Présidentielles: L’enjeu économique

– Présidentielles –

L’enjeu économique

Fatiha Talahite, économiste,
chargée de recherche CNRS.
Article paru dans Libre Algérie n°16, 12-25 avril 1999.

L’option pour une économie administrée n’a jamais fait l’unanimité en Algérie. L’absence de consensus sur les principes fondamentaux ne porte d’ailleurs pas exclusivement sur les choix économiques mais touche le politique en général. Le régime qui s’installe aux lendemains de l’indépendance ne réussira pas à asseoir un consensus et régnera sur fond de luttes politiques sourdes et occultes.

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Contrairement à ce qui est souvent avancé, ce n’est pas en priorité dans le choix d’un « mauvais » modèle de développement ou dans le caractère « rentier » de l’économie qu’il faut rechercher l’explication de la vulnérabilité du coûteux édifice économique mis en place dans les années 70, mais précisément dans la fragilité de ce consensus, les choix étant constamment remis en cause au gré des revirements politiques, rendant ainsi totalement réversible l’ambitieux projet de développement engagé.

A partir de 1984, des mesures partielles sont prises pour soumettre le secteur économique étatique aux normes de la rentabilité financière, mais ces initiatives sont puissamment freinées par l’hégémonie, au sein de l’appareil d’Etat, de forces politiques hostiles. La brèche ainsi ouverte dans l’allocation centralisée des ressources, sans réelle sanction du marché ni contrôle démocratique, produit des effets pervers (désorganisation de l’économie, économie informelle et marché noir du change, corruption, emballement de l’endettement extérieur) et accentue la crise. Il faut attendre les violentes émeutes d’octobre 1988 qui marquent la fin du régime du parti unique, pour que la situation politique se débloque enfin. L’avènement en septembre 1989 d’un gouvernement « réformateur » est alors le point de départ d’un programme qui vise explicitement à soumettre l’économie aux lois du marché et, en particulier, à restaurer la contrainte financière sur les banques et les entreprises. Il faut dire qu’avec le temps cette contrainte, évitée et détournée par les principaux agents économiques, avait fini par se déplacer vers les paiements extérieurs sur lesquels elle pesait presqu’exclusivement.

Devenue l’une des principales préoccupations du gouvernement à la fin des années 80, La crise de la dette extérieure n’est pourtant pas la seule raison qui a poussé à engager des réformes. Les réformateurs, qui attribuent les dysfonctionnements de l’économie à sa segmentation entre secteur public et secteur privé et aux distorsions dans l’allocation des ressources, n’ont pour autant nullement l’intention de démanteler le secteur public. Bien au contraire, par l’introduction de la concurrence et des règles du marché, ils visent prioritairement à le renforcer. Plus fondamentalement, leur ambition est d’assainir la gestion des entreprises publiques afin de les rendre performantes et compétitives sur le marché national, régional et international.

Eviter le rééchelonnement

Visant pour la première fois à autonomiser l’économique du politique et à mettre en place les instruments d’une véritable politique économique, ces réformes fondent la transition sur une dynamique endogène, tablant sur la mise en valeur d’un ensemble d’atouts humains, matériels et financiers dont dispose l’économie algérienne et ne conçoivent l’apport extérieur que comme un adjuvant. Dans cet esprit, on comprend que le rééchelonnement de la dette extérieure voulait être évité et l’ajustement interne mené indépendamment d’une négociation financière avec les institutions internationales. A la place, pour gagner du temps en attendant que l’économie se mette à nouveau à dégager des ressources, une stratégie de « reprofilage » négocié avec les différents créanciers visait à préserver la souveraineté nationale. Les hydrocarbures, principale source en devises du pays, n’étaient pas non plus au centre de cette stratégie, au contraire, l’objectif était de réduire leur poids relatif dans le commerce extérieur en développant d’autres exportations. Cependant, les blocages politiques à la mise en oeuvre des réformes faisaient qu’avec le temps la contrainte extérieure se resserrait.

Si ces changements libèrent une puissante dynamique sociale et politique, ils provoquent aussi une réaction d’hostilité parmi les privilégiés et les rentiers du système, relayés par leurs partenaires et leurs réseaux à l’extérieur du pays. Ces pressions poussent à la démission du gouvernement de Mouloud Hamrouche en juin 1991. Il est important de souligner que, sociologiquement, les réformateurs représentent une nouvelle génération de cadres et de gestionnaires par rapport à celle qui avait jusqu’alors dirigé le pays. Leur programme ne vise pas tant à définir une nouvelle politique économique qu’à opérer une transformation radicale du cadre juridique et institutionnel dans lequel se déroule l’activité économique elle-même, accompagnée d’un nécessaire changement dans les comportements des agents économiques. La chute de l’ancien régime avait rendue incontournable la voie démocratique et le passage par la souveraineté populaire afin de réaliser le consensus minimal indispensable au lancement des réformes. Sans rétablir la légitimité des institutions et la crédibilité du gouvernement, il n’y avait aucune chance d’enclencher une telle dynamique. La participation des islamistes, et en particulier du FIS, dont le poids politique se révéla décisif, était incontournable pour la réalisation de ce consensus. Mais cela n’inquiétait pas les forces politiques résolument engagées dans le processus de démocratisation, dans la mesure où celle-ci devait précisément garantir le principe et les mécanismes de l’alternance au pouvoir.

