompétence. Leïla Aslaoui rappelle dans son ouvrage, Les années rouges, que le pouvoir a recruté, à la hâte, en 1979, 400 nouveaux magistrats afin de calmer la révolte des étudiants arabophones qui n’arrivaient pas à trouver des débouchés dans le secteur économique. C’est ainsi que le corps judiciaire, qui comptait, en 2001, quelque 2700 magistrats (4100 en 2011), s’est largement ouvert aux diplômés de la faculté de droit ne maîtrisant aucune langue étrangère.

Ces magistrats, pour la plupart, n’ont pas suivi un cursus scolaire normal (école primaire, secondaire, baccalauréat, licence). Ils ont rejoint l’université par voie dérogatoire (concours à la capacité). Mais l’incompétence n’est pas, à elle seule, l’unique cause des graves dérives de la justice. Si, depuis les années 1980, les magistrats bafouent les lois de la République, c’est parce qu’ils savent que l’administration et la justice sont manipulées par des forces occultes qui agissent aux niveaux les plus élevés de «l’Etat».

Des lois… sur mesure

Les magistrats savent aussi que le pouvoir politique autorise certains d’entre eux à exercer leur fonction de juge dans leur wilaya d’origine, avec le risque d’instruire des affaires où seraient impliqués des membres de leur famille ou leurs voisins du village ou du quartier. Ils savent aussi que de nombreuses lois scélérates ont été votées, sous le régime de Chadli Bendjedid, pour permettre aux barons du système d’accaparer des biens publics et parfois des biens privés, par la voie d’actes notariés délivrés sur la base d’actions frauduleuses. On peut relever notamment la loi scélérate, adoptée en 1983, qui a été abrogée avec l’adoption par les députés de l’Assemblée nationale, le 30 janvier 2007, de la nouvelle loi sur le foncier.

Le quotidien Liberté note, le 31 janvier, qu’«il suffisait d’une simple déclaration appuyée par deux témoins et publiée dans un quelconque journal pour devenir propriétaire d’un terrain par la voie de l’acte notarié. Cette procédure a généré un lourd contentieux : 7% des affaires inscrites au niveau de la Cour suprême et du Conseil d’Etat entre 2001 et 2006 ! ».

Les dérives des magistrats corrompus ne connaissent pas de limites ; même sous les régimes des Républiques bananières, aucun magistrat n’a osé soutenir qu’une procuration reste toujours valable même après le décès de la personne ayant délivré cette procuration ! L’Algérie est le seul pays au monde où une personne décédée depuis plus de 3 mois se fait délivrer un acte notarié sur la base de fausses déclarations, dont les auteurs ont été condamnés par un jugement confirmé par la cour d’appel et par la Cour suprême.

L’acte notarié concerne une parcelle de terre achetée par son propriétaire légitime depuis le 26 décembre 1919. Ce qui est encore plus grave, c’est que la Cour suprême rend pour une même affaire des arrêts totalement contradictoires. On affirme dans un premier arrêt qu’il fallait tenir compte du pénal ; on dit dans un autre arrêt que des faussaires pouvaient utiliser la procuration de la personne décédée depuis trois mois pour retirer l’acte notarié et déclarer le décès après avoir retiré l’acte notarié !

Du jamais-vu. Les dérives de la justice algérienne n’éclatent au grand jour qu’en 1998. Parmi les scandales les plus célèbres, on peut citer l’affaire du ministre de la Justice, limogé après la publication, en octobre 1998, par le quotidien El Watan des «frasques de Adami». On peut citer aussi l’affaire de l’universitaire Ali Bensaâd qui occupa, durant tout l’été 1998, les colonnes de la presse nationale. Cet universitaire, connu pour son engagement contre le terrorisme islamiste, a été condamné à mort par le tribunal de Constantine pour «appartenance à un groupe terroriste» !

Parce qu’il avait osé critiquer publiquement un général, homme fort durant la période du président Zeroual. Si des magistrats violent ainsi la loi, c’est parce qu’ils ne craignent pas les sanctions du Conseil supérieur de la magistrature, qui dispose de pouvoirs très limités. La carrière des magistrats est gérée par le cabinet du ministère de la Justice qui subit la pression du pouvoir politique.

Brahim Brahimi : docteur en sciences de l’information et de la communication, docteur d’état en sciences politiques de l’université Paris II