L’Etat maintient le langage de la fermeté face à l’ébullition kabyle

L’Etat maintient le langage de la fermeté face à l’ébullition kabyle

Le Monde, 8 août 2001

Le pouvoir algérien a-t-il les moyens de cantonner l’agitation à la seule Kabylie ? Ou est-ce, au contraire, le prélude à une protestation tourbillonnante capable de faire vaciller les fondations et les barons du régime ? Tel semble être l’enjeu des émeutes qui continuent de sévir dans les trois wilayas (préfectures) kabyles, de Tizi Ouzou, Bejaïa et Bouira. En tout état de cause, la permanence et la vigueur des affrontements, qui ont commencé après la mort dans la gendarmerie de Beni Douala, le 18 avril, de Massinissa Guermah, ne cessent d’inquiéter le gouvernement et tout l’échiquier politique algérien, qui paraît aujourd’hui plus que jamais décidé à privilégier le langage de la fermeté.

Car l’exaspération est durablement ancrée en Kabylie. Outre des revendications culturelles toujours vives, la région semble incarner les frustrations subies depuis plusieurs décennies par l’ensemble de la communauté nationale, illustrées par la hogra, ce mépris teinté d’injustice dans laquelle la population kabyle s’estime tenue, notamment de la part des forces de l’ordre. Même si, ces dernières semaines, plusieurs unités de gendarmerie ont été mutées hors de la région, la population n’en continue pas moins de réclamer leur retrait total. Les autorités politiques, quant à elles, excluent cette hypothèse, malgré les conclusions préliminaires de la commission d’enquête présidée par Mohand Issad, confirmant les exactions dont s’est rendu coupable ce corps de l’armée. Pour autant, nombre de Berbères – la majorité, semble-t-il – affirment vouloir éviter « le traquenard du pouvoir » en refusant de s’enfermer dans un discours régionaliste, même si, dans l’effervescence actuelle, certaines voix minoritaires tentent de tirer le mouvement vers la revendication plus radicale d’une autonomie politique.

Auprès des Kabyles insatisfaits des réponses fournies par Alger, les deux formations berbères pèchent par deux travers : le Front des forces socialistes (FFS) de Hocine Aït-Ahmed, l’opposant historique, longtemps exilé en Suisse, apporte une réponse jugée trop modérée en réclamant la formation d’une commission d’enquête internationale pour faire la lumière sur les récents événements ; quant au Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) du psychanalyste Saïd Saadi, il pâtit d’une stratégie indécise, ayant dans un premier temps participé au pouvoir, puis en ayant retiré, en mai, les deux ministres qu’il y avait placés, par solidarité avec les émeutiers.

Débordés par l’ampleur et la vigueur de la protestation, ces appareils politiques, habituels porte-parole des revendications de la communauté, demeurent pour l’instant supplantés par la réémergence des arouch, ces comités de villages kabyles, qui organisent la contestation depuis maintenant plus de trois mois.

Lors de la dernière tentative des arouch d’organiser une marche sur la capitale, afin d’y célébrer à leur manière le 39e anniversaire de l’indépendance, le 5 juillet, les autorités avaient opté pour la politique du « cordon sécuritaire ». La plupart des 5 000 délégués venus pour la manifestation ont été bloqués aux portes d’Alger.

VAINES CRITIQUES EUROPÉENNES

Consciente des troubles enregistrés, ces dernières semaines, dans plusieurs localités de l’Est, berceau de la majorité des plus hauts dignitaires de l’Armée nationale populaire (ANP) et de ses clans opaques, la nomenklatura militaire craint désormais l’embrasement général. Elle s’emploie à riposter tous azimuts face à la menace que fait peser la révolte berbère : tantôt par la voix du ministre de l’intérieur, Yazid Zerhouni, qui fustige « les voyous », tantôt par celle du chef de l’Etat, Abdelaziz Bouteflika, qui n’a pas hésité à dénoncer, à plusieurs reprises, un « complot » ourdi par l’étranger. Des propos infirmés par le rapport Issad. L’argument « ethnique » est lui aussi contredit par de récents face-à-face musclés entre forces de sécurité et manifestants dans des villes peu suspectées d’être des bastions berbères : dans l’Est, à Constantine, Guelma, Annaba et Khenchela, ou plus au Sud, à Biskra.

Les critiques européennes – françaises en particulier – sur la manière dont les autorités algériennes ont jusqu’à présent géré la crise suggèrent à celles-ci qu’une impasse diplomatique les guette. Ainsi interprète-t-on, à Alger, les mésaventures judiciaires à Paris de Khaled Nezzar, général-major en retraite et ancien ministre de la défense, en avril. Celui-ci échappa in extremis, en écourtant son séjour à Paris, à des poursuites devant la justice française après que trois familles de victimes eurent porté plainte contre lui pour torture.

Dans ce contexte, la récente visite d’Etat d’Abdelaziz Bouteflika à Washington (du 12 au 13 juillet) apparaît comme un signal fort à l’attention des chancelleries européennes : Alger n’entend pas transiger sur le principe qui le guide depuis dix ans à travers la crise, à savoir que l’Algérie est « une nation souveraine » qui n’a aucune leçon à recevoir de quiconque, et peut trouver des partenaires intéressés par ses hydrocarbures ailleurs que sur le Vieux Continent.

L’administration Bush – à commencer par le vice-président, Dick Cheney, qui s’était déjà entretenu avec M. Bouteflika alors qu’il était encore le patron d’une entreprise pétrolière américaine, Halliburton, bien implantée en Algérie – n’a guère cherché à embarrasser son hôte avec des critiques quant à sa gestion de la crise kabyle. Elle a bien accueilli, au contraire, ses demandes pour une coopération militaire et commerciale approfondie.

Ce mini-succès diplomatique semble encourager les autorités d’Alger à se cambrer dans une position régalienne face à la colère populaire sans répondre aux revendications – berbères ou autres : redéploiement a minima des gendarmes, arrêt des poursuites à l’encontre des manifestants et, pour la Kabylie, mise en œuvre d’un plan économique au bénéfice de la région. Jusqu’à nouvel ordre, toute manifestation est interdite dans la capitale algérienne.

Sa. M.