Kabylie: les comités de village dénoncent les manoeuvres d’Alger

KABYLIE : LES COMITES DE VILLAGE DENONCENT LES MANŒUVRES D’ALGER

Les initiatives du président Bouteflika ne dissipent pas le malaise

Interview avec Fatiha Talahite

Jean François Verdonnet, Tribune de Genève, 10 octobre 2001

Concession, ou manœuvre du pouvoir ? En décidant la semaine dernière de reconnaître le berbère comme une langue nationale, le président algérien Abdelaziz Bouteflika n’a pas dissipé les tensions qui existent en Kabylie. Ailleurs, les mêmes violences se répètent. Dix personnes, dont neuf islamistes armés, ont été tués dans la région de Jijel, à 300 kilomètres à l’est d’Alger, rapportait hier Le Quotidien d’Oran.  » La paralysie du pouvoir ruine toute décision politique, estime Fatiha Talahite, économiste et chargée de recherches au Centre National de la Recherche Scientifique à Paris. Toute la classe politique est affaiblie, ajoute-t-elle, et pas seulement les islamistes « .

Le gouvernement algérien a fait savoir la semaine dernière que le berbère
pourrait bénéficier, après référendum, du statut de langue nationale. Le
président Bouteflika se dit prêt également à prendre en compte
certains points de la plate-forme de revendications des comités de village
et de quartier de Kabylie. Comment interprétez-vous ces initiatives? Comme une recherche d’apaisement, ou comme une manoeuvre sans lendemain?

– Il y a probablement une recherche d’apaisement, et aussi le souci
de reprendre l’initiative. Mais cela ne concerne pas seulement la Kabylie.
Le président, dans son discours, a précisé que ces mesures prendraient en
considération l’ensemble des régions du pays. Quant à savoir s’il s’agit
d’une manoeuvre sans lendemain, cela nous mène encore une fois à la
question du pouvoir réel en Algérie. Cela fait longtemps que le président
Bouteflika annonce une révision de la Constitution. Celle-ci lui est
nécessaire s’il veut élargir et asseoir son pouvoir, surtout en prévision
d’un second mandat. La dernière fois qu’il l’a évoquée, c’était à propos de
la suppression du Sénat. La question berbère peut lui offrir cette
opportunité. Mais jusqu’ici, il en est à resté des vélléités…

Un mouvement divisé et sans chef charismatique

La Coordination des arouchs – les comités de village et de quartier –
dénonce les « manipulations du pouvoir ». Elle dément avoir rencontré le chef du gouvernement, Ali Benflis, et dénie toute représentativité aux délégués kabyles qui auraient été reçus mercredi dernier par le Premier ministre. Le mouvement est-il en train de se recomposer, ou de se désagréger? Entretient-il des rapports différents avec les formations politiques traditionnelles, qui récupéreraient un peu du terrain perdu?

– Il est possible que le pouvoir choisisse ses interlocuteurs, mais
de leur côté, les arouchs sont divisés et ils ne se sont pas dotés de
représentants incontestés. Ce type de mouvement, à prétention
unanimiste, ne peut le rester longtemps. Traditionnellement, dans une
« démocratie tribale », l’unité se fait par le biais d’un chef charismatique,
ce qui n’est pas le cas ici. Dès lors, cela peut effectivement partir dans
tous les sens. Mais vous avez raison de parler des partis politiques.
Menacés d’être mis à l’écart, certains ont réagi en investissant le
mouvement, lequel a fini par refléter les divisions du champ politique
algérien. S’il veulent rester ouverts, ces comités ne pourront éviter
d’épouser à la longue la configuration incontournable de ce champ,
y compris dans sa composante islamiste. Sinon, il se figeront en
structure bureaucratique, ou se désagrègeront…

De nombreux témoignages font état d’une situation dégradée en Kabylie. On signale un état d’anarchie rampante, une opinion fatiguée ou exaspérée,
l’aggravation de l’insécurité. Qui profite de cette dérive? Le pouvoir
central, ou les forces autonomistes?

– Je ne pense pas qu’une telle dérive puisse profiter au pouvoir
central. Par contre, il n’est pas exclu que des irresponsables en son sein
ne profitent de la situation, faisant feu de tout bois, dans le seul but de
se maintenir au pouvoir. Compte tenu de la déliquescence des
institutions et de la prééminence des luttes de clan, cela peut avoir de
graves conséquences. Quant à ce que vous appelez les forces
autonomistes, il faudrait d’abord savoir dans quelles mesures elles se
distinguent de ces conflits d’intérêt.

Les turbulences kabyles ne se sont pas étendues à d’autres régions du
pays. Faut-il les considérer comme circonscrites?

– Si vous faites allusion à une ethnicisation des conflits, je vous
répondrai que, dans l’ensemble, le reste du pays n’est pas tombé dans le
piège. Par contre, dans leurs dimensions sociale, politique, culturelle,
les revendications qui se sont exprimées en Kabylie sont présentes dans
d’autres régions. Il n’y a pas vraiment d’exception Kabyle (sauf peut-être
au plan linguistique) qui justifierait un statut à part pour la région. Il y
a, ce qui est différent, une hégémonie kabyle sur la question berbère, alors
que celle-ci se pose dans d’autres régions d’Algérie – ainsi que dans
d’autres pays, comme le Maroc par exemple – même si c’est en des termes
différents.

LE POUVOIR A L’EPREUVE DE L’ENLISEMENT

La situation en Algérie inspire des observations diverses. Certains notent
une certaine détente. Ils perçoivent des signes de redressement économique, un renforcement de l’autorité du président Bouteflika, bref un retour à l’ordre, au dépens des islamistes dont ils annoncent le net affaiblissement. D’autres font le compte des attentats et des massacres dans les zones dites sécurisées pour fustiger l’échec de la politique de « concorde civile » du président. Comment expliquez-vous des analyses aussi divergentes?

– Que les analyses divergent n’est pas un problème en soi, ce peut même être
l’indice d’une pluralité politique et idéologique. En ce qui concerne
l’économie, les indicateurs récents ne donnent pas vraiment l’impression
d’un redressement, tout au plus une certaine accalmie provoquée surtout
par la bonne tenue du prix des hydrocarbures. Le véritable signal de relance
serait une augmentation significative de la production industrielle ainsi
qu’une reprise des investissements. Or dans ce domaine, les choses
n’avancent pas, en grande partie parce que les réformes économiques (en
particulier les privatisations et la réforme du secteur bancaire) piétinent.
Ce qui est inquiétant, c’est la paralysie du pouvoir, qui ruine toute
décision politique. Cela se traduit aussi par l’impasse dans laquelle est la
recherche d’une solution durable au conflit. De ce point de vue, c’est toute la classe
politique qui est affaiblie, et pas seulement les islamistes, ce qui n’est d’ailleurs nullement contradictoire avec le regain de violence observé depuis quelques temps. Notons que l’une des raisons qui font que la violence perdure, l’impunité dont jouissent les criminels, n’a pas été supprimée par la Concorde civile, au contraire.

 

 

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