Kabylie entre émeutes et confusion

Grève, marche et meeting à El-Kseur

«Les aârchs n’aspirent pas à la prise du pouvoir»

De notre bureau de Béjaïa Yacine B., Le Jeune Indépendant, 18 octobre 2001

Une foule nombreuse a pris part à la marche qui a été organisée par le comité de la société civile de la commune d’El-Kseur. La marche a démarré de l’esplanade de l’APC en passant par la route qui mène vers Bouira et Alger, puis la RN26 avant de rallier le point de départ en empruntant la route est qui mène vers Béjaïa. Les marcheurs ont scandé des slogans hostiles au pouvoir «Gendarmes assassins», «Imazighen», «Les aârchs danger», et ont brandi l’emblème national et des banderoles où l’on peut lire : «Ulac smah ulac, le combat continue», «Pour une école ouverte sur l’universalité», «Gloire à nos martyrs».

De retour à l’esplanade de l’APC, une minute de silence a été observée à la mémoire des martyrs du printemps noir. Ensuite, M. Ali Gherbi, porte-parole du comité de la société civile d’El-Kseur, en présence de deux parents de victimes, en l’occurrence M. El-Khodhir, Yahia Cherif (père de Karim) et M. El-Hachemi Asbaï (père de Yahia) a pris la parole afin de porter à la connaissance de la foule que la décision de la grève, du meeting et de la marche est prise par la coordination de l’inter-wilayas, et ce, avant d’appeler la population à plus de fraternité et d’union pour contrecarrer le pouvoir et déjouer ses manœuvres. Concernant le silence du pouvoir vis-à-vis de la plate-forme d’El-Kseur, M. Gherbi déclarera : «Les aârchs n’aspirent pas à la prise du pouvoir, mais ils demandent la satisfaction de cette plate-forme.» S’agissant des négociations du pouvoir avec les aârchs qualifiés de «Taïwan», il révélera : «Le pouvoir en négociant avec ces aârchs Taïwan, nous pousse à plus de détermination.»

Ensuite, M. El-Hachemi Asbaï a affirmé que certaines personnes l’ont contacté afin de négocier avec le général Toufik. Il déclarera : «Je ne vends pas le sang de mon enfant», avant de donner parole à M. Ali Gherbi qui rappelle à l’assistance que la coordination inter-wilayas a pris la décision de «ne pas s’asseoir avec les sanguinaires», allusion faite au pouvoir. En ce qui concerne tamazight, le porte-parole dira : «Tant que tamazight n’est pas nationale et officielle, il n’y aura pas de paix». Enfin, il a appelé les citoyens à plus de vigilance et à exécuter toutes les décisions des aârchs, et à répondre massivement à la marche du 1er novembre qui aura lieu à Ighil-Imoula (Tizi Ouzou). A signaler que la grève a été largement suivie par les élèves, les commerçants, rendant la ville d’El-Kseur une ville morte.

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El-Kseur

Après le meeting, les émeutes

Juste après la fin du meeting organisé par le comité de la société civile d’El-Kseur, des scènes de violence ont repris entre des manifestants armés de pierres et de frondes, et des éléments de la brigade anti-émeutes sur le boulevard qui mène à Tizi Ouzou, dénommé «Boulevard des insurgés».

A en croire certaines personnes, les émeutes ont repris, suite à la poursuite d’un groupe de gamins par les éléments de la brigade anti-émeutes, après que ces enfants eurent lancé des pierres sur le commissariat de police. A noter que le nombre de blessés à El-Kseur s’élève à 207 depuis le début des événements. Les émeutes se poursuivent à l’heure où nous mettons sous presse.

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Bouira

Trois blessés par balles à M’chedallah

De notre correspondant Mourad O.

La marche que devait organiser la coordination des comités de citoyens, hier au niveau du chef-lieu de la wilaya, n’a finalement pas eu lieu. Les quelques dizaines de citoyens qui se sont regroupés à la place des Martyrs, lieu de démarrage de la marche, ont fini par improviser un sit-in sur les mêmes lieux durant 1 heure. Après une minute de silence à la mémoire des victimes du printemps noir, de la répression sanglante du 17 octobre 1961 à Paris et des victimes de la démocratie, une déclaration a été lue par Djaâfar Abdedou et Meziani Chaâbane, condamnant la répression sanglante de la manifestation de lundi dernier dans la commune de M’chedallah et appellant par la même occasion les citoyens à demeurer vigilants et de ne pas tomber dans les rets du pouvoir qui verse dans de basses et dangereuses manœuvres afin de déstabiliser le mouvement. Les pseudo-négociateurs qui se sont entretenus avec le chef du gouvernement n’ont pas échappé aux foudres des orateurs. «La CCCWB rejette, condamne et punit s’événement et vigoureusement les pseudo-négociateurs qui ne représentent qu’une frange du pouvoir et leur rappelle que le combat pacifique continuera jusqu’à la satisfaction de la plate-forme d’El-Kseur», ont-ils lancé à la foule.

