Tous perdants

Terrorisme

Tous perdants

Le Quotidien d’Oran, 7 janvier 2003

Plus de 57 personnes ont été tuées durant ces soixante-douze dernières heures par des groupes présumés islamistes. Certains observateurs y ont vu la conséquence de la concorde civile et celle de la permissivité du président de la République à l’égard des islamistes; d’autres y ont décelé la main d’un Abdelaziz Bouteflika drapé dans le costume de Talleyrand qui pleure le jour avec les généraux ennemis et creuse, le soir, les tranchées dans lesquelles il veut les jeter.

Poussant la caricature du militaire jusqu’aux confins du ridicule, un ancien général a même appelé, hier, à l’instauration de l’Etat d’exception pour faire barrage au complot que le Président et ses complices islamistes trament contre l’Armée et la République.

Et comme tout est réglé comme sur du papier à musique, il ne serait pas étonnant d’entendre dans les prochaines heures de nouveaux analystes nous dévoiler l’horrible menace que le Président fait planer sur le pays: compromission avec les islamistes, dérive intégriste, haine viscérale du képi et manipulation de journaux parisiens pour ressusciter le «qui tue qui ?»

Une telle lecture peut sans doute stimuler les esprits les plus blasés par l’actualité algérienne – quoi de plus grisant, en effet, qu’une guerre présumée entre un président crypto islamiste et des généraux en républicains intraitables ! Mais aussi spectaculaire et significative qu’elle soit, la sédition n’étant pas le privilège de M. tout le monde en Algérie, elle n’insiste pas sur l’essentiel qui risque de nous emporter tous.

Le feuilleton sanglant actuel ne peut donner aucun gagnant mais beaucoup de perdants. A commencer par le président de la République ! Abdelaziz Bouteflika ne réalisera vraisemblablement pas son rêve de réaliser la paix.

Après quatre années de pouvoir, il dérive progressivement vers le modèle Zeroual: comme lui, il est maintenant prisonnier d’une conjoncture sécuritaire décidément tenace et sournoise. Et qui annihile tout effort de mise en ordre politique et économique du pays.

L’Armée, à son tour, n’a pas le beau rôle non plus. L’intensité des attaques terroristes de ces derniers jours n’encourage pas les interrogations politiques sur de supposées luttes de sérail, mais obligent davantage à se poser des questions «techniques» et brutales: comment une armée dont l’excès de prudence lui a souvent fait mettre du temps pour intervenir dans les opérations antiterroristes, peut-elle jeter dans la gueule du loup des militaires supposés chevronnés dans une zone hyper sensible, les Aurès ? Comment se fait-il qu’au moment où l’on parle de terrorisme résiduel, il y a autant de difficultés à identifier les noms des nouveaux tueurs, les groupes et les zones où ils apparaissent avant de disparaître ? Dans la guerre qu’elle mène contre les groupes armés, les lignes de fracture peuvent apparaître là où l’on s’y attend pas…

La nouvelle norme voudrait que l’on impute la boucherie à El-Qaïda. Soit. L’organisation de Ben Laden est après tout une holding voire une société anonyme. N’importe quel assassin peut y prétendre. Il faut rappeler cependant que ni le rapport très sourcé du Conseil de sécurité sur El-Qaïda ni ceux qui ont été rédigés par les «services» internationaux n’ont encore fait sérieusement établir la présence active et dangereuse d’El-Qaïda dans notre pays. Enfin, la question ultime: comment Ben Laden et ses tristes compères n’ont pas lancé d’offensive sur l’Algérie au moment où le pouvoir algérien n’arrivait même pas à acheter une cigarette hors de ses frontières ? Autant de questions, en pure perte sans doute. Mais pourvu que 2003 ne le soit pas.

Kader Hannachi