Encerclé par les affaires, le régime algérien se fabrique un ennemi au sud

Encerclé par les affaires, le régime algérien se fabrique un ennemi au sud

Khaled Ziri, La Nation, 13 Mars 2013

La corruption, inscrite dans le patrimoine génétique du système, encercle le pouvoir. Pas un clan ou deux mais l’ensemble du système, le Clan unique qui aime bien tromper son monde en se donnant de multiples apparences. Il faut en urgence une parade et quoi de mieux que la fabrication d’une « cinquième colonne ». La Kabylie ne jouant plus, c’est au sud qu’on essaie de le faire. Vieux tics… d’un régime perclus !

Jusque-là, les dossiers étaient sortis, sous la contrainte du scandale « inétouffable », à doses homéopathiques. L’exercice médiatico-judiciaire est rodé : on sacrifie quelques lampistes – placés en salle 12 de la prison d’El-Harrach, celle qui servirait de sas entre la liberté révolue et la plongée dans le cauchemar carcéral – en guise de messages à plusieurs niveaux. Au niveau interne, il s’agit, en général, d’un avertissement à ceux qui se croient suffisamment forts pour s’émanciper des « règles » de la maison. On coupe une branche cadette pour remettre de l’ordre jusqu’au prochain dérèglement… Mais le dérèglement structurel dans un système qui n’a pas de mécanismes sérieux de renouvellement, a tendance à s’aggraver, il faudra être régulièrement dans la position de tailleurs de branchettes. Au risque de déraper et d’élaguer dangereusement un arbre qui se dessèche irrémédiablement… Le message à usage externe lui, est très convenu, d’une platitude surannée : le tronc est sain, c’est le feuillage lointain des branches inférieures qui est rongé par la maladie. C’est là qu’il faut couper et pas ailleurs ! Le message externe n’a jamais été accepté par ses destinataires mais cela ne causait pas de souci à un expéditeur monomaniaque : le système contrôle l’information, toutes les informations et comme dans l’affaire Khalifa, c’est lui qui décide de ce qui doit être révélé et des lampistes à verser en salle 12 avant de les dissoudre démocratiquement dans le tout-venant carcéral.

Perte de contrôle de l’info

Avec les affaires Saipem et Lavalin, le contrôle de l’info n’existe plus. Des noms – qui ne sont plus ceux de rameaux secondaires mais bien des branches maitresses du système – sont publiés par des journaux étrangers, italiens, suisses, canadiens, avec des informations précises sur des montants de pots-de-vin et des intermédiaires extrêmement agréés. Le système tout-puissant est brutalement dénudé et son affreuse réalité est exhibée par une presse étrangère hors de son contrôle. Les destinataires algériens de la communication externe du régime peuvent se faire une idée précise et extrapoler sur l’ampleur de ses turpitudes morales adossées à sa faillite politique et sociale. Il faut donc essayer de trouver la parade. Une procédure judiciaire est officiellement annoncée sous le curieux label de « Sonatrach 2 » et le procureur dit attendre les résultats des commissions rogatoires auprès de la justice italienne notamment pour… accélérer la procédure. Du coup, et alors que la rumeur affirmait que Chakib Khelil, était à Oran, certains se sont mis à spéculer. On ne va donc pas se contenter du fusible habituel, on va vraiment incriminer un vrai chef ? C’est finalement l’inévitable DOK ( Dahou Ould Kablia) en veine de confidence pour une chaine TV à capitaux saoudiens qui s’est chargé de clarifier la situation : Chakib Khelil n’est pas rentré en Algérie. Que cela soit ou non conforme à la réalité est secondaire, c’est la vérité du système qui compte. L’ordre est en effet rétabli. Khelil s’irritera de voir son nom souillé et étalé dans les journaux. Il pourrait même, ce qui est beaucoup moins probable, être officiellement poursuivi par la justice. Une des règles non-écrites de ce système est de ne jamais juger un ministre. Mais ceci n’a que peu d’importance, notre ci-devant très compétent ministre du pétrole a de la ressource et des passeports. Il pourra se passer de revenir dans cette vague Algérie, qui n’a d’intérêt que celui de vache à traire. Les choses ne devraient pas aller bien loin. On ne saura pas, encore cette fois, comment se concluent les contrats, qui fait quoi à et autour de Sonatrach et qui sont ces « intermédiaires » agréés qui semblent hériter très familialement d’un drôle de métier. On gère donc au mieux… Mais comme ces italiens sont assez fous pour donner des infos à leur presse que les journaux algériens ne peuvent feindre d’ignorer – et encore moins d’y voir un complot -, il faut trouver une parade. La seule que semble connaître le système – et il pense qu’elle fonctionne encore – est celle de la peur, celle de l’agitation d’une menace impérieuse contre l’unité du pays.