«Maintenant il est clair que certains délégués qu’on ne voit que lors des [réunions] ou qui ne viennent que pour faire passer des actions politiques qui pourront mener la Kabylie vers l’impasse ne représentent qu’eux-mêmes et qui sont incapables de mobiliser leurs bases parce qu’ils veulent dévier le mouvement de ses véritables objectifs», nous a déclaré Djaâfar Abdedou, avant d’ajouter : «On n’est pas là pour faire de la politique sur le dos de nos jeunes martyrs en se substituant aux partis politiques, ce qui est contraire au code d’honneur du mouvement. Notre tâche et d’honorer leur sacrifice. En ce qui concerne la proposition du boycott des élections, elle demeure celle d’un groupe minoritaire et il revient à l’inter-wilayas d’y trancher.»

Dans la commune de M’chedallah, le comité de citoyens a initié une marche au niveau du chef-lieu de daïra. La procession qui avait démarré de l’intersection Bouaklane vers le centre-ville a été maillée de plusieurs actions de révolte ; les résidences des gendarmes ainsi que la brigade qui se trouvent sur le parcours des marcheurs ont été ciblées avec divers projectiles – des pneus en flamme ont été jetés dans l’enceinte de la brigade et des résidences des gendarmes. Aucune riposte de ces derniers n’a été signalée. Les délégués organisateurs de la marche avaient du mal à calmer la foule composée d’environ 3 000 personnes, chauffés à blanc par quelques jeunes émeutiers qui appelaient à la vengeance contre la répression de lundi dernier. A la fin de la marche, des groupes de jeunes ont assiégé la brigade de gendarmerie ; les gendarmes ont riposté à coups de grenades lacrymogène et de balles en caoutchouc pour disperser les manifestants. Trois jeunes émeutiers ont été blessés. Au moment où nous mettons sous presse, les échauffourées entre jeunes émeutiers et gendarmes se poursuivent et la RN5 est bloquée au niveau de la gare Maillot de M’chedallah par des manifestants qui ont improvisé un meeting afin de vulgariser la plate-forme d’El-Kseur aux usagers de la RN5.

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Nouvelle perspective pour les aârchs

Grève des secteurs économique et administratif

De notre bureau de Béjaïa Takerkart Haddour

La ville de Béjaïa a connu, hier, différentes actions organisées par l’intercommunale des aârchs, à savoir un sit-in et une grève touchant le secteur économique et les administrations publiques dans une option qualifiée de nouvelle perspective. «C’est depuis six mois que Massinissa Guermah a été tué dans la brigade de la gendarmerie de Béni-Douala ; aujourd’hui, et à cette occasion, nous allons emprunter un autre chemin et/ou une nouvelle perspective pour faire pression sur le pouvoir», nous a confié le président de l’intercommunale de Béjaïa. Cette perspective consiste en l’empêchement des autorités publiques de célébrer les fêtes nationales et religieuses. «Ce que nous avons fait aujourd’hui l’organisation d’un sit-in et l’empêchement des activités de la fête de la journée de 17 Octobre 1961 n’est qu’un début. Cela va se répéter le premier novembre et pendant toutes les fêtes nationales», ajoutera notre interlocuteur. Quant à la grève, une deuxième action, programmée par l’intercommunale des aârchs et qui touche les secteurs économique et administratif, elle a été minutieusement suivie (100 %), entre autres par le port et les P et T. Par ailleurs, les hôpitaux assurent un service minimum. Alors que les écoles et les commerçants ne semblent pas concernés par cette grève, on assiste à la fermeture de quelques établissements scolaires dans les localités d’El-Kseur et Seddouk, là où même les commerçants et les transporteurs ont observé un arrêt de travail. Les représentants de l’intercommunale des aârchs nous ont confié que la stratégie adoptée lors de la dernière réunion de Béjaïa a pour objectif d’aboutir à une conférence nationale sur la plate-forme d’El-Kseur et de travailler fermement afin que cette dernière ait une dimension nationale.

