Entretien avec le général X*

Entretien avec le général X*

ALGERIE: LES GRANDS CIMETERRES SOUS LA LUNE

Cet entretien a été conduit par Amir Taheri**

Politique Internationale, printemps 1998

Depuis six ans, l’Algérie est victime d’une vague de violence sans précédent. Les groupes armés tentent de renverser un État qu’ils considèrent comme « illégitime et impie ». Cette guerre se déroule en bonne partie dans l’ombre, loin des caméras de la presse internationale. Les groupes armés, contrairement à leurs homologues dans d’autres pays, traitent tous les media en ennemis et préfèrent tuer les journalistes plutôt que de communiquer. Les militaires chargés de les combattre sont tout aussi silencieux. Nos premières demandes d’interviews à de hauts gradés algériens remontent à 1995. Mais les autorités, si elles ont accepté des échanges confidentiels, ont toujours refusé d’accorder des entretiens sur le sujet. Récemment, leur position a changé et nous avons pu rencontrer un responsable militaire de très haut rang, sous réserve que nous respections son anonymat. C’est la première fois qu’une telle personnalité accorde une véritable interview sur la situation actuelle à un journaliste étranger. Les lecteurs de Politique Internationale apprécieront, sans nul doute, ce document unique en son genre.

A. T.

* Officier algérien de haut rang qui souhaite – et doit – garder l’anonymat.

** Editorialiste et écrivain. Auteur. entre autres publications. de: Khomeiny. Balland, 1985 La Terreur sacrée, Messinger, 1987; Nest of spies America s Journey to Disaster in Iran, Hutchinson, 1988; The Cauldron The Middle East behind rhe Headlines, Hutchinson. 1988 Islam-URSS la reholte de l’lslam en URSS, Tsuru, 1990 rhe Unknown Life of the Shah. Hutchinson. 1991.

 

 

Amir TaheriComment se fait-il que vous soyez désormais autorisé à donner une interview, alors que, depuis six ans, le silence était de règle?

Général X – Je ne peux répondre à cette question. La décision d’accepter cet entretien a été prise au niveau politique et je ne peux répondre qu’à des questions relatives au problème terroriste auquel nous sommes confrontés.

A. T.- Très bien. Pourriez-vous, pour commencer, nous présenter les groupes terroristes? Le Groupe islamique armé (GIA) existe-t-il vraiment? Qu’est-ce que l’armée islamique du salut (AIS)?

Gal X – Le GIA existe et nous reparlerons de lui plus tard. Mais commençons par le commencement. On croit généralement que le terrorisme a débuté en Algérie en 1992, avec l’annulation du processus électoral. D’où l’impression que certaines personnes ont pris les armes pour défendre le droit de leur parti à exercer le pouvoir après une victoire électorale confisquée. En réalité, le terrorisme est arrivé en Algérie dès le début des années 80. En 1982, un étudiant kabyle nommé Kamil M’Zal fut sauvagement assassiné à l’université Ben Aknoun par un groupe baptisé « Les défenseurs de l’islam ». Ce groupe visait les étudiants laïques et s’en prenait, en particulier, aux militants communistes de ce qui allait devenir le parti Ettahadi. Tout cela n’était pas sans rapport avec la décision du président Chadli Bendjedid d’utiliser l’islam contre l’opposition progressiste. Le système de parti unique traversait une crise profonde et Chadli a cru, naïvement, qu’il pouvait le sauver en y injectant une dose d’islamisme. Il a fait venir d’Égypte des enseignants religieux et des prêcheurs, notamment le cheikh Muhammad Ghazzali, rémunéré par le gouvernement algérien et à qui l’on confia des programmes spéciaux à la radio et à la télévision d’État. Plusieurs mosquées furent mises à la disposition d’islamistes militants dont la tâche était d’attaquer la gauche, ainsi que les éléments libéraux et laiques. Quant à Abbassi Madani, il fut choisi par Chadli pour prendre le contrôle de la mosquée Al-Argham qui, plus tard, est devenue le quartier général du FIS. On encouragea l’imam de cette mosquée, Ahmad Sahnoun à fonder le Front des oulémas algériens (Jibhat al ulema alJazayer), tandis que son disciple Muhammad Saïd créait le Contact islamique (Rabitah). C’est également à cette époque qu’Ali Benhadj a émergé, aux côtés de Madani et d’autres. Dans un premier temps, le groupe s’est concentré sur le recrutement de nouveaux membres, tout en contraignant les étudiantes à porter un hidjab spécial et les hommes à laisser pousser leur barbe, à porter le qamis et à se brosser les dents avec un miswak (1).

A. T.- Je ne vois pas ce qu’il y a de .. terroriste » à prêcher à la mosquée ou à se brosser les dents avec un miswak…

Gal X-C’était la naissance d’une atmosphère de terreur qui empêchait les gens de se comporter comme ils l’entendaient. Nombre de femmes algériennes avaient toujours porté des formes traditionnelles de hidjab. Mais le « foulard islamique » promu par les islamistes était importé du Liban où il avait été copié sur le couvre-chef porté par les nonnes chrétiennes dans les années 70. Les fondamentalistes n’exigeaient pas des femmes qu’elles portent le foulard traditionnel, mais bien ce nouveau modèle, symbole éclatant d’adhésion à leur mouvement politique. De même, ils tentaient d’imposer un certain type de barbe, grâce auquel on identifierait un homme comme l’un de leurs supporters. Quant au miswak, ils insistaient pour qu’il soit utilisé en public (encore un symbole). Certains d’entre eux, par surenchère militante, rasaient rnême leurs sourcils (2).

A. T.- Mais toutes ces pratiques ne violaient pas la loi et ne conduisaient pas à la violence…

Gal X- Il y avait bel et bien violence. Des étudiants, qui s’opposaient aux fondamentalistes, furent agressés. Les professeurs d université dont l’enseignement s’appuyait sur la science moderne furent molestés et menacés. Certes, la violence des islamistes les fit parfois atterrir en prison mais Chadli intervenait pour les faire relâcher. Car c’était ses créatures. Ce qu’il ignorait, c’est qu’il est aussi dangereux d’instrumentaliser les fondamentalistes que de chevaucher un tigre! Il fut rapidement rappelé à la réalité lorsque le premier groupe armé se constitua sur notre territoire en 1985.

