La crise de la presse algérienne

La crise de la presse algérienne

«Le pouvoir nous tient par l’argent» Trois titres cessent la grève de solidarité avec des journaux suspendus.

FLORENCE AUBENAS, Libération, 9 novembre 1998

C’était le jour de la fête nationale algérienne, le 1er novembre dernier, et, comme tous les ans, le président Liamine Zéroual avait convié au palais «Nous n’arrivons du gouvernement les directeurs des grands journaux pas à sortir du du pays. «Cette fois, il compte vraiment sur votre non-dit, du présence», a glissé aux invités un de ces non-assumé.» intermédiaires qui, en Algérie, se chargent toujours Un patron de décoder les paroles officielles. Le moment était, de presse disons, délicat. Cinq quotidiens de la presse privés étaient alors en grève de solidarité avec deux autres titres, le Matin et El Watan, suspendus le 17 octobre, sous l’explication officielle d’une facture non payée auprès des imprimeries d’Etat. Or les deux «suspendus» avaient publié durant tout l’été une série de scandales qui mettaient essentiellement en cause le principal conseiller du président, Mohamed Betchine, reflétant la guerre des clans au sommet de l’Etat.

Dans le salon d’honneur, paré pour la fête, les hommes de presse s’avancent donc vers le général Zéroual. Tous s’attendent à quelque chose, une phrase, un mot. Depuis le début du mouvement, c’est le premier signe du pouvoir vers les protestataires. Et puis rien. «Il n’a pas parlé. Nous non plus. Ce n’est pas la tradition ici de prendre le Président à partie», raconte un des rédacteurs en chef présents. «Alors, on lui a touché la main et on a été dirigé vers le buffet.» Là se pressent tous les dignitaires du régime. «On leur a demandé leur soutien, mais la plupart avaient la bouche trop pleine de baklava pour répondre», poursuit un autre patron de presse. «La leçon de cette crise est qu’elle nous tend un miroir sur nos rapports avec le pouvoir. Nous n’arrivons pas à sortir du non-dit, du non-assumé. Qu’avons-nous le droit d’écrire aujourd’hui en Algérie? Et quelle latitude oserons nous prendre nous-mêmes à l’égard d’un pouvoir, auquel nous avons de fait servi d’alibi démocratique?»

Une esquisse d’éclaircissement a été entamée ce week-end. Elle n’a en fait que brouillé davantage le paysage. Après vingt et un jours d’arrêt, le directeur d’El Watan s’est rendu samedi à l’imprimerie avec un chèque de 21 millions de dinars (2 millions de francs), le total du montant des dettes depuis 1996, selon l’estimation du journal. «Il s’agissait de crever l’abcès: enlevons l’argument commercial et voyons ce qu’il reste», explique Outourdet Abrous, directeur de Liberté, qui accompagnait son confrère.

Dans la même situation qu’El Watan, le Matin en revanche n’a pas sorti le chéquier. Vraisemblablement pour des raisons financières, avançait une partie de la rédaction, tandis que d’autres soutenaient qu’il fallait par principe régler le problème politique avant de passer à la caisse. Peut-être y a-t-il un peu des deux arguments, risquait un rédacteur. Quels que furent leurs choix respectifs, aucun des quotidiens suspendus n’a reparu. «Nous n’avons pas reçu de consignes», ont déclaré les employés de l’imprimerie lorsque, samedi soir, El Watan a apporté ses «bons à tirer». De leur côté, trois titres ont cessé leur grève: «Se taire finit par faire le jeu du pouvoir et entraînerait la faillite des journaux.»

En ébréchant son unanimité, la presse privée risque pourtant de replonger dans l’ambiguïté qui est la sienne depuis qu’elle s’est créée au début des années 90.

Ancienne caserne coloniale où s’est regroupée la majorité des rédactions depuis les premiers attentats ciblés contre les journalistes, la «maison de la presse» semble une matérialisation de la crise actuelle entre les journaux et le pouvoir. Bâtiment d’Etat, les loyers consentis sont symboliques. «Cela arrange certains titres qui n’auraient pas les moyens de s’offrir une location au prix du marché. Si demain le pouvoir les met dehors, ils ferment tout simplement. Quelle est dès lors notre marge de résistance possible à des pressions?» estime un directeur. Selon lui, l’affaire de l’imprimerie relève du même niveau. «Pendant des années, nous nous sommes retrouvés sur la même ligne que les autorités, le tout-sécuritaire, parfois par idéal, parfois par calcul. Comme les imprimeries appartenaient au secteur public, on ne nous réclamait pas la note. Plusieurs journaux ont pris l’habitude de ne pas payer, certains depuis fort longtemps. Avec l’accalmie des violences, nous avons voulu prendre une certaine latitude rédactionnelle, alors on nous présente l’addition. Avant, le pouvoir nous tenait par la peur. Maintenant, par l’argent.»

Par mesure sécuritaire, des policiers filtrent l’entrée principale de la maison de la presse. «Mais il est arrivé qu’ils nous empêchent de sortir pour une manifestation, explique une journaliste du Matin. Ils nous repoussaient en disant: « Restez chez vous, on ne veut pas vous voir à l’extérieur. »» Pendant des années, le risque réel pour les reporters sur le terrain les avait en effet peu à peu conduits à ne sortir qu’exceptionnellement de leur enceinte pour des reportages ou des enquêtes. D’autre part, l’opacité volontaire des centres de décision a toujours empêché une information claire et publique. Même les démarches les plus simples, comme appeler un ministère pour vérifier une statistique ou connaître la date d’une audience en justice, nécessitent un sérieux piston. Jamais aucun document écrit ne circule, tout marche à la parole. Sans transparence, sans travail de terrain. «Nous sommes devenus une presse qui fonctionne uniquement sur les « fuites », les « tuyaux », les « confidences », les sources prétendues sûres», reprend un éditorialiste. «Autrement dit, à la merci de toutes les manipulations.» De façon révélatrice, même le montant des dettes réclamées aujourd’hui aux journaux par les imprimeries sont sujets à polémique. Chaque partie avance une évaluation de ce qui est dû variant parfois du simple au double. En 1995, par exemple, au moment de l’augmentation du papier sur le marché international, l’Etat avait accepté verbalement d’assumer le surcoût. Mais personne ne sait aujourd’hui s’il n’est pas inclus à la facture. Trois semaines après le début du conflit, le ministre de la Communication a annoncé triomphalement qu’il allait enfin dévoiler les chiffres, censés être l’objet du conflit.

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