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Tizi Ouzou

La capitale du Djurdjura s’enflamme à nouveau

De notre correspondant Saïd Tissegouine

Alors que tout le monde s’attendait à voir le cours normal de la vie reprendre ses droits à Tizi Ouzou, suite notamment à la décision de la CADC concernant l’annulation de la grève et la marche populaire prévues initialement pour hier, la capitale du Djurdjura a choisi, à la surprise générale, la «rébellion». En effet, M. Ouadah Hocine, wali de Tizi Ouzou, qui effectue d’habitude, des sorties sur le terrain le plus normalement du monde, a été empêché hier d’effectuer une visite de travail et d’inspection au CEM Hamoutène. Une foule nombreuse et déterminée s’est opposée à l’accomplissement de la mission du premier commis de l’Etat de la wilaya. Dans le souci de ne pas envenimer davantage la situation, M. Ouadah a regagné son bureau. A la nouvelle-ville, et toujours au cours de la matinée d’hier, ce sont les écoles qui ont été fermées par des groupes de jeunes gens. Il faut avouer que les méthodes utilisées sont des plus persuasives puisque les jets de pierres ont été la seule et unique forme langagière. Interrogée par nos soins sur l’instigateur de ces deux actions, la CADC dit l’ignorer totalement. Cependant, de nombreuses sources indiquent qu’elles ont été planifiées et commanditées à partir de cette force centrifuge (CADC) des aârchs de la wilaya de Tizi Ouzou ; ce qui veut dire que c’est le courant prônant la violence qui aurait été derrière le coup. S. T.

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Contribution de Mohand Saïd Chekini (ex-wali de Béjaïa)

Lettre ouverte à Monsieur le président

En ce temps où la confusion, le désordre, le désespoir et la reprise du terrorisme sont le lot quotidien dans toute la Kabylie et pèsent sur chaque citoyen et discréditent davantage le pouvoir, les risques sont certains pour l’Algérie. Depuis avril 2001, l’Etat perd chaque jour pied en Kabylie, et ce, malgré la volonté de certains responsables des aârchs, de toutes les volontés affichées d’hommes sensés voulant sauver ce qui reste encore d’avenir commun entre les Algériens. Cet avenir commun partagé par tous ceux qui, malgré des oppositions idéologiques étriquées, est dans l’Algérie sacrée à laquelle ils croient profondément. Depuis avril, donc, la Kabylie a été acculée à défendre ses acquis historiques, dans la douleur, la tristesse, pacifiquement, au grand dam de tous les extrémismes. L’illogisme du silence affiché par l’Etat, le mépris de certains responsables ont fini par créer une profonde haine de tout ce qui représente un […] signe de l’Etat-nation. Ce développement – voulu ou non ( ?) – a ouvert un autre champ politique dont les projections de gestion (autonomie-régionalisation) risquent de mettre l’Etat en face de nouvelles données. En refusant d’ouvrir Alger, la capitale de l’Algérie à des citoyens composant une partie intégrante de ce pays, le pouvoir a fini pour ouvrir lui-même la voie à l’autonomie d’une région dont le potentiel humain est, pourtant, indispensable à cette Algérie dont nous avions rêvé ensemble, quand nous avions pris les armes pour la libérer du joug colonial. Il est donc malvenu, aujourd’hui, de voir des «responsables» politiques traiter les Kabyles de séparatistes ou, encore une fois, de hizb frança – l’histoire, souvenez-vous, a prouvé que les Kabyles avaient renvoyé l’offre de la France en 1960 à son expéditeur, le général de Gaule.

Mais les sommes de rancœurs cumulées en Kabylie par le mépris et/ ou la haine outrancière de certains charlatans politiques ont fini par produire chez de jeunes citoyens un défi de soi pour prouver à l’Etat qu’ils refusent à la fois cet adjectif de faciès linguistique relevé le 05.10.2001 à Alger et leur maîtrise du terrain politique ancestral. Cela est dû à l’angoisse, voire l’anxiété de l’attente d’une réponse positive du président de la République à des revendications que le même Président découvre légitimes et citoyennes. Mais alors, pourquoi cette attitude de mépris, encore affichée par certains «responsables» qui cherchent à se venger de l’histoire à travers une partie – une région – dont les capacités de gestion des affaires de l’Etat sont de très loin largement prouvées ?

Monsieur le Président, une telle attitude ne fait qu’accentuer l’écart qui se creuse de jour en jour entre des citoyens, d’une façon générale, de la Kabylie en particulier, et le pouvoir. Pourtant, ce qui importe, aujourd’hui, c’est d’éviter la haïssable vengeance des uns et des autres, alors qu’il se trouve au sein des instances dirigeantes des «responsables» qui osent pousser davantage cet engrenage de violence infernale où ne peuvent surgir que de nouvelles attitudes, encore plus rigides, […] qui finiront par défavoriser la consolidation de cette nation que nous souhaitons ardemment. Il est urgent, Monsieur le Président, de trouver les instruments adéquats et efficaces pour régler tous les problèmes de l’Algérie, d’une manière générale, de cette région particulière de la Kabylie, afin de priver le charlatanisme politique de ce «registre de commerce» à hauts risques que certains tentent toujours de manipuler à des fins claniques et/ ou d’intérêts occultes. La morale politique n’étant, apparemment, plus de mise, l’essentiel est de porter un jugement profond pour que l’Algérie se retrouve elle-même dans son histoire afin de préserver les acquis de ceux qui ont tout donné pour que cette dernière renaisse des cendres millénaires dans lesquelles elle a été enterrée et, assurer ainsi son devenir avec conviction. Car la ligne matrice suivie depuis 1962, avec une idéologie anihilante, a fini seulement par mettre à mort l’idéal que nous avions posé et défendu avec hardeur, dès 1954.