Gestions cyniques

En décembre 1991, l’interruption puis l’annulation des élections législatives marque l’abandon de la démarche qui devait apporter aux réformes la cohésion sociale indispensable à leur réalisation. Le « coup d’Etat » de 1992 remet au pouvoir d’anciens dirigeants de l’économie qui renouent avec l’improvisation et l’incohérence qui avait caractérisé leurs méthodes de gestion: plusieurs gouvernements se succèdent, passant en quelques mois d’un retour anachronique au dirigisme étatique à une politique d’ouverture tous azimuts. En 1994, en situation de cessation de paiement, le gouvernement de Redha Malek demande le rééchelonnement de la dette extérieure et accepte les conditions du FMI: dévaluation du dinar, sa convertibilité dans les transactions commerciales avec l’extérieur; adoption d’un programme de privatisations. La situation politique interne fait que la marge de négociation est alors des plus réduites. L’accord est signé le 11 avril par le gouvernement de Mokdad Sifi. Le projet de réformes, privé du processus politique qui devait l’accompagner, même s’il n’est pas abandonné formellement, est remis en cause dans ses fondements. En l’absence totale de consensus, celles-ci sont gelées et la contrainte sur l’économie ne s’exerce plus que quasi-exclusivement par le biais de l’extérieur: ouverture du secteur des hydrocarbures aux compagnies étrangères, rééchelonnement de la dette et programme d’ajustement structurel sous le contrôle du FMI, politique de promotion des investissements directs étrangers, négociation dans l’opacité la plus totale d’un accord d’association avec l’Union Européenne. Le gouvernement Ouyahya gère cette contrainte avec un rare cynisme, sans aucune considération pour le coût social et humain d’une politique qui précipite brutalement la société algérienne dans la misère et le désarroi. De larges pans de la population, privés de tout moyen de recours, dans un climat de terreur et de « non-droit », voient leur niveau et leurs conditions de vie se détériorer de manière inquiétante.

Cette politique a atteint ses limites. En 1999, après 7 ans de violence et de destruction, le deuxième rééchelonnement de la dette extérieure s’achève dans le contexte d’un marché pétrolier déprimé, sans le moindre signe de sortie de l’économie de son marasme. La décision d’organiser des élections présidentielles anticipées le 15 avril 1999 est le résultat d’une crise profonde exigeant le retour à la recherche d’un consensus minimal lequel, aujourd’hui comme hier, ne peut être réalisé sans les islamistes et encore moins contre eux, comme ce fut tenté de 1992 à 1995. Ce moment est déterminant pour l’avenir des réformes: ou ce consensus se construit de manière démocratique, instituant la perspective d’alliances, de confrontations politiques et d’alternance au pouvoir; ou lui est une fois encore substitué un montage obscur et instable, ouvrant la voie à de nouvelles dérives. Cette deuxième éventualité, qui commence avant même le début de la campagne par des manoeuvres pour confisquer le débat démocratique et imposer un « candidat du consensus » préétabli, dans le but de vider de sens la compétition électorale et empêcher ainsi la constitution d’un espace politique différencié, n’est cependant pas une fatalité.

L’alternative

Car ces élections arrivent à un moment où une réelle alternative existe. Celle-ci s’est construite à travers la nécessité vitale, après le coup d’Etat de 1992, de sauvegarder et de préserver l’espace du politique qui avait commencé à se constituer et à s’instituer dans l’intervalle démocratique 88-91. Si cet espace, réduit certes à sa plus simple expression, n’a pas totalement disparu durant la « décennie rouge », c’est grâce à une série d’initiatives parmi lesquelles on peut citer la plate-forme de Rome, les différents appels pour la paix émanant de partis et de personnalités indépendantes, le mouvement contre la fraude électorale après les élections municipales d’octobre 1997, et, plus récemment, la charte électorale du groupe des 5+2… Cet espace, parce qu’il n’est pas institué, doit constamment être reconstitué, épuisant ainsi des énergies politiques qui pourraient être engagées dans la reconstruction du pays. Régulièrement menacé de disparition, il n’a pu ressusciter après chaque épreuve, toutes plus violentes et destructrices les unes que les autres, que grâce à la lucidité, la créativité et la pugnacité d’hommes et de femmes, leaders politiques, personnalités indépendantes, intellectuels, partis, citoyens. C’est l’existence même de cette alternative qui permet aujourd’hui d’entrevoir un espoir de sortie de crise, dans l’institution et la légitimation d’un lieu du politique garantissant une expression et une résolution des conflits selon la raison et le droit, et non plus l’arbitraire, le rapport de force brut, la manipulation et la violence.

Cet espoir, il réside d’abord dans le fait qu’une partie des candidats à l’élection présidentielle, au-delà de la diversité de leurs parcours individuels et des sensibilités politiques qu’ils représentent, s’inscrit dans cette démarche, ce qui constitue déjà un début de reconnaissance. Parmi eux, Hocine Aït Ahmed est celui qui s’est prononcé et a oeuvré le plus nettement en faveur de la défense et de l’institution d’un espace politique autonome. Du fait des positions qu’il a prises et des actions qu’il a menées toutes ces années pour que cette alternative puisse exister, il peut être le mieux à même de jouer le rôle d’arbitre et d’organisateur du dialogue politique. Mais il ne pourra le faire seul. D’autres candidats représentent des composantes essentielles du champ politique avec lesquelles il faudra compter. Enfin, l’éventail déployé dans cette compétition électorale, du fait même des conditions dans lesquelles elle est organisée, est limité, et des acteurs politiques en sont exclus. Aussi l’alternative ne pourra être réelle que si le champ est élargi, par le jeu des alliances qui se noueront par la suite, mais surtout par une franche ouverture de l’espace politique.

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