Ciblage des subventions : le gouvernement prend tout son temps

Ciblage des subventions : le gouvernement prend tout son temps

Hassan Haddouche, TSA, 28 Novembre 2017

Le sujet va s’inviter dans l’actualité économique des prochains mois. Comment, en cette période d’érosion du pouvoir d’achat et de crise de l’emploi, assurer un revenu décent aux millions d’Algériens les plus défavorisés ? Des centaines de milliers de handicapés doivent aujourd’hui vivre avec une allocation de 5.000 dinars par mois. Près d’un million de retraités vivraient avec moins de 10.000 dinars par mois. Un nombre considérable et indéterminé de chefs de familles, des chômeurs, des veuves sont sans emplois et sans aucun revenu connu, avec des enfants à charge.

Comment la société algérienne peut-elle lutter contre l’exclusion de millions de citoyens du bénéfice d’une redistribution significative des revenus de l’État et se protéger elle-même contre les conséquences de cette exclusion ?

La question renvoie à la mise en place d’un filet social en faveur des plus défavorisés et à la réforme simultanée du système de subvention qui permettra d’assurer son financement. Un « revenu universel » à 15 ou 20.000 dinars pour les 3 millions de ménages algériens les plus défavorisés (plus d’un tiers de la population), c’est possible à condition de réformer le système national de subventions et particulièrement les subventions énergétiques.

L’idée qui sous-tend cette réforme est qu’ « on peut faire mieux avec moins de ressources financières en élaborant un système de transferts monétaires directs en direction des couches les plus défavorisées » et qu’il est souhaitable de « subventionner les ménages plutôt que les produits ». En simplifiant à peine, on pourrait dire qu’il s’agit d’augmenter le prix de l’essence pour financer une sorte de « smic social » à l’algérienne.

Quelques chiffres pour ceux qui en doutent. La subvention du seul prix des carburants coûte entre 6 et 7 milliards de dollars par an au budget de l’État. Le coût annuel du « smic social » dont nous venons de parler, même dans sa version la plus « généreuse », ne dépasserait pas 4 à 5 milliards de dollars.

Le filet social ? On continue à y réfléchir

L’idée de la modernisation de notre filet social fait son chemin sans trop se presser. Fin 2015, Abderrahmane Benkhalfa, alors ministre des Finances, avait déjà annoncé qu’un « chantier » avait été lancé impliquant le ministère de la Solidarité nationale, l’Office national des statistiques et le ministère des Finances dans l’objectif de mettre en place un système d’aide et d’appui « plus équitable et plus juste », ajoutant que le gouvernement est « en train de réfléchir pour aboutir, d’ici 2 à 3 ans, au ciblage des subventions ».

Plus récemment, début 2017, le ministre des Finances, Hadji Baba Ammi, estimait que le dispositif des subventions généralisées n’est pas « équitable », d’où l’idée de revoir de fond en comble cette politique volontariste de l’État qui abreuve à la fois riches et nécessiteux, entreprises et ménages, Algériens et peuples voisins. Il affirmait que « le gouvernement compte, à l’avenir, consacrer ces subventions aux nécessiteux à travers un nouveau système qui est en cours de préparation », en soulignant que « la politique de subventions serait maintenue pour tous jusqu’au parachèvement de ce système ».

Nous sommes à la fin 2017 et le gouvernement, qui n’est pas pressé ainsi que vient de l’indiquer Abderrahmane Raouya, continue donc de réfléchir.

Les partenaires sociaux oubliés, la communication sacrifiée

Malheureusement, et comme d’habitude, le gouvernement a « oublié » d’associer les partenaires sociaux à cette réflexion qui se prolonge. Un projet de réforme est à l’étude depuis plusieurs années. Mais fidèle à ses mauvaises habitudes, le gouvernement prend tout son temps et préfère travailler en vase clos, en laissant filtrer les informations au compte goutte, plutôt que d’associer les partenaires sociaux.