A. T.- De quel groupe s’agissait-il?

Gal X- Il était dirigé par un certain Moustafa Bouyali, qui s’était auto-désigné imam de la mosquée al-Ashur de Ben Aknoun. Il n avait aucune culture islamique mais avait appris assez de slogans radicaux auprès de ses amis iraniens et afghans pour se considérer comme une autorité en matière religieuse. A l’époque, l’idée de djihad avait le vent en poupe. En Afghanistan, il était dirigé contre l’occupant soviétique. En Iran, les mollahs menaient le leur contre l’offensive militaire de Saddam Hussein. Au Liban et dans d’autres régions du Moyen-Orient, des dizaines de groupes s’en réclamaient, organisant des prises d’otages, des attentats à la voiture piégée ou, comme en Syrie, massacrant des élèves officiers. Bouyali, qui pensait que l’Etat algérien était aussi païen que l’Afghanistan communiste et qui souhaitait le renverser par la force, créa un groupe armé d’une vingtaine de personnes, le Mouvement islamique armé (MIA). Ses hommes cambriolèrent une entreprise de bâtiment, où certains d’entre eux avaient naguère travaillé, et y volèrent une dizaine de millions de dinars (soit environ 200 000 dollars de 1’époque). Un gardien fut tué pendant cette opération dirigée par un dénommé Meliani Mansouri qui confirmera son engagement terroriste et sera exécuté. Autres membres de ce groupe: Abdelkader Shboudah et Baa Izzedin, tous deux futurs « émirs » de l’AIS. Le second est mort au combat en 1995.

A. T.- Vous avez fait une brève allusion à l’Afghanistan. Le MIA était-il lié d’une manière ou d’une autre aux moudjahidin afghans?

Gal X-Certains de ses membres avaient été envoyés en Afghanistan pour combattre les Soviétiques. Mais la plupart étaient recrutés en Algérie même, parmi des sympathisants organisés en une série de clubs sportifs et de colonies de vacances qui, au premier abord, semblaient assez inoffensifs. De jeunes hommes s’y rendaient pour apprendre les sports de combat, les arts martiaux, et faire de la culture physique dans les montagnes, les forêts ou au bord de la mer. Le soir, ils se rassemblaient, priaient et écoutaient des sermons. Rétrospectivement, ces centres font penser aux camps de jeunesse créés par le parti nazi dans l’Allemagne d’avant-guerre. Je dois préciser que, nous autres militaires, nous nous sommes d’emblée méfiés de ces camps. Ce qui n’a pas empêché, là encore, Chadli et son gouvernement – parce qu’ils y voyaient une barrière aux idéologies progressistes, libérales et démocratiques – de les encourager.

A. T.- Pourtant, l’impression qu’en a le monde extérieur est que Chadli était une marionnette entre les mains des militaires…

Gal X- Je le sais. Mais la vérité c’est que l’armée, si elle est consultée sur les questions clés, ne prend pas les décisions politiques. Comme disent les Français, c’est la grande muette! Nous laissons toujours la direction politique gouverner et n’intervenons jamais, à moins que les intérêts supérieurs de la nation ne soient en jeu. Même lors des législatives de 1991, nous étions prêts à jouer la carte de la démocratie jusqu’au bout. Ce sont les gouvernants et, en fait, tous les membres de l’élite politique – y compris les partis prétendument démocratiques – qui ont insisté pour que le processus électoral soit interrompu…

A. T.- Revenons à l’émergence des groupes armés en Algérie…

Gal X- Oui. En 1987, le groupe de Bouyali attaqua une école de police à Blida, visiblement pour y dérober les armes nécessaires à la création de nouvelles unités combattantes. Vous pourriez vous demander: pourquoi à Blida? Tout simplement parce que la plupart de ces hommes venaient de cette province. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques des terroristes: ils opèrent essentiellement dans leur région natale et s’aventurent rarement dans le reste du pays. L’attaque de Blida tourna au désastre pour les agresseurs: plusieurs, dont Bouyali lui-même, furent tués; d’autres furent arrêtés. Mais ils avaient réussi à ouvrir une annexe à Sidi Bel-Abbès, dans l’ouest, où ils déclenchèrent toute une série d’opérations, en particulier des hold-up. Leur « émir » était Bashir Fakir, qui devint par la suite l’un des principaux leaders du FIS.

A. T.- Celui qui fut liquidé par les militaires?

Gal X- Je me demande où vous êtes allé chercher cette idée! Nous ne « liquidons » personne. Fakir avait rompu avec le FIS, dénoncée l’appel de 1991 à l’insurrection et s’était placé sous notre protection. Malheureusement, il est mort dans un accident de voiture, avec deux de nos hommes. Nous avons toujours protégé ceux qui sont passés de notre côté. Si nous avions voulu liquider qui que ce soit, pourquoi aurions-nous protégé Ahmad Merani (3), qui était un dirigeant du FIS autrement plus important et qui est devenu, plus tard, ministre?

A. T.- Très bien. Mais revenons à notre sujet principal. Je ne vois toujours pas très bien le rapport entre ce qui s’est passé en Algérie et la guerre d’Afghanistan…

Gal X- Au milieu des années 80, Chadli décida de changer la politique algérienne et de passer du non-alignement au renforcement des liens avec les Etats arabes modérés et l’Occident. Signe de cette réorientation: la main tendue en direction de l’Afghanistan qui luttait, à l’époque, contre l’invasion soviétique.

A. T.- De quelle manière Chadli a-t-il contribué au djihad afghan ?

Gal X-Principalement en autorisant le recrutement de volontaires au sein de la jeunesse algérienne. Le cheikh Ghazzali, dont j’ai déjà parlé, a joué un rôle dans cette affaire. Le militant soudanais Hassan al-Tourabi est également venu ici, ainsi qu’un autre visiteur-recruteur, Osama Ben Laden (4). De même, nous avons eu l’honneur de recevoir le cheikh Omar Abdoul-Rahman (5) en mission de recrutement. De nombreuses familles algériennes ont cru que leurs fils avaient trouvé un bon travail dans les États du Golfe. Elles ignoraient qu’ils combattaient et, parfois, mouraient en Afghanistan. Les familles recevaient l’équivalent de 600 dollars par an – ce qui, pour certaines, constituait une coquette somme.

A. T.- Combien y a-t-il eu d’Algériens qui sont allés en Afghanistan ?

Gal X- Nous ne disposons pas de chiffres précis, notamment en raison de la présence à l’étranger de plus de deux millions de nos compatriotes. Ce que nous savons, en revanche, c’est qu’environ 700 Algériens ont été directement recrutés ici. Certains sont allés mener le djihad en Azerbaïdjan, en Tchétchénie ou en Bosnie. Ils sont morts par dizaines. D’autres sont revenus en Algérie où ils ont contribué à développer le mouvement terroriste.

A. T.- A quels groupes afghans les volontaires algériens étaient ils affiliés?

Gal X- Ils ont rejoint de nombreux groupes, en particulier ceux de Hekmatyar et de Abdoul-Rabb Sayyaf (6). Il y avait beaucoup d’argent en jeu dans la guerre d’Afghanistan et les agents recruteurs recevaient du liquide pour chaque volontaire fourni. Les groupes de moudjahidin se sont d’ailleurs souvent disputé les volontaires venus du monde entier.

A. T.- Quel est le nombre des vétérans de l’Afghanistan qui ont réellement pris part aux violences commises en Algérie, et en quelle qualité?

