Fatma Oussedik: «En finir avec l’essentialisme à propos des événements du M’zab»

Fatma Oussedik. Professeur de sociologie

«En finir avec l’essentialisme à propos des événements du M’zab»

El Watan, 2 juin 2013

C’est devenu un infini feuilleton de violences. La moindre étincelle peut mettre le feu à Ghardaïa. Fatma Oussedik, auteure du livre Les Itifaqate, propose ici une analyse plus approfondie de la société mozabite.

– La région de Ghardaïa est visiblement installée dans un cycle d’affrontements qui prend parfois des formes violentes. Quelles en sont les explications, de votre point de vue ?

Il existe au M’zab, chez les ibadites, un édifice conceptuel à présent fragilisé, mais aussi – car il faut en finir avec la seule approche par le particularisme – une articulation d’autres systèmes de pensée. Cet appareil est confronté au risque de faire ressurgir une pensée qui nous renvoie à celle de la meute originelle fondée sur l’accaparement par la violence : s’emparer de la terre de l’autre serait devenir l’autre, accaparer ses biens et pourquoi pas ses femmes permettrait d’en revêtir les qualités.

Nous voudrions ici citer Claude Lévi-Strauss  : «Alors, ici, un problème considérable se pose. S’agit-il d’une différence intrinsèque entre deux espèces de pensée et de civilisation ou simplement de la position relative de l’observateur, qui ne peut pas, vis-à-vis de sa propre civilisation, adopter les mêmes perspectives que celles qui lui semblent normales vis-à-vis d’une civilisation différente ?»
C’est pourquoi je souhaiterais montrer que, du point de vue des réponses qui sont apportées à cette question de Lévi-Strauss, et s’agissant du M’zab, il existe, dans la démarche de lire ces événements sous l’angle du particularisme, un résidu précisément irréductible et sans cesse à l’œuvre, que les intellectuels doivent combattre en l’explicitant, car il est au cœur des violences, y compris celles de l’analyse.

L’accaparement du foncier dans cette vallée du M’zab ne peut être une réponse aux problèmes des populations en conflit qui reprochent aux ibadites un esprit d’entreprise, comme si le foncier était à l’origine de l’esprit d’entreprise (lire Weber). Chasser les ibadites de Berriane, puis de Guerrara ne résoudra pas les problèmes de la région. Ce serait davantage contribuer à une démarche, mortifère pour la nation, de décomposition des territoires et de l’Etat. Il est d’ailleurs curieux qu’à un moment où l’on observe un intérêt fébrile d’universitaires étrangers pour les «minorités», on entende des appels à revoir les frontières héritées de la colonisation, alors même que l’appartenance à la nation algérienne n’a jamais été en débat ni pour les ibadites ni pour les Touareg et pas davantage pour les Kabyles, on nourrit ces manœuvres par des analyses incomplètes.

– Historiquement, comment s’est faite l’évolution du peuplement dans la vallée du M’zab ?

Les ibadites et les chaâmba n’ont jamais été seuls, face à face, dans la vallée du M’zab. Et ils ne le sont certainement pas davantage aujourd’hui.

Lorsqu’il est élu imam en 757 par les notables ibadites de Tripolitaine, Abu Khattab rassemble les Hawwara, les Zenata et les Nafusa, nombre de tribus d’Afrique du Nord. De même que, à la suite d’un accord conclu en 1317 J.-.C. avec la population de Melika, des familles chaâmba sont venues de Metlili pour s’implanter à Melika. Accord qui stipule que «les Beni M’zab ont envoyé dix familles à Metlili, soit deux familles par qabila (fraction de tribu), on a commencé par les Beni Khelil. Les Chaâmba ont envoyé dix familles à Metlili. Les gens de Melika résidant à Metlili seront jugés en ibadites par le cheikh malékite ; les gens de Metlili résidant à Melika seront jugés en malékites par le cheikh ibadite».

Des Chaâmba ont donc été intégrés au sein de la communauté ibadite, alors qu’on continue à distinguer deux groupes distincts dans une «pureté» obsessionnelle. Or, s’il existe dans la population autochtone des Beni Merzoug et des M’dabbih, il y a aussi, aujourd’hui et en nombre, des Ouled Naïl, des populations venues des Hauts-Plateaux, de Kabylie, du Gourara, du Mali. Sur ce point, nombre d’auteurs semblent ignorer aussi le développement des mariages entre tous ces groupes et organisent encore et toujours une réflexion en termes de «malékites», «ibadites», «Arabes». Souvent aussi, on cite, en les opposant, les Mozabites, habitants du M’zab, et les malékites, disciples de l’imam Malik, établissant ainsi des confusions entre l’appartenance à une école doctrinale et une origine géographique.