Les dernières annonces un peu précises des pouvoirs publics en la matière parlaient d’une « wilaya pilote » pour un test dans deux ans et d’un système sophistiqué de ciblage qui sera mis en place au cours des prochaines années.

Le principal risque associé à cette démarche en vase clos est de déboucher sur une incompréhension générale et un rejet des propositions de l’exécutif. Dans le cas du système des subventions, cette concertation est d’autant plus nécessaire qu’il s’agit d’une réforme actuellement très impopulaire en raison d’une communication calamiteuse du gouvernement. Le minimum à faire dans ce domaine serait de coordonner les deux démarches de démantèlement progressif des subventions et de mise en place du filet social en expliquant clairement leurs objectifs.
La réforme des subventions énergétiques à petits pas

Le diagnostic sur notre système de subvention est aujourd’hui très généralement partagé. Il absorbe une part croissante des ressources de la collectivité dans un contexte, qui semble durable, de réduction des ressources de l’État. Il favorise la surconsommation et le gaspillage des produits concernés. Il arrose enfin, à travers un vaste réseau de contrebande, un bassin géographique important au-delà même des frontières du pays.

Le sujet de la réforme des subventions énergétiques est dans l’air depuis quelques années. On a déjà commencé à augmenter, prudemment, depuis deux ans, le prix des carburants. On a aussi augmenté en 2016, de façon différenciée en fonction des tranches de consommation, les tarifs de l’électricité. Plus discrètement, on entend également, ici et là, des allusions au coût des subventions en faveur de certains produits de première nécessité comme le pain ou le lait.

Le coût des subventions des prix de l’énergie sont en Algérie parmi les plus élevés du monde. La loi de finances 2016 les évaluaient pour la première fois à plus de 1.600 milliards de dinars (environ 15 milliards de dollars) réparties à peu près à égalité entre les carburants et les prix du gaz et de l’électricité.

Les différentes contributions d’experts nationaux rendues publiques au cours des dernières années insistent en priorité sur la nécessité d’une augmentation « progressive mais conséquente » des prix de l’énergie, notamment des prix des carburants; en général étalée sur une période de 5 à 6 ans avec un objectif minimum de doublement des prix actuels.

Les objectifs généralement fixés à cette augmentation seraient d’atteindre en matière tarifaire un « prix d’équilibre » qui assure à la fois la couverture des coûts des opérateurs concernés, la régulation de la demande et la réduction de l’incitation au trafic.

Pour atténuer leur impact social, dans le cas du prix des carburants, ces augmentations importantes de prix pourraient être accompagnées de mesures de compensation ( bons d’essence ou subventions directes) en faveur des entreprises de transport en commun de voyageurs ou de marchandises pour éviter les effets inflationnistes les plus pénalisants pour les ménages modestes. Certains experts estiment en outre que ces compensations pourraient constituer une incitation pour certains acteurs ( taxis , transporteurs) à sortir de l’informel.

Dans le cas du prix de l’électricité et du gaz mais aussi de l’eau, un « ciblage géographique » pourrait permettre d’éviter de pénaliser les populations les plus démunies. Le maintien des prix actuels pour les tranches de consommation les plus basses est également recommandé en réservant les augmentations aux tranches les plus hautes dans le but de mieux discipliner les consommateurs et réduire les gaspillages.

Cette dernière démarche était d’ailleurs prônée récemment par le ministre de l’Énergie, Mustapha Guitouni, lui-même. Elle n’a malheureusement pas été suivie d’effet dans la loi de finance 2018.
Prudence pour les produits alimentaires de base

La démarche recommandée dans le cas des produits alimentaires de première nécessité est généralement beaucoup plus prudente. Tout en insistant sur la nécessité d’une augmentation « modérée » et progressive, elle souligne néanmoins que la subvention directe du blé importé, notamment, coûte environ 2 milliards de dollars par an au budget de l’État tandis que la facture d’importation s’élève à près de 4 milliards de dollars .