Gal X- C’est difficile à dire. Des centaines, en tout cas. Ils étaient d’autant plus efficaces qu’ils connaissaient bien les explosifs, ce qui leur a permis d’endommager des infrastructures au début de la phase terroriste. Beaucoup furent tués au combat et, selon nos estimations, il n’en resterait que quelques dizaines dans le pays. Mais revenons à la façon dont le terrorisme a pris forme. En 1988, certains membres de 1’establishment ont commencé à fomenter des troubles de rue afin de forcer Chadli à faire de nouvelles concessions et d’affaiblir l’État algérien. Le i0 octobre 1988, Alger était en ébullition et des foules soigneusement encadrées ravageaient la ville. C’est Benhadj qui avait pris la tête des foules les plus violentes. Le quartier général de la police fut attaqué. Quelqu’un fit feu, les forces de sécurité ripostèrent, et une trentaine de personnes furent tuées. Nous savons désormais avec certitude que c’est un terroriste qui a tiré le premier coup de feu afin de transformer l’événement en tragédie. C’est à cette époque que Benhadi se mit à prêcher la violence, la haine et la destruction de l’Etat algérien. L’idée d’unir tous les groupes radicaux dans une structure unique commençait à germer. Il y avait alors une bonne vingtaine de groupes « islamistes ». Certains, tels les Frères musulmans (Ikhwan al-Moslemeen) ou al-Irshad wa ai-Islah (Orientation et réforme) de Mahfoud Nahnah, étaient opposés à la création d’un parti politique comme moyen d’accéder au pouvoir. Nahnah lui-même avait été impliqué dans un acte terroriste – visant une ligne à haute tension – et emprisonné. Mais, en 1988, il avait adopté une stratégie qui consistait à infiltrer la société et ses institutions plutôt que de chercher à renverser l’État. La démarche de Nahnah s’inscrit dans le long terme, elle vise à s’emparer du pouvoir progressivement et à changer la société par petites touches successives.

A. T.- Comment le FIS est-il né?

Gal X- Finalement, les groupes les plus radicaux l’ont emporté – après plusieurs meetings, il fut décidé, en février 1989, de créer une organisation unifiée. Elle fut tout d’abord baptisée Front pour le salut de l’islam avant de devenir. quelques jours plus tard, le Front islamique du salut. La première dénomination fut rejetée parce qu’elle impliquait que l’islam avait besoin d’être sauvé. La nouvelle signifiait que l’islam était le sauveur dé la société. Les pères fondateurs du FIS, si je puis dire, étaient Benhadj, Madani, al-Hachemi Sahnouni (I’imam aveugle de la mosquée de Belcourt), Fakir, Merani, Makhloufi Said et d’autres. Sahnouni amena avec lui presque tous les membres du groupe « Anathème et retrait » dont certains avaient acquis de l expérience en Afghanistan et au Pakistan. Makhloufi Saïd était un ancien officier, qui avait démissionné en 1988 pour se consacrer à l’organisation du mouvement radical islamiste. Il est l auteur d’un pamphlet intitulé Désobéissance civile dans lequel il annonce que, lorsque les moyens pacifiques d’action politique auront été épuisés, les militants pourront prendre les armes. Peu après sa fondation, le FIS lança son propre organe, al-Munqidh (le Sauveur). Makhloufi, son rédacteur en chef, mit également sur pied les forces paramilitaires du FIS. Initialement, leur tâche consistait à protéger les dirigeants et les locaux du parti et à faire respecter l’ordre durant les manifestations. Mais, une fois par semaine, ils suivaient un entraînement au maniement des armes et des explosifs.

L’administration Chadli ferma les yeux. Dans l’une de ses éditions, al-Munqidh rapporta l’histoire d’un jeune homme arrêté, jugé et condamné à une peine de prison par le FIS pour avoir enfreint la discipline du parti. On découvrit que le FIS avait mis sur pied non seulement sa propre police, mais aussi ses prisons. C’était l’embryon d’un État dans l’Etat. Makhloufi fut l’un des fondateurs de ce qui allait devenir le GIA et sera ensuite assassiné par des éléments plus radicaux au sein du mouvement. Plus tard, les forces de sécurité saisirent les minutes de réunions consacrées, en 1989-90, à la création d’une branche armée du FIS. Makhloufi était le principal avocat de la création d’une telle force. I1 estimait que l’Etat n’avait pas plus de 400 000 hommes à sa disposition, en comptant l’armée, la gendarmerie, la police et les diverses forces de sécurité, tandis que le FIS pouvait armer l’ensemble de la population. Fakir, Merani et quelques autres s’opposèrent à lui. Ils pensaient que le parti pourrait imposer sa politique par un mélange de terreur psychologique et d’action politique. Ils en voulaient pour preuve le fait que, de plus en plus souvent, les femmes portaient le hidjab de style libanais et les hommes la barbe « radicale ». Dans certains quartiers de la capitale, le FIS avait, de facto, remplacé l’État. Autre indice de sa toute-puissance: il créa, à Boufarik, un tribunal qui condamna une femme adultère à la lapidation. La sentence fut exécutée en présence de plusieurs centaines de personnes. Chadli ne réagit pas et le mouvement fasciste renforça sa domination dans la capitale et dans d’autres grandes villes.

Après avoir conquis les municipalités, il se prépara, à la faveur des législatives de 1991, à prendre d’assaut la citadelle que représentait l’État central. Mais Chadli, pensant qu’il pourrait utiliser le FIS pour ses propres desseins, amnistia tous les membres du gang terroriste Bouyali, y compris Meliani.

A. T.- Celui qui avait participé aux attaques du groupe?

Gal X- Celui-là même. I1 devint le bras droit de Makhloufi lorsque ce dernier fonda le Mouvement islamique armé (MIA) qui donnera naissance à l’AIS et au GIA.

A T.- 11 me semblait que ces deux mouvements n’avaient pas la même origine…

Gal X- Ils sont pourtant bien issus de la même matrice, le MIA, branche armée du FIS. Le 29 octobre 1991, un groupe du MIA, emmené par un certain Tayyeb al-Afghani, criminel et ancien d’Afghanistan, attaqua une caserne à Gammar, apparemment pour s’emparer d’un stock d’armes. Quatre soldats furent tués et leurs corps abominablement mutilés. On dut ramasser et rassembler les morceaux de cadavres avant de les inhumer. Nous avons appris que c’était la tactique adoptée par certains moudjahidin contre les prisonniers soviétiques en Afghanistan. Mais ici, en Algérie, ils tuaient des soldats musulmans dans un pays musulman. Inutile de dire que l’État et les forces armées algériens n’étaient pas préparés à ce type d’opérations. C’est pourquoi, dans un premier temps, les terroristes ont remporté quelques succès et ont pu nous prendre par surprise.