Cette mort voulue ( ?) par certains n’a pas fait de distingo entre le sensé et l’insensé, ce qui a fait naître un code de la famille infamant, une école incapable de mener tant de générations vers la modernité –élément indispensable à la maîtrise de toute économie moderne ; la non-séparation du temporel et du spirituel – ce qui a donné comme résultat, un peuple au service d’une administration d’intérêts, une soumission des droits, pis, la érigée en règle par certaines institutions. Tous ces éléments ont fait éclater une situation de violence en chaîne, d’une région à une autre, violence qu’on a tenté de maîtriser par la violence, sans tenir compte des leçons données pourtant par le même peuple en 1988. En effet, ce sont presque les mêmes revendications, les mêmes jeunes qui meurent sur le mur d’une injustice – dans l’indifférence – et qui marquent de leur sang : vive la liberté. Comment donc maîtriser cette violence qu’on veut attirer vers la seule Kabylie, afin de la faire rentrer dans les «rangs» d’une nation en pleine formation, sans en payer le prix ?

Monsieur le Président, si le pouvoir veut maîtriser, un tant soit peu, ce processus que vous avez annoncé afin, non de calmer les esprits, mais de porter toute la réalité sur le terrain, avec conviction, avec ceux qui ont porté la manifestation pacifique au sommum d’une règle gandhienne. A mon sens, nul autre ne peut interférer – à moins de préférer une commune à une région –, car nul autre ne connaît les problèmes posés par des citoyens qui ont, aujourd’hui, l’âge que nous avions et qui nous avait poussé à dominer notre peur pour affronter un ennemi redoutable militairement. Heureusement que ces citoyens qui font appel à vous aujourd’hui pour porter leurs doléances, ne sont pas animés par une autre vision que celle hautement pacifique et, que vous voudrez bien enregistrer, et qui exige de vous maintenant un courage politique – dont vous êtes capable – pour concrétiser votre engagement pour que la situation générale de la Kabylie en particulier soit maîtrisable dans un sens positif, et réaliser enfin votre programme d’ouverture économique et, surtout, éviter à l’Algérie ces révoltes cycliques qui donnent l’impression d’avoir échoué dans notre engagement et notre mission de 1954.

C’est l’étape dans laquelle nous sommes en cet an de grâce 2001 qui portera notre combat commun de plus de quarante années vers ce premier novembre 2001, qui nous appelle tous ensemble à ré-aligner nos espoirs, dans le cadre de notre histoire commune, de parfaire notre nation, la consolider, afin d’éviter l’irrémédiable aux générations présentes et futures de se retrouver, encore, dans les rues pour exiger les mêmes revendications – ce serait une lourde responsabilité et,k surtout, une grave erreur politique.

Car nos enfants n’accepteraient certainement pas d’épouser des femmes sans visage, et nos filles porteraient la révolte en elles si on leur refusait de gérer elles-mêmes – leur vie, leur corps, leur avenir, car tous luttent pour un meilleur mode de vie, que nous n’avions pas la chance de créer pour nous-mêmes.

Que certains charlatans appellent cela laïc ou autre, peu importe. J’ai, comme tout bon m’rabet lu et relu le Coran – mais j’arrive toujours à la même conclusion – si Dieu a créé l’être humain, ce n’est pas pour lui créer un handicap à sa naissance pour, enfin, le juger demain ; dans quel but ?

C’est, disait Naouas : «Mon Dieu si je commets la bêtise et que tu me juges par la bêtise, quelle est la différence qui existe entre Toi et moi ?»

Il est donc, Monsieur le Président, impératif de mobiliser toutes les énergies pacifiques de l’Etat afin de ramener la paix dans cette région particulière, voire dans toute l’Algérie, que soient imposées à cette situation de pourrissement dangereux des limites qui protègent à la fois la vie et les biens des citoyens, de la nation, afin de rassurer ces citoyens qu’on empêche de dire haut et fort ce qu’ils ont à dire dans leur capitale et d’être reçus par leur Président… N’est-ce pas vous qui disiez être le Président de tous les Algériens ?

Je vous remercie de prêter oreille et de me lire attentivement. C’est dans cette région du Sud qu’on dit «Prête-moi l’entonnoir de ton oreille pour y verser mes paroles.»

Si Mohand Saïd Aït Khich Rabta, Azzazga

 

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