Rachid Tlemçani: « Des revendications socio-professionnelles ? Oui, mais le fonds du problème est politique »

Rachid Tlemçani. Politologue, enseignant-chercheur à la faculté de Science Politique, Alger III

« Des revendications socio-professionnelles ? Oui, mais le fonds du problème est politique »

El Watan, 17 octobre 2014

-Depuis 1962, les seuls interlocuteurs face auxquels le pouvoir a dû chercher des compromis sont ceux qui ont eu recours au rapport de force. Les islamistes dans les années 90, les émeutiers, et aujourd’hui… les policiers. Comment expliquer cela ?

La courroie de transmission entre Etat et société, pouvoir et peuple, élite et citoyens, élus et électeurs, est bloquée, la machine est en panne. Il ne reste plus alors que l’émeute pour se faire entendre, les manifestations de la police en sont une nouvelle illustration. Dans les régimes autoritaires, les institutions électives sont des coquilles vides : les élus locaux et nationaux ne sont pas issus de scrutins libres et transparents, ils sont cooptés sur une base d’allégeance à la tribu, la famille ou au chef. Ils n’ont pas de compte à rendre aux électeurs.

Un poste électif est une rente de situation. Le parlement algérien n’a pas pratiquement initié de lois, il a pourtant fait passer plusieurs centaines de lois. Il est là à avaliser les décisions prises en son nom sous d’autres cieux. A l’échelle locale, le dernier code communal a complètement supprimé les dernières prérogatives attribuées aux APC. Ce pouvoir local appartient à un bureaucrate qui ne sort pratiquement pas de son «bunker». Il ne connait pas la réalité de «son territoire». Dans un tel contexte, les citoyens n’ont pas d’interface, ils ne rencontrent que silence, mépris et hogra. Le pneu brûlé devant les locaux des APC ou sur les autoroutes devient l’intermédiaire entre l’administration et les citoyens. L’émeute est devenue une culture politique.

-Pourquoi des revendications des policiers, la demande politique (le départ d’El Hamel) prend -elle le dessus sur les demandes sociales ?

Toutes les corporations ont des revendications sociales, mais cette corporation est beaucoup plus complexe. On voit bien en filigrane un élément d’ordre politique qui se révélèra dans l’actualité des prochaines semaines.

-Qu’est-ce que cela dit de l’opposition politique ?

Après la victoire du président Bouteflika à un 4e mandat, une nouvelle dynamique politique, inédite, par ailleurs, s’est enclenchée. Des partis politiques, chefs de gouvernement et militants islamiques de l’ex-FIS qui cherchent à se refaire une virginité, tentent de s’organiser en une opposition politique. Mais cette opposition de tendance islamique n’a pas de programme politique. Son objectif immédiat est de s’opposer au clan présidentiel auquel chaque groupe ou dirigeant a fait allégeance à un moment donné. Ses membres étaient une clientèle loyale de ce clan, pour certains, durant un mandat, pour d’autres deux ou trois mandats.

Cette opposition issue du sérail est inoffensive. Il aurait été, par exemple, plus logique de voir cette dynamique se mettre en place pour demander l’application l’article 88 de la Constitution invalidant la candidature du Président pour incapacité à gouverner. Le tort de l’opposition est d’estimer que le clan présidentiel est tout le problème. En réalité, le clan présidentiel n’est qu’un problème parmi tant d’autres. Le DRS, le pouvoir occulte, est aussi un autre problème structurel. Cette opposition que chacun des chefs gouvernement tente de s’accaparer à son profit personnel, donne finalement une certaine légitimité au clan présidentiel, qu’il n’ a pas pu acquérir par les urnes. De ce point de vue, elle fait de la diversion pendant que le pouvoir la laisse « travailler » dans un cadre qu’il a lui-même défini, et qu’au niveau international, il peut se servir de cette opposition structurée et reconnue comme preuve de sa nature démocratique. »

-Pourquoi a-t-on l’impression que cette opposition n’arrive pas à s’émanciper des cadres fixés par le pouvoir. Par exemple, quand il dit «on ne manifeste pas», personne ne sort dans la rue. Or le propre de l’opposition n’est-il pas de s’affranchir de ces contraintes ?

Cette opposition ne peut pas s’émanciper du cadre établi par le pouvoir parce qu’elle fait partie du sérail. On assiste à une autre forme de lutte des clans pour s’accaparer des leviers de commandes de la distribution de la rente. Je le redis : certains membres de cette opposition ont été au pouvoir pendant plusieurs années, d’autres, deux à trois décennies ! Objectivement ils portent une part de responsabilité dans cette crise de légitimité. Les partis politiques de cette opposition ont bénéficié de quotas d’élus et de postes gouvernementaux. Ses membres bénéficient encore de rentes, passes droit et privilèges. Tout compte fait, cette opposition n’est pas crédible aux yeux des Algériens. Elle doit descendre dans la rue et s’impliquer dans les luttes si elle veut acquérir ses lettres de noblesse.

-La plus grande force de ce système ne tient-elle pas à sa capacité à mettre en face de lui -on le voit lors des négociations avec les syndicats, ou les consultations avec les partis politiques et la société civile- des contre-pouvoirs qu’il a lui-même créés, et qui, de fait, n’en sont plus vraiment… ?

La plus grande particularité du système algérien tient de sa capacité à atomiser les élites. Chaque groupe au pouvoir depuis 1962 jusqu’à nos jours a tenté de phagocyter toute action jugée préjudiciable à ses intérêts immédiats. A cette fin, il a mis en œuvre plusieurs mécanismes et techniques, répression physique, intimidation, cooptation, manipulation, postes honorifiques, passes droits et privilèges. En plus clair, la politique de la carotte et du bâton est utilisée à tous azimuts. La police politique est l’acteur clef de cette stratégie de pouvoir. Tout compte fait, le pouvoir a créé un vide abyssal autour de lui. Très arrogant et sûr de lui, il n’a pas jugé utile de créer des contre-pouvoirs salutaires pour l’intérêt national. «Qui n’est pas avec moi est contre moi» : l’allégeance doit être totale et absolue. A cette fin, il a créé autour de lui un monde virtuel, partis politiques, syndicats, baltaguis, associations, députés, sénateurs, PDG, journalistes… Tout ce beau monde se rencontre dans le grand bazar mais non pas dans le champ social. La crise des ressources humaines est plus terrible que la crise économique.

-En quoi le soulèvement de la police alimente votre théorie sur la crise de l’Etat sécuritaire ?

Après les manifestations des patriotes, des retraités de l’ANP, ce sont les policiers qui descendent aujourd’hui dans la rue ; demain probablement ce sera le tour des gendarmes, un département de l’ANP ou un autre. La crise de l’Etat sécuritaire a atteint son paroxysme. Pris entre deux contestations interne et externe, l’intelligence politique exige la négociation avec tous acteurs pour un consensus national. L’Algérie est à la veille d’un grand dérapage.

Rachid Tlemçani

Professeur à l’université d’Alger III depuis 1984, Rachid Tlemçani a aussi enseigné dans plusieurs établissements à l’étranger, comme Georgetown University et Harvard University. Il a publié plusieurs ouvrages, dont State and Revolution in Algeria ; Etat, Bazar et Globalisation ou encore Elections et élites en Algérie. Il a aussi publié de nombreux articles dans des revues spécialisées comme Etudes internationales, Journal of Asian Studies.

Mélanie Matarese