A T.- Ces attentats ont eu lieu après l’interruption des élections législatives que le FIS était sur le point de remporter. Suggérez-vous que les chefs du FIS, dont certains avaient déjà été arrêtés, avaient approuvé le terrorisme?

Gal X- Je vous l’ai dit, nous avons les minutes de leurs discussions et les comptes rendus des nombreux responsables du Front islamique qui ont rompu avec lui. Indubitablement, l’action armée a été choisie comme méthode de lutte. Le seul débat qui ait eu lieu portait sur la définition des cibles, matérielles et humaines. Et c’est débat qui a finalement entamé une scission du MIA et l’émergence de deux organisations terroristes distinctes. Les éléments les plus radicaux estimaient que la société algérienne dans son ensemble devait être divisée entre ceux qui étaient avec le FIS et ceux qui étaient contre lui. Ses adversaires étaient des citoyens du Dar al-Kufr (royaume de l’impiété) et considérés comme mahdur ad-damm, ce qui signifiait qu’il était du devoir des combattants de !es tuer. Makhloufi et Meliani s’opposaient à cette vision et souhaitaient combattre seulement ceux qui, à leurs yeux, aidaient l’Etat algérien à fonctionner. Ils prônaient donc l’élimination des officiels et des militaires, ainsi que la destruction des infrastructures économiques et de communication. Les radicaux n’avaient pas de tels scrupules et la scission du MIA était inévitable.

A. T.- Quand a-t-elle eu lieu?

Gal X- En termes politiques, dès 1991. Mais elle ne devint formelle qu’en 1992, lorsque le GIA commença à signer ses

propres crimes. Il désigna aussi son « émir », un dénommé Muhammad Allal Mahlawyiah, un criminel du quartier de Belcourt. Celui-ci organisa une réunion des responsables du groupe dans sept provinces (wilayas) et se fit élire « émir national ». Il fut tué au combat après avoir assassiné de nombreux citoyens innocents. C’est Abdel-Haq-al-Iyadah qui lui succéda. Il se réfugia au Maroc mais finit par être extradé puis exécuté, malgré le peu d’empressement manifesté par les autorités marocaines… Le troisième « émir » du GIA fut Jaafar al-Afghani, pionnier de la liquidation des étrangers en Algérie, qui se fit connaître en enlevant deux diplomates français de rang subalterne. Son plus gros coup fut l’assassinat de douze techniciens bosniaques à Blida. Il mourut également au combat. Son successeur, Gousemi Cherif, est le seul dont nous sommes certains qu’il ait séjourné à Qom. Il proclamait qu’il s’était converti au chiisme et prêchait une religion du martyre dans le style iranien. Après sa mort, c’est Jamal Zitouni qui prit la suite. C’était un petit délinquant algérois qui avait passé quelque temps en Afghanistan. C’est lui qui lança la mode des égorgements et des massacres de civils, destinés à semer la terreur dans la population. Enfin, c’est Antar Zouabri qui préside aujourd’hui aux destinées du mouvement.

A. T.- N’a-t-on pas fait état de sa mort à maintes reprises?

Gal X- Nous n’avons jamais annoncé sa mort et nous ne sommes pas responsables des spéculations nourries par la presse.

A. T.- Qui est Zouabri?

Gal X- Agé d’une trentaine d’années, il est le troisième fils d’une famille de cinq garçons et de quatre filles. C’est d’ailleurs une famille de criminels professionnels. Chacun de ses membres a été condamné pour des crimes ordinaires, et plusieurs sont impliqués dans le terrorisme. Trois des frères de Zouabri sont morts les armes à la main. Sa sour préférée, Nacera, est spécialisée dans l’identification des familles qui doivent être massacrées dans les villages choisis pour cibles. Elle est également chargée de dépouiller les femmes assassinées de leurs bijoux voire de leurs dents en or. Contrairement à ce qui a pu être dit, Zouabri n’a jamais séjourné en Afghanistan et son passé de moudjahid se réduit aux meurtres qu’il a perpétrés ici au nom du GIA. J’attire votre attention sur la barbarie croissante des « émirs » successifs du GIA: pour s’imposer en tant qu’« émir », un terroriste doit démontrer que sa cruauté et sa sauvagerie sont sans égales.

A T.- Savez-vous où se trouve Zouabri?

Gal X- A Boufarik, dans la plaine de la Mitidja.

A. T.- D’aucuns se demandent pourquoi vous ne le capturez pas. D’autres suggèrent que vous pourriez avoir besoin de préserver la vie de Zouabri et de ses comparses afin de discréditer l’ensemble du mouvement islamiste et de justifier une politique de contrôle étroit. Quel est votre commentaire ?

Gal X- Je connais la chanson! Mais je puis vous assurer que nous recherchons activement Zouabri et que nous le neutraliserons dès que son heure aura sonné, comme nous l’avons fait pour tous ses prédécesseurs. Mais quiconque connaît la région de la Mitidja sait combien il est aisé de s’y dissimuler. Les Français y ont maintenu une division entière durant notre guerre d’indépendance sans jamais réussir à la contrôler réellement. Cela dit, nous pouvons y parvenir dans la mesure où la population rejette les terroristes et soutient nos efforts pour restaurer l’ordre public.

A. T.- Comment se fait-il que le GIA puisse continuer à faire autant de dégâts s’il n’est pas soutenu par la population locale?

Gal X- Nous n’avons jamais dit qu’il était isolé. Souvent il a bénéficié, sinon d’un soutien actif, du moins de la complicité des gens. Pour arriver à un tel résultat, les terroristes s’y sont pris de diverses manières. Ils ont trouvé une oreille attentive auprès d’une population affectée par les difficultés économiques et les bévues politiques des années 80. Certains jeunes gens et jeunes femmes, sentant qu’ils n’avaient aucune chance de trouver un emploi décent et attirés par la rébellion armée au service d’un idéal, étaient prêts à se joindre aux terroristes. De plus, les terroristes, comme leur nom l’indique, terrorisent la population. Ils demandent aux familles de plusieurs garçons de « verser » un ou deux fils à la « cause », à défaut de quoi elles risquent de voir tous leurs fils assassinés. Ils brûlent les maisons et les autos de ceux qui refusent de financer leur lutte, de cacher les terroristes pendant de brèves périodes ou de leur fournir nourriture et autres produits de base Surtout, ils ont contraint les gens au silence. Nous ne pouvons pas être partout sur ce vaste territoire et nous dépendons essentiellement des informations qui nous sont fournies. Le silence des gens est donc une arme redoutable dans les mains des terroristes. Dans la phase initiale de la crise, en 1992 et 1993, de nombreux jeunes hommes ont rejoint les groupes armés en pensant qu’après une courte lutte, la victoire serait à eux. Le destin du pays était en balance et beaucoup, y compris à l’étranger étaient prêts à parier sur une victoire des ennemis de l’État algérien. Les terroristes ont, je le répète, instauré le prétendu « impôt du djihad »-racket pur et simple-, obligeant commerçants et salariés à payer s’ils tenaient à la vie. Ici ou là, ils ont passé alliance avec des professionnels et des réseaux de contrebandiers et de narcotrafiquants. Evidemment, le crime organisé se réjouit que nos forces soient accaparées par la lutte antiterroriste et manquent de temps pour s’occuper des autres formes de crimes. J’ajoute que les terroristes ont autant d’argent qu’ils en veulent et que les « émirs »du GIA sont devenus milliardaires en dinars. L’un d’entre eux, Qadah Ben Shaha, abattu l’an dernier à Sidi Bel Abbès, a laissé une véritable fortune-or, joaillerie et devises. Dans une zone reculée, nous avons trouvé plus de vingt millions de francs français.