Une modification des comportements de consommation induits par une augmentation modérée des prix, qui sont jugés actuellement « extrêmement bas », pourrait selon certains spécialistes permettre une économie de plus de 10% ( 400 millions de dollars) sur la facture d’importation et une réduction sensible du phénomène du « gaspillage du pain ».

Un « deuxième salaire » ?

Beaucoup d’experts nationaux et d’institutions internationales invitent depuis quelques années l’Algérie à moderniser son « filet social » dans le but de mieux cibler les transferts sociaux et déconnecter la politique de redistribution des revenus du système des prix à la consommation.

Pour la plupart des spécialistes, la mise en place de ce nouveau filet social devrait passer par l’élaboration d’un programme de « transferts monétaires directs » ciblant différentes tranches de la population (handicapés, chômeurs, familles sans revenus, veuves etc …) .

C’est le « deuxième salaire » évoqué voici un peu plus de 2 ans par Abderrahmane Benkhalfa. Une formulation qu’on peut considérer comme inappropriée, puisqu’il ne s’agit pas de payer un deuxième salaire à ceux qui en perçoivent déjà un, mais surtout de garantir un revenu minimum à ceux, surtout les chargés de famille, qui n’ont pas de revenus du tout ou dont les revenus sont dérisoires et actuellement laminés par l’inflation.

Les propositions de Nabni

Dans les deux « plans d’urgence » successifs, rendus public au cours des derniers mois par le collectif Nabni, qui est aux avants – postes de la réflexion dans ce domaine, l’un des chantiers prioritaires identifiés par les experts algériens concerne justement la refonte de notre système de redistribution sociale.

Dans la première version de son plan d’urgence, Nabni estimait qu’à l’image de beaucoup d’expériences considérées comme « réussies » ( Brésil, Indonésie, Mexique, Turquie, Maroc…) cette réforme devrait s’appuyer d’abord sur l’identification très exhaustive des ménages nécessiteux à travers la mise en place d’un « fichier national » qui mettrait à contribution dans une première étape les 250 cellules de proximité de l’Agence de Développement Social ( ADS)

La mise en place de ce nouveau filet social passerait ensuite par l’élaboration d’un programme de « transferts monétaires directs » ciblant différentes tranches de la population (handicapés, chômeurs, familles sans revenus, veuves etc …).

Dans certains cas, ces aides monétaires directes pourraient être adossées à des programmes de développement humain en matière de santé, d’éducation ou de formation. Au total le collectif Nabni estime que pas moins de 40% des ménages algériens, soit plus de 15 millions de personnes, pourraient bénéficier à un titre ou un autre de ces transferts monétaires.

Vers un revenu universel ?

Dans la version la plus récente de ce travail de réflexion publié voici à peine quelques semaines le collectif d’experts algériens évoque désormais une deuxième option en soulignant l’impératif d’entamer la transition sans délai : « La complexité de cette réforme ne doit pas la retarder davantage car nous n’avons pas le luxe d’attendre d’avoir un système efficace de transferts monétaires ciblés pour entamer la réforme. La réduction des subventions de l’énergie doit se poursuivre pour les carburants et débuter au 1er Janvier 2018 pour l’électricité et le gaz. Les transferts devront débuter courant 2018 ».

Les experts algériens évoquent désormais la mise en place d’une sorte de Smig social : « un revenu universel ou quasi universel versé aux individus » qui constituerait « une option mieux adaptée au contexte institutionnel à faible capacité de notre pays et qui a l’avantage de pouvoir être mis en place rapidement, sur base déclarative, sans besoin de système d’information sophistiqué ».

Le montant d’un tel revenu devrait être estimé en fonction « des marges de manoeuvre budgétaires du gouvernement et des revenus espérés suite à la hausse des prix des produits alimentaires et énergétiques.

L’obtention du revenu universel pourrait être soumise à la fourniture d’une déclaration de revenu et de patrimoine. Cela permettrait de collecter de l’information sur les revenus des individus et pouvoir au bout de quelques années moduler les montants du revenu universel en fonction du revenu et patrimoine de chaque citoyen » .