– Quel commentaire vous inspirent les différentes analyses qui sont faites des événements ?

Il existe dans les lectures qui sont faites des événements actuels une possible dérive essentialiste. La perception des groupes ainsi identifiés est le produit d’une construction culturaliste et «historique» : les ibadites seraient des entrepreneurs sui generis, ce qui est une façon d’ignorer le travail, les normes et les valeurs de ce groupe, tout un édifice matériel et symbolique, et ils n’auraient pas fait la guerre de libération. En effet, c’est ce que l’on peut comprendre si l’on fait référence au dernier article paru sur la question, dans votre quotidien, qui nous apprend que les Chaâmba auraient été appauvris car «simples chameliers», semble-t-il (ce qui ne me semble pas rendre justice au rôle historique et économique de cette population en particulier durant les expéditions caravanières), ils auraient subi les foudres de l’armée coloniale qui aurait décimé les chameaux, cela alors que les ibadites auraient connu une stabilité qui leur aurait permis de s’adonner à l’entrepreneuriat. Il existe une perception qui consiste à opposer constamment des groupes communautaires dans une sorte d’ethnicisation.

– Cette perception recouvre-t-elle réellement une réalité sociologique ?

Dans leur rapport aux «autres», les ibadites du M’zab constituent-ils une ethnie distincte ? Et d’abord, expliquons-nous sur ce terme d’ethnie. Pour notre part, nous pensons avec Eric Hahsbawn que «l’ethnicité ne caractérise pas des groupes humains, mais la façon dont les groupes humains sont séparés, se démarquent les uns des autres». Si nous revenons à la référence à la guerre de libération, sur ce point, on observe une présence constante des habitants ibadites du M’zab dans tous les courants du Mouvement national : PPA, oulémas, ALN, Parti communiste, Association des commerçants algériens. Le refus d’enregistrer ce fait historique majeur, qui vient montrer les limites d’une approche par les délimitations strictes, est, me semble-t-il, à mettre au crédit plus largement d’une myopie vis-à-vis des luttes des citadins durant la guerre de libération. La paysannerie, ici les nomades, n’a pas été seule à combattre. A ce titre, la Bataille d’Alger n’aurait jamais existé. Aujourd’hui, on trouve parmi les ibadites des militants FLN, RCD, FFS, RND. Pour en finir avec l’essentialisme, il faut reconnaître qu’il existe des arabophones et des berbérophones et que les Mozabites ont cette qualité de maîtriser plusieurs langues, d’avoir protégé, au même titre que d’autres Algériens, la langue de nos ancêtres, dans le même temps qu’on ne saurait leur méconnaître une grande connaissance de la langue arabe, qu’ils maîtrisent ainsi que le berbère et souvent d’autres langues étrangères.

– Peut-on affirmer que la société mozabite est hermétiquement fermée ? Par quoi elle se caractérise ?

Nous avons déjà dit, plus haut, ce que nous pensions d’une présentation des groupes humains complètement clos. Il s’agit, et depuis longtemps, d’une impossibilité sociologique. Mais plus avant, nous pensons qu’en réalité, dans l’impossibilité de décrypter le rôle, le fonctionnement et l’efficacité d’institutions millénaires sous le couvert d’un accès, plus que formel à la citoyenneté, il est proposé la disparition de ces institutions car elles seraient un empêchement à l’adhésion à la nation. Pourtant, ne serait-ce que dans l’énoncé, ces institutions font écho à des formes d’organisations présentes ou qui ont été actives dans le reste du pays  : achra – tha’chirt, djemââ-thadjmât, sof. Elles ne sont donc pas la trace d’une clôture, mais d’une organisation antérieure commune à la région. Mais surtout, partout, la citoyenneté suppose l’existence d’institutions légitimes et crédibles. Elle ne peut être fondée, tel que le suggère l’appel à l’Etat, sur une action du haut vers le bas. Que faut-il déduire de tels propos ? Qu’il s’agirait de détruire, de faire tabula rasa d’institutions encore crédibles afin de garantir une citoyenneté fondée sur une action de haut en bas : de l’Etat en direction des Chaâmba afin qu’ils deviennent à leur tour des Mozabites entrepreneurs. Or, la citoyenneté c’est précisément pouvoir intervenir dans les affaires de la cité à travers des institutions ancrées dans la réalité socio-anthropologique des individus. Ceci afin que, comme nous l’apprend avec justesse l’anthropologue Mary Douglas, les sujets puissent s’en remettre à des institutions traversées par une confiance, une certitude qu’elles ont pour but ultime la protection et le bien-être de chacune et de chacun, dans un rapport d’égalité. Qu’il faudrait, au M’zab, déconstruire des liens entre territoire et sujet. Une telle approche suppose que seuls les Mozabites devraient ne pas bénéficier d’un lieu, d’une terre où se reproduire. Cela alors que tous les êtres vivants, y compris les animaux, habitent le monde depuis un lieu : les Kabyles, les Castillans, les Oranais, les lamas, les aigles, toutes les espèces entretiennent un lien entre territoire et identité.