A. T.- Comment le GIA est-il organisé? Comment les différents « émirs » communiquent-ils entre eux?

Gal X-C’est un type d’organisation très lâche, dans lequel les divers groupes jouissent d’une large autonomie. Les « émirs »communiquent entre eux, ainsi qu’avec Londres et Paris, par téléphone mobile et liaisons satellitaires. Je dois admettre que certains disposent des dernières technologies avant que nos propres unités puissent en être dotées.

Autre trait: tous les groupes ne sont pas constitués de membres à plein temps. Il y a de nombreux terroristes à temps partiel dont la tâche consiste à mener à bien une ou deux opérations avant de retrouver une vie normale. Ils sont notamment utilisés pour localiser les personnes destinées à être abattues. Ces « intérimaires » sont les éléments les plus difficiles à dépister et à éliminer.

A. T.- Quelles sont les zones où les GIA sont actifs?

Gal X- Ils sont particulièrement présents dans cinq wilavas: Alger, Blida, Medea, dans le centre; Sidi Bel-Abbès et Saïda, dans l’ouest. Ils n’ont jamais été très implantés dans l’est du pays et nous avons réussi à les balayer partout où ils avaient mis le pied dans la région. On peut dire que 80 % de la puissance des GIA se trouvent dans la région centrale et le reste dans l’ouest du pays. L’est et le sud. en revanche, sont épargnés.

A. T.- Pourquoi sont-ils concentrés dans ces régions

Gal X- Ils sont souvent natifs de ces zones et trouvent plus commode d’opérer sur un terrain qu’ils connaissent. La capitale est, bien sûr, une cible privilégiée: une coupure de courant y fera les gros titres et attirera l’attention internationale. Une voiture piégée qui explose à Alger tue beaucoup de gens et en effraie plus encore.

A. T.- Le GIA contrôle-t-il vraiment une partie du territoire? Existe-t-il de véritables « émirats » du GIA?

Gal X- Non. Lorsque je dis qu’il est activement présent dans cinq wilayas, cela ne veut pas dire qu’il les contrôle. Ni qu’il est présent partout dans les provinces en question. Leur présence se limite souvent à un ou deux districts dans chaque wilaya. Zouabri, par exemple, a commencé par s’emparer de son village natal de Haouche Gros, qu’il appelait sa « capitale »! Lorsqu’il a dû s’enfuir de ce village, il a trouvé une autre cachette dans la forêt. Ce qui est intéressant, c’est que bien souvent les villages qui soutiennent les GIA sont ceux où habitent encore des Harkis, qui ont trahi l’Algérie au profit de la France. Il arrive même que des enfants de Harkis tuent d’anciens moudjahidin de la guerre de libération par pure vengeance.

A. T.- Compte-t-on de nombreuses victimes parmi les moudjahidin?

Gal X-Oui, plus de 1500. Beaucoup avaient la soixantaine, voire plus. Et, dans certains cas. des enfants de Harkis viennent de France pour – je le répète – tuer des moudjahidin au nom du GIA. En fait, ils cherchent à venger leurs traîtres de pères…

A. T.- Quelle est la force numérique du GIA?

Gal X-Nos estimations actuelles oscillent entre 1300 et 2000 hommes. Il est difficile de les dénombrer précisément, compte tenu des terroristes à temps partiel dont j’ai déjà parlé. N’oublions pas enfin, qu’ils sont soutenus par 5 à 6000 individus qui leur procurent appui logistique et informations.

A. T.- Le GIA est donc bien moins puissant que ne le pensent la plupart des gens. Pourtant, il semble en mesure de monter des opérations de grande envergure qui engagent jusqu’à 300 hommes armés. Comment est-ce possible?

Gal X- En termes militaires, nous lui avons brisé l’échine vers a fin de 1994. La pire période a été le printemps 1994, lorsque le GIA et, dans une moindre mesure. I’AIS ont pris l’initiative dans

plusieurs zones en attaquant des cibles économiques et militaires. Ils saccageaient tout, incendiaient usines et entrepôts, sabotaient routes, voies ferrées et réseaux électriques. Ils réussirent aussi à détourner des avions et des trains, à dévaliser des banques et même, temporairement, à prendre le contrôle de quelques villages. A un moment donné, certaines parties du territoire national étaient devenues des zones interdites à la plupart des citoyens. A l’époque, les terroristes disposaient d’une immense capacité de recrutement. Environ 500 jeunes gens – et quelques jeunes femmes – s’enrôlaient chaque semaine. Mais, depuis 1995, le vent a définitivement tourné. Nous avons totalement nettoyé les zones entourant les cibles sensibles, si bien que les groupes armés sont devenus incapables d’attaquer la moindre installation économique ou militaire d’importance. De même, ils ont dû renoncer aux assassinats spectaculaires qu’ils commettaient jusqu’à il y a un an environ. Lorsqu’on parle d’attaques lancées par 300 personnes, il faut garder à l’esprit que tous les assaillants ne sont pas des membres actifs ou à plein temps du GIA. Ils sont toujours suivis d’individus qui viennent prendre part aux pillages accompagnant les assauts. Sur 300 hommes, disons qu’un sur six est réellement armé. Les autres sont des sympathisants ou des spécialistes de l’égorgement. Les terroristes, GIA et AIS mêlés, ont subi de lourdes pertes, morts et prisonniers confondus. Plus encore, ils ont souffert de la défection massive d’éléments qui sont passés de notre côté.

A. T.- Selon vous, quel est le nombre de personnes qui ont fait défection ?

Gal X-Entre 2000 et 2500. La plus grande vague remonte à l’automne 1995 et à l’hiver 1996. Nombre d’anciens terroristes ont profité de la loi d’amnistie promulguée par le président Zeroual.