Les bourourous du désert

Après la Kabylie pendant longtemps, ce sont les chômeurs des régions du Sud qui sont agités comme des croquemitaines, des « bourourous » du désert … Voilà donc la machine brinquebalante de fabrication de l’ennemi intérieur qui se met en route. La technique est très vieille, elle fait aussi partie de l’Adn du système. L’ennemi n’est jamais tapi à l’intérieur du système ! Non, l’ennemi est nécessairement dans la société et agi, consciemment ou non, en collusion avec des intérêts étrangers qui visent à déstabiliser le pays. Discours certainement paranoïaque mais vraie tradition d’un pouvoir reclus qui adore représenter le pays qu’elle régente comme une citadelle encerclée, héroïquement défendue par le régime. On a désormais un sigle pour le désigner un des assiégeants, l’ennemi c’est le CNDC, le Comité national pour la défense des droits des chômeurs (CNDDC). Il veut organiser une manifestation d’un million de citoyens, une « mélyouniya » le 14 mars? On sait que c’est exagéré, qu’il n’y aura pas un million de personnes mais… peu importe ! Ça tombe bien, l’initiative est, dans la logique spécieuse des communicants officiels, à mettre sur le compte des complots saisonniers ou des révolutions colorées de la CIA… et du Mossad ! Mais voilà que des députés du FFS s’en vont vers le sud pour comprendre ce qui s’y passe et des raisons réelles des colères populaires. Gens de bon sens, ces députés ne croient pas aux informations officielles, ils ont donc eu l’outrecuidance d’aller chercher l’info sur le terrain. La démarche serait pour les porte-voix habituels la preuve indiscutable du complot « ourdi » ! Des députés du FFS qui exercent un mandat national et considèrent que Ouargla, Tamanrasset… les concerne de la même manière que Tizi-Ouzou, Alger ou Oran, cela fait désordre. Surtout quand un responsable du FFS proclame à haute et intelligible voix, que l’on assiste « peut-être à l’émergence de nouvelles élites politiques et sociales susceptibles d’être porteuses de nouvelles évolutions (…) Pour peu qu’on aille au-delà des perceptions subjectives et qu’on ne tombe pas dans les pièges de la singularité ».

Le régime en fait trop

On sonne le tocsin, on lance l’alerte générale : des députés qui font leur travail de députés et voilà la patrie en danger. La Patrie ou le système ? Mais comme au « bon » vieux temps qui perdure, le pouvoir ordonne et les « organisations de masse » y vont de leur surenchère sur la menace qui vient du désert. Une organisation patronale a annoncé même qu’elle se redéployait dans le sud… en prenant soin cependant – ils ne sont pas fous les patrons – d’accompagner l’annonce d’une série de demandes. Et bien sûr, Sellal qui feint de ne pas voir que sa « grande-œuvre » d’évacuation des commerçants informels des artères des grandes villes a été abandonnée et que les choses reprennent leur cours désordonné traditionnel – silence dans les rangs ! Ne provoquons pas la jeunesse ! – s’offre une instruction très patriotique relative à l’emploi dans les wilayas du sud. L’accumulation n’étant pas le fort de l’Algérie que ce soit en économie ou en politique, les jeunes journalistes feraient bien d’aller voir dans les archives d’il y a trente ou vingt ans. Ils découvriront que le contenu de l’instruction Sellal – appelons-là ainsi, puisque c’est par la bureaucratie qu’on devient un politique en Algérie et qu’on entre à reculons dans l’histoire – fait partie du catalogue des mesures de la bureaucratie algérienne. C’est l’éternel dispositif d’urgence d’un système bégayant que l’on ne cesse de ressortir et qu’on ne met jamais en œuvre. Pour la simple raison, que ceux qui décident, « gouvernent » et « gèrent » (les guillemets sont de rigueur) ne sont comptables de rien. Cela fait des décennies que gens qui ne font partie d’aucun réseau dans le sud mettaient en évidence l’aberration en matière d’emploi sur les sites pétroliers où même des préposés à des fonctions basiques venaient du nord. Et cela fait des lustres qu’officiellement on affirme qu’il faut créer des centres de formation, sur place, pour les métiers dont a besoin le secteur des hydrocarbures. Aujourd’hui on s’en rappelle et on agite la menace des « groupuscules » et « d’aventuriers » qui viendrait troubler la quiétude du sud. Mais le régime en fait trop – à l’image de l’ancien DG de la CNEP et d’Air Algérie redevenu « simple » député, Wahid Bouabdallah qui entonne l’air suranné typiquement makhzenien du « roi trahi par ses ministres »-, et il en fait tellement trop, que cela provoque une réelle suspicion sur la nature de ses propres intentions.

Ecrans de fumée

Une manifestation à Ouargla des chômeurs n’est pas une invasion étrangère et la présenter comme telle est déjà une manipulation insultante. Qu’elle réussisse à rassembler beaucoup de monde ou non, elle ne doit pas être traitée par la répression. Ce sont des jeunes algériens qui défendent des droits élémentaires que les notabilités impotentes intégrés dans les réseaux du système ne peuvent prendre en charge. Ces jeunes du sud expriment les mêmes demandes que les jeunes des autres régions du pays. La volonté du pouvoir de les « singulariser » dans un brouillard de conspiration et de complot est purement scandaleuse. Mais elle n’est pas surprenante. Encerclé par la révélation d’une corruption systémique, permanente et généralisée, il cherche à multiplier les écrans de fumée. S’ils veulent des complots ils n’ont qu’à lire les journaux italiens ou canadiens : ils en auront pour l’argent volé à un Etat piétiné. Un Etat déshonoré par d’authentiques comploteurs, les cohortes de Farids B. et de Chakibs K., branches du système et néanmoins candidats au passage en salle 12 du pénitencier d’El Harrach. Cette salle dont la visite leur est, pour l’instant en tous cas, épargnée. La campagne conspirative de désignation de faux ennemis et de protection des vrais ennemis du pays est l’expression achevée de la perversion. Stigmatiser des jeunes déshérités sans défense est immoral mais conforme à l’idéologie néo-makhzenienne du pouvoir. Les pauvres chômeurs du sud ne complotent pas et ne volent pas. Ils veulent du travail, de la dignité et des perspectives.