– Les événements de Ghardaïa révèlent toute la puissance du rapport à la terre et au lieu…

C’est à partir d’un lieu qu’on est algérien, sinon on n’est rien. S’il faut interroger le rapport au lieu, il faut le faire en questionnant les crises que connaissent certains espaces algériens et non étendre ces crises à ceux qui, tant bien que mal, résistent à la malvie, s’organisent… De plus, et encore une fois, même si les ibadites devaient perdre leur territoire et être remplacés dans la vallée du M’zab, l’histoire de la pensée économique, que nous enseignait avec tant de rigueur notre maître Benhassine à l’université d’Alger, nous a appris que ce n’était pas le foncier qui permettait une accumulation capitaliste, mais la force de travail, sa qualification, préoccupation toujours présente chez les ibadites. Sur le plan économique toujours, si cette force de travail, mobile et qualifiée, disposant d’un lien fort à la terre qu’est «aghlan», cette vallée où tant d’efforts humains ont été déversés est présente et active dans l’entrepreneuriat, c’est aussi du fait des formes d’organisation de la vie sociale. Il faut ici revenir à Weber, mais, plus près de nous, à l’excellent ouvrage, de 1960, de Pierre Bourdieu Sociologie de l’Algérie. Dans cet ouvrage, l’auteur montre, qu’alors que bien souvent ce sont des variables culturalistes qui sont mises en avant, comme c’est presque toujours le cas, expliquant le rapport des habitants du M’zab à l’entreprise, la contextualisation des pratiques sociales doit être faite au sein de l’ère géographique où elles ont leur effectivité.

L’anthropologie d’un groupe social doit être historique et sociale. Sur ce point, je souhaiterais insister sur le fait que refuser une configuration sociopolitique propre au Maghreb, c’est s’interdire d’agir autrement que comme ne le fit la colonisation, par la violence culturelle et politique. Pour rejoindre cette démarche coloniale, il faut s’éloigner de la complexité du réel, il faut construire de façon fantasmatique ce réel : un réel perçu comme impénétrable.

– Comment devrait agir l’Etat central ?

En conclusion, il existe une intransigeance de la pensée sociologique, elle tente constamment de débusquer les a priori, l’illusion de la transparence en revenant à ce qui structure la réalité des sujets  : le plus souvent des enjeux liés aux rapports au territoire et aux autres êtres. Il existe un rapport entre structure et événement qui nous force à interroger les structures profondes des groupes pour comprendre les événements. De la même façon, il existe des événements qui viennent démanteler des structures, mais alors l’interrogation reste entière  : au bénéfice de quoi et de qui ? Par ailleurs, toute Algérienne, tout Algérien s’autorisant à débattre des choses de la cité se doit d’interpeller les autorités sur leur devoir de trouver des réponses pratiques au fait que rien ne saurait s’édifier par la guerre. Que bâtir enfin ce pays, c’est élaborer un plan d’aménagement du territoire qui offrirait des démarches d’occupation spatiale et organisationnelle. Ces démarches tirent parti des avantages comparatifs et complémentaires des territoires et des acteurs sociaux, car il existe des configurations locales. Et loin de défendre un certain particularisme, cette approche correspond à une nécessité en vue d’atteindre à une meilleure maîtrise du territoire.
Hacen Ouali