A. T.- Le CIA est-il encore en mesure de recruter de nouveaux membres ?

Gal X- Oui, mais par rapport aux années 1992-93, la source est tarie. Il y aura toujours des desperados qui, las de leur vie ennuyeuse, seront en quête d’aventure. En outre, certaines personnes sont contraintes de s’enrôler. Le GIA mène des raids de kidnapping contre les villages où il s’empare de jeunes femmes destinées à servir d’« épouses temporaires ». Depuis quelques mois, il forme même des unités combattantes composées uniquement de femmes kidnappées. Ce qui indique que nos adversaires

ont du mal à combler leurs pertes. Lors de massacres récents, ce sont ces unités féminines qui ont joué le rôle principal.

A. T.- Comment la popularité du GIA évolue-t-elle?

Gal X- Nous n’avons aucun moyen de l’évaluer scientifiquement. Les gens ont peur d’exprimer leurs opinions. Mais les atrocités commises par le GIA contre des civils sans défense ont révélé sa véritable nature. Ses hommes ont perpétré des crimes sans précédent dans l’histoire algérienne. A une ou deux regrettables exceptions, l’ensemble des partis et des dirigeants politiques de ce pays ont condamné sans réserve le GIA. L’écrasante majorité des Algériens, même s’ils n’aiment pas le gouvernement actuel et sa politique, n’entendent pas remettre leur destin entre les mains de ces « émirs » qu’ils haïssent.

A. T.-De quels types d’armements le GIA dispose-t-il? Est-il vrai qu’il possède des transports de troupes blindés et des lance-missiles?

Gal X- Non. Leur arme principale est le fusil d’assaut, le fameux kalachnikov, et ses variantes. Parfois, le même fusil est utilisé successivement par plusieurs terroristes. Il existe aussi un marché intérieur des armes entre les « émirs ». Enfin, certains armements continuent à affluer de l’étranger, grâce aux réseaux du GIA dans plusieurs pays. Nous avons découvert et détruit plus de 30 de leurs fabriques d armes, mais il leur en reste certainement assez pour produire des bombes et des grenades. Ces derniers temps, ils ont utilisé des couteaux de boucher, des poignards, des hachoirs à viande et des haches. tant pour économiser les munitions que pour répandre une terreur maximale. Enfin, ils recourent massivement aux explosifs et disposent d’experts et d’ingénieurs venus de l’étranger.

A. T.- De quels pays exactement?

Gal X-Nous avons identifié des éléments égyptiens, soudanais, tunisiens, libyens et marocains. Mais la plupart des terroristes étrangers viennent de France. Il s’agit de « beurs » et d’enfants de Harkis devenus citoyens français.

A. T.- Vous disiez que le GIA s’appuie sur des réseaux à l’étranger. Où précisément?

Gal X- Des hommes du GIA sont actuellement emprisonnés dans au moins cinq États européens. En outre, nous savons qu’il est présent en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne et en Belgique, où se trouvent plusieurs de ses anciens « émirs ».

A. T.- Avez-vous demandé leur extradition?

Gal X- Cette question regarde les responsables politiques et diplomatiques…

A. T. – Pouvez-vous nous dire combien de personnes ont été tuées au cours des six dernières années?

Gal X- Les chiffres sont les suivants: 2000 tués en 1992, 8000 en 1993; 15 000 environ l’année suivante. En 1995, le bilan est tombé à 7000 et, en 1996, à un peu plus de 5000. Avec les quelque 4000 victimes de 1997, nous arrivons à un total de plus de 40 000 personnes.

A. T.- Certains vous accusent de gonfler ces chiffres afin d’effrayer vos compatriotes et de les amener à accueillir calmement les réformes politiques et économiques…

Gal X-Je le sais. Mais d’autres nous reprochent de minimiser le bilan. L’un de nos exilés se répand même en propos selon lesquels plus de 600 000 personnes seraient mortes! De mon côté, je peux vous assurer qu’aucun Algérien responsable n’a l’intention de jouer avec des statistiques aussi macabres.

A. T.- Comment expliquez-vous que le premier ministre Ahmed Ouyahia ait cité le chiffre de 26 000 morts dans son discours à l’Assemblée nationale algérienne, en janvier dernier?

Gal X – Je n’ai pas vérifié, mais je pense que ces données n’incluaient pas les terroristes tués au combat.

A. T.- Pouvez-vous détailler ces statistiques? Par exemple combien y a-t-il eu de morts de votre côté?

Gal X- Cela m’est impossible pour des raisons que chacun comprendra. Ce que je peux vous dire, en revanche, c’est que l’écrasante majorité des victimes du terrorisme étaient des civils.

A. T.- Quelle est la situation actuelle?

Gal X- En ce qui concerne les combats, nous sommes dans la troisième et – nous l’espérons – dernière phase de notre campagne d’éradication. Lors de la première étape, nous avons dû adopter une stratégie défensive pour assurer la sécurité des cibles sensibles et empêcher les terroristes d’endommager les principales infrastructures économiques. Reconnaissons aussi que nos forces n’étaient pas préparées à affronter un défi de cette nature. L’Algérie n’avait plus connu de violences politiques depuis des décennies. Nos hommes manquaient d’entraînement et d’équipements adaptés à ce type de conflits de basse intensité. Nous étions préparés à défendre le territoire national contre une invasion étrangère, pas à combattre un ennemi qui peut se cacher à l’intérieur même du pays et décider de frapper à l’heure et à l’endroit de son choix. Mais, avec le temps, nous avons adapté l’entraînement de nos hommes et acquis les équipements dont nous avions besoin. Les infrastructures nationales sont désormais protégées et nos adversaires ne peuvent plus attaquer les postes militaires ou de police.

La seconde phase a consisté à expulser les terroristes des zones où ils s’étaient implantés. Nous les avons repoussés dans quelques localités et avons coupé la plupart de leurs liens avec le reste du pays. Au même moment, nous avons commencé à recruter, à entraîner et à armer les « patriotes » (7) qui sont chargés de défendre leurs villages et leurs quartiers. Ils ont accompli une ouvre immense et des dizaines de villages, qui avaient naguère servi de repaires aux terroristes, ont été nettoyés.

Nous sommes maintenant dans la troisième phase, qui vise à détruire les derniers nids de terroristes. C’est une tâche difficile parce que ces refuges se trouvent dans les zones les moins accessibles du pays et que nous devons passer au peigne fin les forêts et les montagnes. Mission d’autant plus délicate que le GIA a décidé de ne plus prendre aucun risque.

A. T.- Que voulez-vous dire?

Gal X- Il esquive le combat. Dès qu’ils apprennent que nous sommes à leur poursuite, les terroristes passent dans la clandestinité et se terrent jusqu’à ce que nous nous soyons retirés. C’est pourquoi nous ne pouvons pas avoir de grands engagements militaires qui nous permettraient de les écraser en masse. Lorsque nous avons détruit Tel el-Asha, la principale forteresse de Zouabri, plus de 150 terroristes sont tombés. Ils avaient creusé des abris souterrains qui pouvaient accueillir jusqu’à 800 personnes, et conservaient plusieurs fabriques de bombes. Manifestement, ils ont retenu la leçon et évitent désormais toute collision frontale avec nos unités. Plus globalement. ils changent constamment de tactique. Mais leur principal souci, c’est de minimiser leurs pertes tout en obtenant le maximum de publicité. Ainsi, ils se sont mis à enlever des étrangers. Puis, lorsque nous les en avons empêchés, ils ont commencé à dresser de faux barrages routiers et à s’habiller en militaires pour pouvoir abattre les voyageurs plus facilement. Ils se sont aussi déguisés en gendarmes pour mieux s’introduire dans les villages. Bref, chaque fois que nous controns leur tactique, ils inventent de nouvelles astuces.

A. T.- Peut-on, dès lors, parler de terrorisme  » résiduel « ?

Gal X- On a beaucoup ironisé sur cette expression. Elle n’en reflète pas moins la réalité de la situation. En termes militaires, le terrorisme a été vaincu. Il reste des poches isolées dans six localités, qui sont cernées par nos forces et que nous allons nettoyer. Je puis vous assurer qu’en zone rurale, le terrorisme ne sera bientôt plus que de l’histoire ancienne. Mais, en milieu urbain, il est toujours plus difficile à combattre et à détruire. Je ne pense pas que les terroristes puissent faire grande impression à Alger même, où nous sommes fortement présents. Ils pourraient, en revanche, s’infiltrer dans d’autres villes qui, jusqu’à présent, étaient préservées et sont par conséquent plus vulnérables. Là, les actions isolées pourraient continuer quelque temps. I1 reste que l’important est de bien gérer l’aspect politique du problème. Nous devons, aussi, nous prémunir contre les représailles et le cycle de la vendetta entre les terroristes et leurs victimes.

A. T.- On a beaucoup parlé des dernières attaques de l’armée contre les forteresses du GIA. Pourtant, les progrès de vos unités semblent très lents…

Gal X- Je ne peux pas commenter les opérations en cours. Mais la prudence exige de prendre toutes les précautions imaginables. Dès lors qu’une bande terroriste est isolée et encerclée, il n’est pas nécessaire de l’expulser et de l’éliminer dans la précipitation. L’essentiel, c’est de la rendre inoffensive et, au moment opportun de la forcer à se rendre. En outre, n’oublions pas que les terroristes entourent souvent leurs abris de champs de mines que nos hommes doivent localiser et neutraliser avant de se lancer à l’assaut.

A. T.- Qui livre le combat contre les groupes armés?

Gal X- Je ne vois pas pourquoi vous vous obstinez à qualifier ces gangsters terroristes de « groupes armés »! Mais passons. La lutte anti-terroriste est conduite par l’armée, la gendarmerie, la police et les unités spéciales. Dans les grandes villes, le rôle principal revient à la police et aux unités spéciales, tandis qu’à la campagne c’est la gendarmerie qui dirige le mouvement, avec l’appui de l’armée si c’est nécessaire. I1 existe, bien entendu, des comités de coordination à tous les niveaux.

A. T.- Avez-vous reçu une aide d’autres pays? On évoque parfois les États-Unis, la Suède et la Corée du Sud…

Gal X-Je ne peux pas entrer dans les détails. Si nous avons reçu une aide quelconque, ce fut sous la forme de savoir-faire technique, d’entraînement et de formation à l’emploi d’équipements spéciaux tels que les dispositifs de vision nocturne et les détecteurs thermiques.

A. T. – Disposez-vous d’informations relatives au coût du conflit?

Gal X- Cette question intéresse ceux qui sont chargés de l’aspect politique des affaires.

A. T.- Pouvez-vous nous parler de l’AIS? Pensez-vous que le cessez-le-feu qu’elle a décrété soit sincère et durable?

Ga’ X- Ce cessez-le-feu ne faisait qu’entériner un état de fait. L’AIS, vaincue depuis longtemps, était devenue largement inoffensive. Elle souffrait beaucoup des attaques du GIA, qui a réussi à l’éliminer dans les zones centrales et dans la plupart des régions occidentales du pays. Muhammad Said et Abdelrazzaq Rajam, deux des fondateurs et commandants de 1’AIS, furent tués sur ordre de Zitouni. Lorsque nous nous sommes emparés du repaire de Zitouni, nous avons trouvé lafutwa qu’il avait promulguée et qui prévoyait l’assassinat des dirigeants de 1’AIS et de leurs familles. L’AIS essaya vainement de parvenir à un modus vivendi avec le GIA. A l’étranger, Anouar Haddam se rapprocha du GIA tandis que Rabah Kébir resta fidèle à l’AIS et tenta de promouvoir son image internationale. Je reconnais que 1’AIS n’était pas aussi sauvage que le GIA qui, lui, incendie des écoles, assassine de sang-froid femmes et enfants, et est passé maître dans l’art d’égorger. Ce qui ne veut pas dire que les gens de 1’AIS soient des anges de pacifisme, loin de là. Un exemple: leur principal « émir », Madani Mezrag, a transpercé les paupières de son cousin avec des fourchettes parce que le pauvre homme avait refusé de financer son organisation! I1 n’empêche: les gangs de 1’AIS ne sont pas allés jusqu’à massacrer femmes et enfants dans leurs propres villages.

A. T.- Où l’AIS est-elle le mieux implantée?

Gal X- Elle est affaiblie et ne conserve quelques implantations qu’à Jijel, dans l’est, et dans l’ouest du pays. Mezrag, qui avait été choisi en 1995, est 1’« émir » général, bien qu’il n’y ait aucune garantie qu’il puisse s’imposer à tous sur tous les sujets. Messab Ferid est 1’« émir » du centre et Talha Ben-Aysha celui de l’ouest. Cela dit, le groupe de Messab se comporte parfois comme une équipe indépendante qui s’est rebaptisée « Alliance des combattants du centre ». C’est certainement ce gang qui est derrière les quelques attaques déclenchées, au nom de l’AIS, depuis la proclamation du cessez-le-feu -en fait, de la capitulation -par Mezrag.

A. T.- Quels sont les effectifs actuels de l’AIS?

Gal X- Pas plus de quelques centaines d’hommes, sans compter leurs parents et leurs sympathisants, qui peuvent les aider occasionnellement. Mais l’AIS ne peut plus faire illusion en termes militaires.

A. T.- Le cessez-le-feu a-t-il été le résultat de négociations secrètes?

Gal X- Il n’y a eu aucune négociation à proprement parler. Mais nous avons noué des contacts avec l’AIS par l’intermédiaire de tiers. Nous lui avons clairement fait comprendre qu’elle ne serait pas attaquée si elle restait dans son coin. Le danger que représente encore 1’AIS, c’est qu’elle pourrait infiltrer des unités de « patriotes ». En fait, Kébir, l’homme de l’AIS à l’étranger a appelé publiquement ses partisans à prendre les armes contre les auteurs de ces atrocités. Cette invitation implicite à rejoindre les rangs des patriotes pourrait se révéler dangereuse à long terme.

A. T.- Certains spécialistes prétendent que vous auriez créé le GIA pour détruire l’AIS et discréditer le mouvement islamiste. . .

Gal X- Les auteurs de tels propos doivent être des experts en cynisme. Ils ne comprennent pas la situation. Allez dans n’importe quel village tombé aux mains du GIA et parlez aux survivants des massacres. Bien souvent, ils connaissaient leurs bourreaux. Car ces événements se déroulent dans des zones restreintes où tout le monde se connaît.

L’État algérien défend l’ordre public; il ne saurait cautionner des coups aussi « tordus ». Les criminels qui ont fondé le GIA avaient été recrutés par d’autres puissances pour mener la guerre en Afghanistan avant qu’ils ne décident d’importer leur prétendu djihad. Certains sont allés en Iran et au Soudan, où ils furent traités en frères révolutionnaires islamiques. Pour notre part, nous essayons de débarrasser non seulement l’Algérie mais l’ensemble de l’humanité de tels monstres. Tout homme civilisé doit être convaincu que nous combattons aussi pour lui. Les propagateurs de rumeurs aident, en fait, les terroristes.

Croyez-moi, l’Algérie est une société ouverte qui a accueilli plus de 400 journalistes étrangers depuis mars 1995. Ont-ils trouvé une seule personne dans notre pays pour affirmer que le GIA était notre créature? Certes, il y a des exilés qui vouent une haine tenace à notre État depuis plus de trois décennies. Ceux-là font et disent tout ce qui, à leurs yeux, est susceptible de nous nuire. Il est éminemment regrettable que leurs mensonges ne soient pas contrés avec force. On ne devrait pas leur permettre de calomnier l’armée algérienne en toute impunité.

A. T.- Tout au long de cette conversation, j’ai senti dans vos propos une critique voilée de l’aspect politique du combat anti-islamiste. Vous n’avez rien dit ouvertement, mais vous ne semblez pas entièrement satisfait. Est-ce une impression justifiée?

Gal X- Je ne suis pas maître de vos impressions. Mais permettez-moi de dire deux ou trois choses. Tout d’abord, l’Algérie est un État démocratique, doté d’institutions bien établies. Nous avons des organes élus de gouvernement à tous les niveaux, depuis la présidence jusqu’aux conseils villageois. L’armée, pas plus que les autres administrations, ne peut ignorer ces institutions et s’arroger des missions sortant du cadre légal. Je sais que de nombreuses personnes pensent le contraire, mais il n’en reste pas moins que les militaires algériens n’interfèrent pas dans la gestion politique des affaires. Evidemment, nous avons nos propres points de vue et nous les faisons connaître par les canaux institutionnels adéquats. Nous devons poursuivre ce que nous considérons comme nécessaire à l’accomplissement de notre mission, qui est de défendre la nation contre ses ennemis. Combat difficile mais que nous finirons, j’en suis convaincu, par remporter. Cette victoire ne doit pas être gâchée par des considérations politiques à courte vue. Ne laissons pas l’ennemi vaincu revêtir des habits neufs et rentrer en scène sous un nouveau déguisement. Et n’oublions jamais que la sauvagerie dont notre peuple a tant souffert est le produit d’une idéologie malade qu’il faut récuser. L’Algérie doit repartir sur de bonnes bases. Elle doit réinventer son destin d’État-nation moderne-un État doté d’un système politique pluraliste et d’une économie de libre entreprise garantissant les droits des individus sans la moindre restriction, ni idéologique ni religieuse. Ceux qui ont tenté de plonger l’Algérie dans les ténèbres d’une violence sans frein ont échoué. Nous ne

permettrons à personne de poursuivre le même but par d’autres moyens.

(1) Le qamis est une longue robe blanche portée par les hommes dans les pays arabes. Depuis quelques années, les fondamentalistes islamistes en ont fait un symbole politique. Le miswak est une brosse à dents rudimentaire faite de fines branches d’araq, un buisson épineux qu’on trouve dans le désert. Le Prophète Mahomet est réputé avoir utilisé le miswak et aurait demandé à ses disciples de faire de même.

(2) La tradition qui consiste à se raser les sourcils est un signe de colère contre « la corruption dans le monde ». Elle prend son origine chez les rebelles Kharidjites du VIIe siècle. Elle a été réactivée par les groupes islamistes radicaux afghans. égyptiens, soudanais et algériens.

(3) Ahmed Merani était l’un des 43 fondateurs du FIS, avec lequel il rompit en 1992. En 1995, il fut nommé ministre des Affaires religieuses, portefeuille qu’il conserva jusqu’aux élections législatives de 1997.

(4) Osama Ben Laden est un homme d’affaires séoudien d’origine yéménite. Il coopéra étroitement avec les autorités séoudiennes durant la lutte contre la présence militaire soviétique en Afghanistan (1980-1988). Après le retrait de l’Armée rouge, il reporta son attention sur le djihad (guerre sainte) dans d’autres pays, y compris en Arabie Séoudite elle-même. Depuis qu il a été déchu de sa nationalité séoudienne, il partage son temps entre le Soudan et l’Afghanistan où il est l’un des proches conseillers du mollah Mohammad Omar, 1’« émir » des taleban. Les autorités algériennes prétendent que Ben Laden a été l’un des principaux contributeurs financiers du FIS.

(5) Omar Abdoul-Rahman est un cheikh aveugle égyptien dont la fatwa (édit) autorisa l’assassinat du président Anouar el-Sadate. Il émigra aux États-Unis où il purge actuellement une peine de prison, après avoir été condamné pour son implication dans l’attentat du World Trade Center à New York.

(6) Abdoul-Rabb Rasoul Sayyaf est le leader d’une faction dissidente du Hezb islami afghan (Parti islamique). Il a été proche des cercles fondamentalistes séoudiens.

Goulbouddin Hekmatyar, fondateur du Hezb islami, fut brièvement premier ministre de l’Afghanistan en 1993. Puis il dut quitter le pays et vit maintenant en exil en Iran. Sayyaf et lui furent les principaux bénéficiaires du soutien financier et militaire séoudien et américain durant la guerre de libération en Afghanistan. Ce qui ne les a pas empêchés, ultérieurement, de se retourner, tous deux, contre Riyad et Washington.

(7) Les « patriotes » sont les miliciens civils recrutés et entraînés par la gendarmerie algérienne pour défendre leurs villages contre les attaques terroristes. Ils sont particulièrement forts dans les provinces à dominante kabyle où la plupart d’entre eux sont des militants du FFS et du RCD. Selon les estimations, le nombre des patriotes varie entre 12 000 et 60 000. Sur les quelque 13 000 villages algériens, moins d’un quart sont protégés par les patriotes.